L'analyse ci-dessous est par certains aspects, très intéressante. Elle appelle toutefois quelques commentaires ou réflexions qui seront indiquées en bleu.
Les prises de position officielles sur l’Algérie font sortir les pieds-noirs de l’oubli.
Directement interpellés par les débats sur la guerre d’Algérie, la place de l’immigration
maghrébine en France, celle aussi de l’islam, les questions liées à l’intégration,
ils cherchent à se définir par rapport aux nouvelles interrogations qui traversent la société.
Et les pieds-noirs conservent une influence politique relative, même si, fortement divisé
en courants contraires, ce groupe reste déchiré par ses guerres de mémoires.
À la faveur d’un renouvellement des études sur l’histoire coloniale, les
acteurs de la colonisation réapparaissent. Longtemps voués au pilori, les
colonisateurs n’avaient pas droit de cité chez les historiens anticolonialistes,
qui s’intéressaient surtout à l’éveil politique des colonisés et aux
sources des révoltes. Le fait colonial était donc immanquablement divisé
en deux parties bien distinctes : les opprimés et les oppresseurs. Le renouvellement
des problématiques ou la relecture de certains chercheurs
comme Georges Balandier font ressortir la complexité des relations coloniales
et l’interdépendance des hommes vivant dans cet univers. Dégagés
de la pression politique des décolonisations, les chercheurs tentent désormais,
aidés par un début d’ouverture des archives, de présenter une vision
moins manichéenne de la situation coloniale. Mais ce travail de fond,
dépassionné et documenté, n’est pas encore capable d’apaiser les guerres
de mémoire que se livrent les différents acteurs du passé colonial.
Loin de l’objectivité de l’historien, (de quels historiens ojectifs s'agit-il ici ? De Liauzu ? De Stora? De Savarese ? Ndlr)
ces acteurs, souvent organisés en
groupes de pression, souvent par le biais d’associations, cherchent à
réécrire l’histoire selon leur propre vision de la colonisation et des conflits
qui y ont mis fin. Parmi ceux-ci, les pieds-noirs jouent un rôle important,
pesant sans cesse sur l’État pour obtenir réparation et reconnaissance. Ils
profitent actuellement de l’importance de la guerre d’Algérie dans l’actualité
pour revendiquer un retour vers l’histoire coloniale française, qu’ils
considèrent comme négligée, voire falsifiée par les historiens. Ils ont pesé
de tout leur poids sur la construction d’un mémorial de la France d’outremer,
projet de la ville de Marseille. On peut alors se demander si cet
ouvrage et ses concepteurs – dont certains sont des historiens – sauront se
dégager de la pression de la mémoire et aborder la colonisation dans un
ensemble plus vaste, dans une recherche de vérité historique et non
comme la réhabilitation de l’oeuvre française en Algérie.
Population métisse à bien des titres, les Français du Maghreb, devenus
“ pieds-noirs ” à leur arrivée en France, ont importé sur le sol français leur
spécificité “ africaine ”. Ils sont les représentants d’une “ colonisation ambiguë ” (Claude Liauzu), à la fois productrice de richesses et profondément
inégalitaire. Dès leur arrivée en France, ils ont souffert du décalage
entre leur vision de la guerre d’Algérie et celle des Français, plutôt soulagés
d’en voir la fin. Mal accueillis, ils étaient aussi condamnés, rejetés dans
le camp des oppresseurs. Face à l’adversité, il leur importait alors de se
définir – ou plutôt se redéfinir – puisque leur place dans la société française
n’était plus celle que leur avait donné l’univers colonial. Pour cela,
ils ont cherché à se faire reconnaître par l’État comme groupe spécifique,
mettant en place des stratégies identitaires leur permettant de réécrire un
passé cohérent et unificateur mais aussi de s’imposer dans les guerres de
mémoire qui secouent le passé colonial français.
(Il ne s'agissait pas principalement, d'une volonté de réécrire l'histoire " à leur sauce ", mais plutôt, justement, de modifier la vision manichéenne dont parle l'auteur dans les premières lignes. Des décennies durant, un discours partial, a nié jusqu'à leurs propres souffrances aussi bien pendant la durée du conflit que lors de leur installation en métropole. Ndlr)
Du colon défricheur au colonialiste
Analyser la mémoire, ou plutôt les mémoires des pieds-noirs, c’est d’abord
comprendre leur histoire. Il est important, dans un premier temps, de
chercher à définir cette population outre-mer. Elle est composée des différents
groupes ayant rejoint l’Algérie : républicains de 1848, communards
de 1870, Alsaciens-Lorrains, Espagnols, Italiens, Maltais… Les lois de
naturalisation de 1889 ont transformé les habitants de cette “ tour de
Babel ” algérienne en Français, coulés dans les mêmes moules de l’école et
de l’armée républicaines.
