Le peuplement européen d'Algérie

À partir de 1832, les gouvernements français successifs, royal, républicain, impérial puis de nouveau républicain, se servent de l'Algérie pour y installer des Européens.
Comme trop souvent, les décisions politiques sont prises dans l’urgence et l'incurie; les émigrants sont les premiers à en souffrir, mais dans leur immense majorité, ils n’ont pas le choix.

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Paris, octobre 1848 : départ d’un convoi de colons à destination de Philippeville.

Les partants ont droit au cérémonial instauré pour chaque départ : discours officiels des autorités et bénédiction religieuse des colons et du drapeau français. Cinq bateaux sont utilisés pour transporter les 816 passagers et deux autres sont affectés au transport de leurs bagages. Ils rejoindront Marseille en un mois par les canaux et arriveront à destination un mois plus tard.

Parmi les drames qui n’ont pas été soldés, les plaies toujours ouvertes, se trouve l’exode des Français d’Algérie en 1962. Plus d’un million deux cent mille réfugiés arrivent parmi quarante millions de métropolitains qui ne les attendaient pas. Aucune aide à la détresse n’ayant été mise en place par les pouvoirs publics, le désarroi s’inscrit dans les mémoires et y persiste de nos jours; quant aux métropolitains à de rares exceptions près qu’il faut remercier, l’accueil réservé aux intrus est glacial voire hostile.
Ayant abandonné leur travail et leur logement, spoliés, désorientés, traumatisés, ces immigrants hagards ont fui les tueries et piétinent dans la gare maritime de Marseille et d’autres ports du littoral méditerranéen, subissant les tracasseries des policiers, mais soulagés d’être encore vivants, avant de s’entasser dans des taudis aux loyers prohibitifs, victimes de la spéculation et accusés par surcroît de faire monter les prix. Qu’importe, ceux qui n’ont plus que leur valise sont soulagés d’avoir échappé au pire qui a suivi le cessez-le-feu unilatéral du 19 mars.
En proportion de population, c’est comme si la ville de Lyon avait été entièrement massacrée. L’armée française est restée l’arme au pied, la gendarmerie a reçu l’ordre de ne pas bouger, pendant que des hommes étaient torturés et émasculés, d’autres vidés de leur sang pour remplir les poches de transfusion des infirmeries du FLN.
Les derniers enlevés sont morts dans les années suivantes, soit réduits en esclavage dans les mines, soit, pour les jeunes femmes et jeunes filles, enfermées dans des bordels du FLN.
Et le gouvernement gaulliste le savait par ses services de renseignement mais n’a rien mis en oeuvre pour les délivrer.
Qui étaient ces Européens d’Algérie, d’origine française ou naturalisés, arrivés par strates successives entre 1832 et 1962 ?

L’incurie du gouvernement français

Lorsque le corps expéditionnaire améliore quelques fortifications autour d’Alger encore ceinturée par la muraille datant du siège de Charles Quint, construite par des esclaves, ce sont encore des captifs qui étaient réduits aux travaux forcés pour l’entretenir. Idem pour le port. Les autres Européens présents en ville ne sont que quelques consuls et leur famille, tolérés comme dhimmi. Il n’y a aucune politique de peuplement prévue, alors qu’à la même époque, les États-Unis attirent des émigrants en quête d’une vie meilleure. Les royaumes allemands y expédient leur surplus démographique. Quant au Royaume-Uni, son gouvernement expulse aux antipodes les indigents et les populations instables sans grand souci de leur avenir. Lorsque Louis-Philippe s’empare du pouvoir, c’est pour se servir de la conquête comme un faire-valoir glorieux d’un régime contesté. Les premiers arrivants sont des Wurtembergeois et des Badois, partant pour l’Amérique, escroqués par leur passeur et qui traînent leur misère sur les quais de Cherbourg.
La Marine royale les embarque sans leur consentement. Ils fondent le premier village de colonisation et la première église catholique à Dely-Ibrahim.
Quelques aristocrates catholiques légitimistes qui ne veulent plus vivre en métropole où règne « le roi des barricades » des « Trois Glorieuses » veulent revivre l’aventure de la Terre sainte de leurs ancêtres; parmi ces « colons en gants jaunes » se trouvent le baron Augustin de Vialar, Max de Tonnac, le comte Emmanuel Delpech de Saint-Guilhem, Pierre de Lapeyre de Bellair, le comte de Franclieu, le comte Gaston Raoulx de Raousset-Boulbon, Désiré de Sulauze.