Au sein de l’univers colonial, ces Français se sont d’abord constitué une
identité par leur appartenance à la citoyenneté française. Elle leur permettait
de se définir par rapport à ceux qui ne possédaient pas ce droit,
c’est-à-dire les musulmans. Le contexte colonial leur offrait des privilèges
mais aussi une particularité par rapport aux Français de France. Naît
alors, à la fin du XIXe siècle, une volonté de différenciation qui les fait se
nommer “ Algériens ”, mot qui exprime bien leur volonté d’enracinement
dans la terre d’Afrique et leur marque d’une certaine indépendance face à
la métropole. Il est à noter que, de son côté, le discours juridique, largement
dominé par la métropole, a toujours refusé d’attribuer ce terme aux
habitants de l’Algérie, quels qu’ils soient(1).
1)- “ Le fait que cette confiscation symbolique d’identité n’ait jamais reçu de consécration juridique rappelle que l’univers mental de la relation coloniale n’est pas homogène, mais composé de discours qui se répondent – voire s’opposent
– les uns aux autres ”.
Jean-Robert Henry, “ L’identité imaginée par le droit ”, in Denis-Constant Martin, Cartes d’identité, comment dit-on nous en politique ?, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1994.
(Ce peuple jeune et composite avait en partie, une nationalité octroyée qui implique de facto une identification très forte à la nation française. Jusqu'au décret Crémieux, juifs et musulmans pouvaient l'acquérir grâce au Sénatus-consulte du 14 juillet 1865 à condition d'accepter d'être régi par la loi française et donc, de renoncer aux dispositions spécifiques de leur droit religieux. Dans le cadre familial, polygamie et successoral notamment.
Il est à noter que ce décret concernait également les étrangers quelle que soit leur confession.
Considérant que cette proposition était une entrave à la pleine pratique de leur religion respective, les deux communautés musulmanes et israélites décidèrent de ne pas adhérer à cette offre. Seuls quelques milliers de personnes des deux religions acceptèrent cette offre. Ils devinrent donc citoyens français et bénéficiaient du statut civil de droit commun, tandis que les autres restaient " sujets français " et gardaient leur statut personnel de droit local.
Cette différence a bien entendu établi des " privilèges ". Il serait juste de dire que les Pieds-Noirs n'ayant rien demandé, n'y sont pour rien. Ndlr)
Ce sentiment d’appartenir à une terre commune (Albert Camus) n’implique
pourtant pas la fusion avec l’indigène – arabe ou kabyle, regroupé
sous la dénomination “ musulman ” – mais seulement entre Européens. (La " fusion avec l'indigène " ne pouvait se faire qu'à condition que les deux parties fassent l'effort de se fondre. Si les européens sont responsables, les musulmans le sont également. Cet apartheid moral que l'on insinue systématiquement de la part des " Pieds-Noirs " est injuste. Les réticences des " indigènes " à l'égard des " français " étaient au moins aussi fortes. Le rejet est un réflexe de survie, lorsqu'un groupe devient la cible. Ndlr)
Toute période de crise (révolte, insurrection) rejette chaque communauté
dans son camp. La guerre d’Algérie porte à son paroxysme cette séparation.
Le vocabulaire reflète alors la cristallisation des identités, puisque
les pieds-noirs se revendiquent “ Français ” face aux musulmans qui se définissent
“ Algériens ” à leur tour.
À leur arrivée en France, les pieds-noirs réalisent à quel point le regard
porté par la société française sur ses colonies a changé. Dans les
années trente, ils avaient été portés aux nues par la République triomphante.
Lors des fêtes du centenaire de la conquête de l’Algérie en 1930, les discours prononcés vantaient les vertus des colons – des hommes “ héroïques ”(2), qui “ constituent aujourd’hui la véritable chair
vivante qui donne forme et beauté à l’indispensable ossature administrative ”(3) – et de l’oeuvre accomplie.
Désormais, la France n’est plus fière de son Empire, elle semble au
contraire soulagée de s’en être débarrassé. Les thèses cartiéristes (développées
par le journaliste Raymond Cartier) sur le coût de l’Empire y contribuent.
Les pouvoirs publics se dépêchent d’effacer des manuels d’histoire les références à l’Empire, et l’histoire des Français des colonies, devenus “ Français d’outre-mer ”, disparaît dans les oubliettes de la mémoire républicaine.
Arrivés sur une terre hostile, les pieds-noirs
voient leur existence contestée et leur histoire niée.
Pire, on veut leur faire porter la responsabilité de la “ sale guerre ” qui a secoué
l’Algérie durant huit ans. Ils sont les boucs
émissaires de cent ans de colonisation française ratée. La France a échoué
dans sa mission civilisatrice, elle n’a pas été capable de conserver auprès
d’elle ces peuples qu’elle voulait éduquer. Il faut trouver un responsable à
ce gâchis : ce seront les pieds-noirs. Ils deviennent, en cet été 1962 où l’indépendance
est proclamée, les victimes expiatoires de l’échec de la colonisation,
au même titre que les femmes rasées ont été celles de la collaboration à la Libération.
2)- Gaston Doumergue, président de la République, lors de l'inauguration d'un monument à la gloire de la colonisation à Boufarik.
3)- Jean Brunhes, " À vous l'Algérie ! ", Bulletin du comité de l'Afrique française, juin 1930, pp. 316-319, cité par Jeannine Vergès-Leroux, Les Français d'Algérie de 1830 à aujourd'hui, Fayard, 2001, p. 246.
Le nom de l’exil
L’exode constitue un moment privilégié de l’histoire des Français
d’Algérie, car il donne naissance à un groupe solidaire. La déchirure du
départ et l’hostilité de l’accueil permettent l’unité, jamais vraiment réalisée
outre-mer. Robert Garcin parle “ d’expérience commune de l’arrachement ”(4). L’opinion publique les conspue, les appelle “ pieds-noirs ”, terme au départ plutôt péjoratif, que beaucoup découvrent en France. Ce nom, ils vont se l’approprier pour se désigner, se démarquer des Français
de France, les “ Francaouis ”. Il reste le nom de ceux qui ont connu
l’exode. Il est le nom de l’exil. Mais il n’inclut pourtant pas toutes les
populations “ rapatriées ”. S’il peut désigner les juifs – encore qu’on lui
ajoute l’adjectif “ juif ”, “ juif pied-noir ” – il ne désigne pas les musulmans,
considérés comme rapatriés par l’État français mais pas pieds-noirs. (le général de Gaulle a déclaré au conseil des ministres du 25 juillet 1962 :
" Le terme de rapatrié ne s'applique évidemment pas aux musulmans ; ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait s'agir que de réfugiés ! "
La définition de " rapatrié " étant : " Français ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d'évènements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France ". Les musulmans, Harkis principalement étaient citoyens français de droit local. Une ambiguïté savamment entretenue par le pouvoir d'alors.Ndlr)
Preuve que les marques coloniales sont encore très présentes malgré la
solidarité engendrée par l’exode.
La constitution du groupe s’est aussi faite contre le terme “ apatrié ”.
Notion imposée par le droit français, puisque pour l’État, cette population
française devait être rapatriée d’un territoire désormais indépendant,
donc hors souveraineté française. Il semblait donc juste de dire que ses ressortissants de nationalité française devaient “ revenir dans leur patrie ”, être “ rapatriés ”. Mais pour les pieds-noirs, la patrie, ce n’est pas la France.
La patrie, c’est “ la terre des pères ” et donc l’Algérie. Alain Vircondelet l’exprime
avec force : “ À notre retour, on nous a surnommés du sobriquet ironique
de ‘ rapatriés ’. Or, la patrie, dit-on, c’est la terre des pères, le pays
où l’on a pris naissance. Voilà longtemps que mes pères à moi ont pris
racine sur le sol si vert de la Mitidja, voilà longtemps qu’ils ont brûlé
leur dos aux travaux de la terre sous le soleil si durement bleu de
l’Algérie. Ici, en France, la patrie pour nous est un vain mot. Nous n’y
avons ni nos morts ni nos usages. C’est de la vraie patrie que nous avons
mal. De l’Algérie donc. ”(5)
4)- Robert Garcin, Genèse de l'exode des Européens d'Algérie, L'arrachement, 2 tomes, édition Gilletta, Nice, 1982.
5)- Alain Vircondelet, Alger l'amour, Presses de la Renaissance, Paris, 1982, pp. 224-225.
Le sentiment unificateur de l’ensemble des pieds-noirs est ce retour
impossible à la terre des pères et à la terre des morts, telle que la définit
Eric Savarèse. Il note “ l’importance collective accordée par les pieds-noirs
à la gestion des cimetières ”, une “gestion collective des tombes qui rend compte d’un sentiment collectif, celui d’avoir perdu toute référence
au pays, c’est-à-dire à la terre natale ou à la patrie en abandonnant la
terre des morts”(6). Et de remarquer que tous les retours sur le sol algérien
sont marqués par une première visite aux morts, comme le raconte Jules
Roy dans Adieu ma mère, adieu mon coeur(7). En ce sens, l’exode des
pieds-noirs est une migration sans retour possible, sans racines, qui prend
alors toute sa dimension tragique. De ce fait, le lien avec la terre doit être
entretenu, mais il ne peut l’être que par le témoignage, la recherche historique,
la transmission de rites.
6)- Eric Savarèse, L'invention des pieds-noirs, Séguier, 2002, p. 244.