Menacée par des incursions de tribus qui assaillent les convois aux avant-postes, l’armée élargit le périmètre de sécurité autour de la ville. Comme derrière toutes les armées du monde, il y a des vivandières, des mercantis, des blanchisseuses, des épouses et d’autres femmes, mais dans un premier temps il n’y a pas de colons.
Comme l’armée d’Afrique, puisque tel est le nouveau nom du corps de souveraineté en garnison, comporte de jeunes officiers subalternes idéalistes, ceux- ci sont fascinés par la doctrine saint-simonienne, le père Enfantin et les phalanstères. Ils ont pour idoles les fils de Louis-Philippe qui se couvrent de gloire à leur tête, en particulier l’aîné, Ferdinand-Philippe. Celui-ci pressent que les saint-simoniens pourraient devenir l’élite future du royaume, puisqu’il ne faut compter ni sur les rejetons de la noblesse d’Ancien Régime, ni sur les titrés napoléoniens. Une ébauche de colonisation commence avec des soldats et gradés démobilisés sur place, selon la doctrine du « soldat-laboureur » puis le gouvernement incite les femmes célibataires de métropole à les rejoindre.

« par le glaive et la charrue » devise du maréchal Bugeaud

Une deuxième vague en 1848 se compose d’ouvriers des ateliers nationaux parisiens. Ces familles sont embarquées sous surveillance militaire à Bercy, transportées par péniche jusqu’à Marseille, s’entassent dans les cales des navires de guerre jusqu’à Alger. Stationnées dans des campements de fortune, les familles, ou ce qui n’a pas péri pendant le voyage, sont escortées par l’armée vers des sites où elles ont l’obligation de fonder des villages choisis selon des critères tactiques mais sans valeur agricole. L’armée leur donne des outils du Génie militaire, quelques sacs de semence et une mauvaise voiture d’attelage. Seuls les plus robustes survivent en creusant un trou sous le chariot et clouent des chiffons sur les ridelles.
Ensuite, le cimetière se remplit plus vite que les sillons. Nombreuses sont les « faces de Boufarik », du nom d’un site malsain dans le marécage paludéen de la Mitidja, où le service de santé installe une ambulance qui sert plutôt de mouroir.
Les colons se tuent à la tâche, aucun retour en métropole n’étant prévu, hormis aux dépens des partants, mais rares sont ceux qui en ont les moyens.
Un document de concession n’est validé en acte de propriété que si la ferme s’avère autarcique dans un délai déterminé de quelques années selon les régions. Il ne faut pas compter sur les pouvoirs publics pour aider certains émigrants, en particulier ceux qui arrivent dans les semaines qui suivent le 2 décembre 1851, condamnés à la transportation + (plus = peine temporaire) ou + + (plus plus = assignés à résidence définitive et interdits de retour en métropole).
Ces débuts tragiques du Second Empire prennent une tournure plus favorable lors de la visite officielle de Napoléon III qui proclame son fils roi d’Alger et favorise l’immigration, en particulier des Suisses, fondateurs de Zurich près de Cherchell.
L’arrivée est souvent difficile.
Le village n’était pas aménagé pour l'accueil des nouveaux colons et les maisons qui leur étaient destinées étaient encore en chantier, comme toute l'infrastructure du village. C’est à la hâte qu’il leur fallut construire des cabanes de fortune, où ils s’entassèrent dans des conditions déplorables pour s’abriter en urgence.
Les terrains étaient à l’état de friches et l'oued Saf-Saf le long duquel se trouvait le village était bordé de marais insalubres.