7)- Albin Michel, Le livre de poche, Paris, 1996.
Appartenir à une identité
Éloigné à tout jamais de la terre que l’on aime, sans possibilité de retour,
raconter sa terre, connaître son histoire devient un enjeu fondamental
pour les pieds-noirs. Cet enjeu c’est l’existence même du groupe, sa cohérence
aussi. “ L’identité collective de groupes larges peut prendre naissance
lorsque les membres du groupe prennent connaissance de leur histoire
collective. La publication et la lecture des récits des événements
passés communs déclenchent alors une série d’activités d’expression et
de renforcement de l’identité : création de mouvements ou d’associations,
rassemblements, réunions et congrès, publications diverses… ”(8) Les
associations de pieds-noirs vont, à ce titre, jouer un rôle important. En
définissant des objectifs communs, qu’ils soient politiques ou culturels,
elles permettent au groupe d’être représenté aux yeux de la population
française et des pouvoirs publics. Bien évidemment, les associations ne
sont pas représentatives de l’ensemble des pieds-noirs. Elles n’entendent
pas exprimer toutes leurs opinions. Mais cet échantillon actif est révélateur
des crises et questionnements qui les agitent.
L’exode a déclenché chez les pieds-noirs tout un processus producteur
d’identité. La séparation d’avec la terre aimée, la douleur du départ, cet “ arrachement ” du sol natal a créé un besoin de solidarité très fort. Cette solidarité s’est encore accentuée avec le mauvais accueil reçu en France.
L’État français est, lui aussi, pris en défaut. Persuadés que les pieds-noirs
resteraient en Algérie, les pouvoirs publics ont réagi tardivement aux arrivées
massives en provenance du Maghreb. Les conséquences en ont été
désastreuses : manque de lits dans les centres d’hébergement d’urgence,
pas de lieu d’accueil ou trop peu, ce qui provoque des files d’attente interminables.
Pire, rien n’est prévu pour les loger, pour les employer. Les décisions
prises à ce sujet en 1962 ne portent leurs fruits qu’à partir de 1964.
Bien trop tard pour “ récupérer ” le mécontentement solidement ancré
dans cette population en butte à toutes les difficultés. Ce rejet de leurs
compatriotes, ce sentiment d’être exclus de la société française comme
s’ils étaient des étrangers(9), a eu comme conséquences majeures le
regroupement derrière des meneurs associatifs ou politiques pour la
défense d’intérêts communs ; et l’utilisation de leurs droits de citoyens
français, et notamment de leur droit de vote, pour s’affirmer comme un
groupe de pression politique.
8)- Alex Mucchielli, L'identité, Presses universitaires de France, 1986.
9)- Leur numéro d'identité porte le n° 99 pour le lieu de naissance, ce qui les désigne comme nés à l'étranger.
En 1962, on leur demande six mois de résidence sur le sol français pour pouvoir s'inscrire sur les listes électorales.
Car, à la différence des étrangers, ils sont citoyens français et savent rapidement
utiliser ce statut pour se rappeler au bon souvenir des hommes
politiques. S’il n’y a pas eu de “ vote pied-noir ” unanime, on peut cependant
parler d’un “ lobby pied-noir ” relativement efficace, du moins jusqu’en
1986. Ce groupe de pression est formé des principales associations constituées
aux lendemains des premiers rapatriements – sur la base même de
la solidarité et de l’entraide –, et qui ont parfois compté jusqu’à plusieurs
dizaines de milliers d’adhérents : l’Anfanoma et le Ranfran(10). Il sait utiliser
son audience auprès des pieds-noirs pour appeler à voter pour ou
contre certains hommes politiques, en fonction de leurs déclarations d’intention
en faveur de l’indemnisation des biens perdus ou spoliés, de l’amnistie
des hommes de l’OAS (Organisation armée secrète) et du putsch
d’avril 1961 ou du moratoire des dettes des réinstallés. Cette pression électorale
a eu surtout une prise importante au niveau local, certaines municipalités
ou circonscriptions du Sud de la France ayant jusqu’à 10 % de leur
électorat attentif à ces thèmes.
10)- Respectivement, l'Association nationale des Français d'Afrique du Nord et d'outre-mer et de leurs amis, et le Rassemblement national des Français d'Afrique du Nord.
L’influence politique du Recours
Une association s’est créée avec l’objectif d’utiliser la capacité de mobilisation
des pieds-noirs. C’est le Recours(11), fondé par Jacques Roseau en
décembre 1976, lors de la campagne des élections municipales de 1977. Il
connaît un certain succès, obligeant, en 1978, Valéry Giscard d’Estaing à
rédiger une deuxième loi d’indemnisation en faveur des spoliés d’Afrique
du Nord. Il défend ensuite la candidature de François Mitterrand aux élections
présidentielles de 1981, après que celui-ci a promis une troisième loi
d’indemnisation et une loi d’amnistie totale. Devant l’impossibilité du nouveau
président à remplir ses promesses, son choix se porte alors sur son rival, Jacques Chirac, qu’il soutient lors des élections législatives de 1986.
11)- Rassemblement et coordination unitaires des rapatriés et spoliés.
L’importance prise par le Recours est visible par l’ascension de ses principaux
meneurs. Jacques Roseau devient le principal interlocuteur des
socialistes, loin devant les associations traditionnelles (Anfanoma et
Ranfran), et Guy Forzy, successeur de Jacques Roseau après son assassinat
en 1993, devient délégué aux Rapatriés
dans le gouvernement Juppé en 1995.
Néanmoins, on peut remarquer qu’après
avoir obtenu une troisième loi d’indemnisation
en 1987, les lobbies pieds-noirs ont
beaucoup plus de mal à mobiliser leur
électorat. Devant les retournements des
uns et des autres, devant le “ yo-yo ” politique
que ces groupes de pression leur
demandent de faire, de nombreux électeurs pieds-noirs se détournent de
la politique. Ou alors ils choisissent de soutenir ponctuellement les candidats
les plus “ Algérie française ”, dont Jean-Marie Le Pen et son mouvement
Front national qui se réinstalle sur la scène politique à partir de
1983. C’est ce que Benjamin Stora évoque dans son ouvrage sur Le transfert
d’une mémoire(12), et qu’il qualifie de vote “ sudiste ”, basé sur certains
thèmes propres à capter une partie de l’électorat pied-noir. Ces thèmes
sont : “ Sentiment toujours très vif de trahison et d’abandon à propos de
sa terre natale, antigaullisme virulent, conviction de poursuivre un
combat contre le ‘ fanatisme musulman ’. ” Les tentatives d’union fondées sur la défense d’intérêts communs font long
feu. Une fois les objectifs atteints, du moins en partie, l’adhésion devient
moins forte. Parfois même, les pieds-noirs ont l’impression d’avoir servi la
cause personnelle d’hommes politiques ou de pieds-noirs ambitieux qui les
ont utilisés comme un tremplin. D’où un rejet de la politique et des associations
qui gravitent autour d’elle. (sur le vote PN, voir ici, ndlr)
12)- Paris, La Découverte, 1999, p. 93.
Se retrouver autour d’une histoire
À partir de la fin des années soixante-dix, les pieds-noirs ressentent le
besoin de se retrouver autour de leur histoire. Leurs luttes contre les pouvoirs
publics passent au second plan et le travail de deuil peut commencer.
Celui-ci se fait dans la recherche d’une identité pied-noir. Qui sommes nous
? Comment nous définir par rapport aux autres Français ? Quelles
sont nos particularités ?
Dans cette quête identitaire, certains pieds-noirs vont chercher à définir
une unité culturelle à ce groupe, de façon à pouvoir survivre au-delà de la
génération rapatriée, à “ persévérer dans leur être ”(13). Une association se
monte autour de ce concept, c’est le Cercle algérianiste, fondé en 1973.
Loin des batailles politiques, son objectif est de “ sauver une culture en
péril ”, d’“ approfondir la connaissance du passé algérien afin de mieux nous connaître, de redécouvrir l’originalité de la culture qui se faisait
jour en Algérie, et pour diffuser l’oeuvre d’écrivains algérianistes…
avant que notre communauté se dissolve à jamais ”(14). C’est surtout pouvoir
faire exister le groupe à travers un travail d’autodéfinition. “ Ainsi, il
s’agit sans doute moins de sauver une culture que de construire une
communauté en suscitant l’émergence d’un sentiment collectif autorisant
à rassembler plusieurs milliers d’individus épars. Comment ? En
définissant une communauté – celle des pieds-noirs – qui n’existe qu’à
travers une mémoire collective puisque le contact avec l’Algérie de papa
a été à jamais aboli. ”(15)
13)- Claude Lévi-Strauss Race et histoire, Gallimard, Folio essai, 1987 (1952).
14)- Manifeste du Cercle algérianiste, 1973.
15)- Eric Savarèse, L'invention des pieds-noirs, op. cit., p. 120.
L’association publie une revue trimestrielle contenant des articles sur
l’histoire, la littérature, les arts, la vie de l’Algérie française. Des prix littéraires
sont même décernés, comme le prix Jean Pomier, remis à un
auteur “ dont le livre… met en scène l’Algérie de 1830 à 1962, le thème
étant la vie quotidienne à cette époque et l’oeuvre française avec un souci
d’objectivité ”. À la suite de cette association vont naître des lieux de
recherche comme le Centre de documentation historique sur l’Algérie,
fondé à Aix-en-Provence en 1974, puis le Centre d’études pied-noir de Nice
et aussi une maison d’édition, les éditions de l’Atlanthrope.