Le village de Gastonville

« De l’Algérie, on ne guérit jamais », Albert Camus

Au fur et à mesure de la conquête, le Génie trace des pistes, le long desquelles les villages naissent dans une ambiance qui rappellerait les westerns hollywoodiens des années 1960. Ne nous leurrons pas : la Marianne républicaine n’est qu’une marâtre, laissant les pionniers à leur sort ; rien à voir avec la déesse Columbia et la Manifest Destiny.
Sous l’oeil étonné mais en définitive fataliste des indigènes - puisque tel est leur statut - surgissent de minuscules agglomérations au milieu de nulle part, dans la nature ingrate et hostile, entourées soit de rochers soit de marécages, parce qu’il ne reste rien des voies romaines ni même des vastes surfaces fertiles ce qui avait été le grenier à blé de Rome, stérilisé par la conquête hilalienne du xe siècle. La population musulmane, peu nombreuse, tout aux plus trois millions d’habitants entre le golfe de Syrtes et l’Atlantique pour toute l’Afrique du Nord, regarde les colons d’abord comme des proies avant que ne s’établisse un partenariat, sans doute le seul exemple au monde de « vivre ensemble » selon la doctrine de Renan.
À l’exception de Constantine, n’y a pas de ville hormis des bourgades comme Tlemcen ou Blida. Il n’est pas trop osé de dire que l’Algérie est une création française. D’autres candidats européens commencent à entendre parler de la colonisation, quoique celle-ci n’ait jamais fait l’objet d’une véritable politique gouvernementale cohérente et dans la durée.
Les départements du Midi se débarrassent d’une population laborieuse mais pauvre comme les métayers et les ouvriers agricoles, désireux de devenir petits propriétaires, sur des surfaces de 2 à 4ha, avec une maisonnette d’une pièce aux normes imposées par le Génie qui fournit les matériaux et contrôle le cadastre. L’appel du large suscite moins de vocations dans les départements du Nord, sauf en Alsace-Lorraine qui fournit des malheureux qui craignent les Prussiens, à tort, parce que les familles séparées conservent des relations épistolaires.
Dans les années 1880, certains Alsaciens et Mosellans « optants » regrettent amèrement leur choix.
Une France d’outre mer, copie exacte des villages du Midi, se construit dans la deuxième moitié du xixe siècle. D’autres Européens arrivent : Catalans, Andalous, Mahonnais des Baléares sujets du roi d’Espagne, Siciliens, Napolitains (on dit les Zapolitains en pataouète), Maltais sujets de la reine d’Angleterre. Chassés par la vie pénible en Europe ou par les guerres carlistes, ils apportent leur savoir-faire de marin-pêcheur, d’ouvrier du bâtiment, d’artisan charron ou forgeron, maraîcher, vigneron. Par exemple, Albert Camus aurait dû devenir tonnelier comme son oncle si l’instituteur n’avait pas détecté son génie. Il existe le même clivage linguistique qu’en métropole : la méritocratie républicaine instaurée sous Jules Ferry permet à quelques jeunes gens très modestes d’acquérir le même savoir que leurs condisciples lycéens domiciliés dans les quartiers résidentiels, tandis que la majorité du peuple parle une langue méridionale de formation récente, le pataouète, avec sa syntaxe et son vocabulaire que tout français peut comprendre, avec un accent d’oc, et qui trouve même de fins lettrés pour parodier les grands textes, comme la tirade du Cid (La parodie du Cid. NDLR.).
Nécessité faisant loi, un colon d’origine alsacienne établi en Kabylie peut très bien parler en dialecte plattdeutsch à la maison, avoir appris le tamazight dans son enfance avec ses camarades de jeu, avoir réussi le certificat d’études dans un excellent français, parler pataouète avec les autres paysans du village, utiliser l’arabe dialectal en fonction des circonstances.

À Oran et Alger, il y a des gens du monde entier, comme, par exemple des Anglo-saxons et des Germano-Scandinaves, liés au commerce naval. D’anciens légionnaires s’établissent à Sidi-Bel-Abbès surnommé « le petit Paris »...
(Extrait)
Philippe Lamarque

Revue d'Histoire européenne n° 11 • mai, juin, juillet 2022

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Mis en ligne le 22 décembre 2022

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