Pour les pieds-noirs, ce besoin de se définir, de se reconnaître dans une
culture particulière est un travail d’autant plus urgent qu’ils ont peur de se
fondre dans la nation française et de disparaître. Parler de leur histoire,
transmettre leurs valeurs, leur passé est alors une question vitale. D’autant
plus que la terre aimée a disparu et que seule la mémoire peut la faire
revivre. C’est le rôle des auteurs, des intellectuels qui sont sollicités pour
fournir à la communauté des “ racines de papier ”(16). Mais cette “ culture ”
pied-noir peut prendre d’autres formes. On voit donc fleurir les livres sur
la cuisine pied-noir, sur la langue pied-noir, le “ pataouète ” qui a désormais
son dictionnaire, ses spécialistes, ses colloques. On valorise les “ pieds-noirs
qui ont fait la France ”, c’est-à-dire les figures emblématiques
connues et reconnues.
16)- Lucienne Martini, Racines de papier, Publisud, Espaces méditerranéens, 1997.
Les grands rassemblements annuels – fête de l’Ascension à Nîmes, date
anniversaire de l’exode, fête annuelle de certaines associations… –
deviennent des points de rencontre pour cette communauté dispersée à
travers le territoire national. Se retrouver, c’est encore pouvoir parler de
ce passé idéalisé, même si, comme l’évoque Michèle Baussant, ce n’est pas
toujours avec la possibilité de le transmettre. “ Il ne suffit pas de se réunir
pour reproduire une société dont l’espace social de référence n’existe plus
et sur lequel aucun retour n’est possible. Ayant perdu son assise territoriale,
la mémoire, transformée en histoire d’un passé sans devenir, ne
peut plus construire un futur. ”(17)
17)- Mémoires d’exil, Stock, 2002, p. 340.
Ces associations à vocation culturelle essaient donc de dépasser le stade
de la mémoire nostalgique, de la “ nostalgérie ” comme on l’a appelé, car
c’est un refuge stérile. Cette nostalgie existe d’ailleurs dans le monde associatif
pied-noir avec les très nombreuses amicales régionales, thématiques, scolaires des anciens du Maghreb. Mais leurs adhérents vieillissent et les jeunes générations ne peuvent pas être attirées par de vieux souvenirs
sans cesse ressassés. Si l’histoire de leurs parents les intéresse, cela
doit se faire dans un autre contexte.
Depuis la fin des années quatre-vingt, avec le “ retour du colonial ” qui envahit
la société française, les pieds-noirs, toujours en quête de leur place
dans la nation, cherchent de nouvelles voies pour fixer leur identité. Ils se
sentent directement interpellés par les débats sur la guerre d’Algérie, sur
la place de l’immigration maghrébine en France, et donc la place de l’islam,
sur la question de l’intégration, et veulent se définir par rapport à ces
nouvelles interrogations qui traversent la société. Et à partir de cette
époque, deux réponses, deux conceptions clairement différentes sinon
opposées s’expriment. Là encore les associations transcrivent ces
recherches identitaires. Elles reprennent des questions anciennement
posées dans la société des Français d’Algérie.
Réhabiliter l’histoire coloniale
La première conception consiste à vouloir réhabiliter l’histoire coloniale.
Certains pieds-noirs accusent les historiens anticolonialistes d’avoir dissimulé
la vérité, de les mépriser, de les avoir rendus responsables de tous les
maux coloniaux. Ils oeuvrent donc pour une réhabilitation de l’oeuvre française
en Algérie. On retrouve les accents des manuels d’histoire de la
IIIe République, qui glorifiait la “ Très Grande France ”, faisant son devoir
de civilisation des peuples inférieurs, construisant des écoles, bâtissant
des routes, électrifiant les villes, défrichant les campagnes. Ces idées sont
portées par des associations comme Véritas, “ comité pour le rétablissement
de la vérité historique sur l’Algérie française ”, Jeune pied-noir, dont
les priorités sont de “ rassembler les Français d’outre-mer et leurs amis
en vue de défendre et faire connaître l’oeuvre de la France en Afrique du
Nord et en outre-mer ”, ou encore Mémoire de la France d’outre-mer.
Le besoin est très fort d’écrire une autre histoire de l’Algérie française,
une histoire dont on pourrait se sentir fier et ainsi transmettre aux générations
futures. Des pieds-noirs décident de prendre en charge ce travail
historique, convaincus que les autres historiens sont incapables de le
faire : “ Eux seuls peuvent dire ce qui s’est réellement passé, quelles ont été
les difficultés, les succès, les erreurs, les malentendus […]. Seuls les
pieds-noirs peuvent légitimement parler de leur vie quotidienne en
Algérie, et raconter ce que furent les faits, grands et petits, qui en ont
constitué la trame. ” Pour Eric Savarèse(18), ce retour à l’histoire coloniale
permet au groupe de posséder des référents communs.
18)- Extrait du Guide biographique à l’usage des Français d’Algérie, distribué par le Centre d’étude des pieds-noirs, in Eric Savarèse, p. 35.
Certaines associations ont implicitement choisi d’idéaliser une tradition
qui “ supplée à l’absence d’histoire ” celle de la “ tradition pionnière ”. “Il
s’agit de valoriser l’oeuvre des pieds-noirs, en définissant l’ensemble des
individus concernés comme d’authentiques descendants de ‘ pionniers ’ créolisés par cent trente ans de présence française en Algérie ”(19). Le colon, au sens agricole du terme, est le héros de cette histoire et les paysages
algériens (ou maghrébins) identifiés comme “ l’Algérie heureuse ”
sont toujours des paysages de culture. Cette tradition permet à tous de se
sentir fiers de leur présence en Algérie et ceci d’autant plus que
“ construite contre une vision métropolitaine, péjorative et dévalorisée
du colon, elle s’insère à une dynamique d’unification du groupe contre
une hostilité extérieure ”(20).
19)- Ibid., pp. 148-149.
20)- Eric Savarèse, op. cit., p. 153.
Promouvoir le métissage méditerranéen
La deuxième conception tranche avec cette volonté de “ vérité historique ”. Elle
n’a d’ailleurs pas de réelles velléités historiques, à part, peut-être, celle de se
raccrocher à une tradition plus ancienne et déjà exprimée par de jeunes écrivains
dans les années trente, celle du métissage méditerranéen. Fondée en
1985 en réaction à la “ xénophobie, au racisme rampant ”, l’association Coup de soleil a la volonté de rassembler
toutes les personnes originaires du Maghreb, aussi bien les pieds-noirs
que les immigrés ou leurs enfants.
Son objectif est de “ lutter contre
l’ignorance et l’incompréhension ”,
en s’intéressant “ à la vie économique,
sociale, politique et culturelle
de nos pays d’origine ”. L’idée
est de constater que tous, originaires du Maghreb, ont comme point commun
une histoire méditerranéenne qui les rassemble. Elle se rapproche en
cela des idées d’Albert Camus qui considérait les pieds-noirs et les Arabes
comme “ les fils différents d’une même terre ”(21). En 1955, il avouait dans
l’Express qu’il se “ sentait plus près, par exemple, d’un paysan arabe, d’un
berger kabyle, que d’un commerçant de nos villes du Nord. Un même ciel,
une nature impérieuse, la communauté de nos destins ont été plus forts,
pour beaucoup d’entre nous, que les barrières naturelles ou les fossés artificiels
entretenus par la colonisation. ” De même Louis Gardel avoue-t-il :
“ Plus je vieillis, plus je me sens pied-noir dans ma façon d’être, plus
proche des Arabes et des Beurs que des Français. ”
21)- “ L’Algérie déchirée (1956) ”, in Chroniques algériennes 1939-1958, Gallimard, Folio, 2002, p. 985.
Ce sentiment d’appartenir à un même tout, d’être uni par les mêmes
racines, par une culture commune, avait déjà été évoqué par Albert Camus
et Gabriel Audisio dans les années trente. Ce lien était pour eux non seulement
la terre mais surtout la mer, la Méditerranée, lieu d’alliance entre
l’Orient et l’Occident : “ Ce goût triomphant de la vie, ce sens de l’écrasement
et de l’ennui, les places désertes à midi en Espagne, la sieste, voilà
la vraie Méditerranée et c’est de l’Orient qu’elle s’approche. Non de
l’Occident latin. L’Afrique du Nord est un des seuls pays où l’Orient et
l’Occident cohabitent. ”(22)
22)- Albert Camus, La culture indigène, La nouvelle culture Méditerranéenne, Gallimard, La Pléiade, 1965, pp. 1324-1325
Les pieds-noirs qui se retrouvent dans cette définition adhèrent à cette
nouvelle culture, plus vaste que celle de l’algérianisme, rassemblant, en
France, tous ceux issus des bords de la Méditerranée. Les nouvelles générations
peuvent alors se retrouver autour de cette idée qui n’exclu pas
mais, au contraire, uni les différentes composantes méditerranéennes de
la nation. Plus tard, l’association Pieds-noirs pour l’Algérie (PNPA)
reprendra ce type de principes. Créée en 1983 à Montpellier, l’association
définit les pieds-noirs comme “ les intermédiaires naturels entre le
Sud et le Nord de la Méditerranée ” et publie une feuille d’information,
Méditerranée demain.
Une place particulière doit alors être faite à la communauté juive, considérée
par Claude Tapia comme ayant toujours joué le rôle de “ communauté
tampon ” en Afrique du Nord. Ce rôle, elle l’a sans doute encore joué en
France, en se mettant en avant alors que les autres pieds-noirs n’osaient pas
encore revendiquer leur particularité. Ils ont été les porte-parole de la douleur
– Enricos Macias et ses chansons, Roger Hanin et son personnage du
Coup de Sirocco – mais aussi ceux de l’humour. Le “ style pied-noir ” qui leur
a été parfois reproché a d’abord permis aux Français de mieux accepter
cette communauté en riant de la différence. Ce style a été plutôt porté par
des acteurs juifs après l’exode,mais ils n’en sont pas à l’origine. Il ne faut pas
oublier le succès de la pièce La famille Hernandez qui, la première, a popularisé
cette gouaille pied-noir et le succès d’acteurs comme Marthe
Villalonga ou Robert Castel. Si ce rire a souvent été mal compris par les
pieds-noirs eux-mêmes, qui y voyaient du mépris, c’est que la culture de l’humour
et de la dérision n’est pas une tradition chez eux. Mais elle l’est chez
les juifs, qui investissent la caricature comme une réponse possible à la douleur
et à l’exil, mais aussi à l’exclusion. La preuve en est que cet humour se
retrouve aussi chez les juifs ashkénazes, avec Popek, par exemple.
(A la vue des premiers spectacles ou artistes Pieds-Noirs, le public métropolitain ne faisait pas la différence entre l'humour caricatural juif et les scènes de vie des milieux populaires.
L'ensemble de la communauté " rapatriée "prenait un grand plaisir à entendre son accent sur les ondes, et riait de bon cœur aux sketches de Robert Castel et Lucette Sahuquet ou aux représentations de la pièce " la famille Hernandez.
C'est la vision de ces caricatures qui furent prises au premier degré par les " français " dans leur globalité. Il faut se souvenir des réflexions désobligeantes de nombre d'entre eux, qui nous faisaient passer pour des mal instruits, uniquement bons à savourer l'anisette en surveillant les merguez. Les " mangeurs de couscous " que nous étions (et que pour certains nous sommes encore), subissaient des quolibets sur le ton de la plaisanterie teinté d'un mépris à peine voilé. Le métropolitain se sentait supérieur à ces métèques pouilleux aux patronymes étrangers.Ndlr)
Ressortis des oubliettes de l’histoire, les pieds-noirs entrent de nouveau
dans l’histoire de France. Mais cette entrée ne se fait pas sans difficulté
puisque ce groupe est déchiré par des guerres de mémoires difficiles, qui
l’empêchent d’accepter une vision consensuelle de l’histoire coloniale. En
effet, les engagements des uns et des autres ne peuvent pas donner une
seule et même vision politique des pieds-noirs. Certains tentent d’ailleurs
de se distinguer politiquement en s’appelant “ pieds-rouges ”… Sans doute
l’image du colon fasciste de l’OAS est-elle encore bien présente dans la
société française et le vote Front national d’une partie des pieds-noirs, avec
ses relents “ Algérie française ”, contribue-t-il à conserver cette image rétrograde
de l’ensemble du groupe.
Il est vrai qu’aujourd’hui les associations qui semblent s’exprimer le plus
dans le monde politique sont celles dont les idées sont les plus radicales. La
faiblesse de l’État et des hommes politiques français, leur facilité à céder
aux pressions politiques des pieds-noirs continuent à leur donner bon espoir
de victoire. Aussi n’hésitent-elles jamais à exercer des pressions importantes
pour faire passer leurs opinions. Les déchirements sur une date commémorant
la guerre d’Algérie – la bataille autour du 19 mars en 2002 – sont la
preuve que la recherche n’a pas encore permis d’apaiser les passions et que
l’État n’est pas en mesure de s’appuyer sur une histoire consensuelle, malgré
quelques tentatives(23) pour sortir de l’espèce d’amnésie officielle proposée
jusque-là sur cette période.
23)- Avril 1999 : un texte de loi reconnaît l'existence d'une "guerre d'Algérie" ; octobre 2001 : la mairie de Paris pose une plaque sur le pont Saint-Michel commémorant le massacre des Algériens le 17 octobre 1961 ; septembre 2002 : est décidée une Journée du souvenir des Harkis et en décembre 2002, est inauguré un monument, quai Branly, à Paris, à la mémoire des combattants de la guerre d'Algérie.
Valérie Esclangon-Morin, agrégée d’histoire Article issu du N°1251, septembre-octobre 2004 : "Enfants sans frontières"
Rubrique : Mémoire http://www.hommes-et-migrations.fr/index.php?/numeros/enfants-sans-frontieres/1342-la-memoire-dechiree-des-pieds-noirs
|