La colonisation, songes et mensonges

UN RÊVE QUI FINIT MAL ET RESTE UN TRAUMATISME. DANIEL LEFEUVRE, PROFESSEUR À PARIS-VIII ET SPÉCIALISTE DE L'ALGÉRIE COLONIALE. EXPLIQUE COMMENT L'EMPIRE FRANÇAIS A NOURRI LES MYTHES DE SES DÉFENSEURS COMME DE SES DÉTRACTEURS.

Pourquoi l'histoire coloniale est-elle engluée dans les mythes ?

La colonisation, en France, c'est d'abord une aventure individuelle et un rêve. On le voit avec l'Exposition coloniale de 1931. 8 millions de billets d'entrée sont vendus mais le constat officiel à sa clôture est clair : on a échoué à créer un esprit colonialiste. Les Français sont allés voyager à l'Expo. C'est tout.
Pour vendre la colonisation à un peuple réticent on a donc forgé des mythes... Oui. Le premier, c'est que les colonies enrichissent la métropole. Après la conquête de l'Algérie, on réactive le souvenir de Saint-Domingue (perdue sous le Consulat) en promettant de faire pousser de l'autre côté de la Méditerranée la canne à sucre, le coton... En 1885, Jules Ferry en rajoute : " La colonisation est fille de la politique industrielle. " L'empire colonial doit servir de débouché et de réservoir de matières premières. Prenez le coton, la deuxième matière première importée en valeur en France. On a cherché à en faire pousser partout. Résultat ? En 1958, seuls 18 % de notre consommation proviennent de l'Afrique française. A cette date, le vin algérien est notre première importation de l'Empire, et il concurrence les vignobles de la métropole. Les denrées tropicales étaient achetées à nos colonies au-dessus des prix mondiaux : + 20 % plus cher pour la banane de Martinique, + 36 % pour le caoutchouc d'Indochine. En septembre 1961, de Gaulle fait réaliser une étude sur le coût de la perte de l'Algérie pour le commerce français : elle prouve qu'elle aboutira à une économie de 400 millions de nouveaux francs de l'époque ! Les colonies ont appauvri la France, même si elles ont pu enrichir des acteurs locaux.

Et le pétrole algérien ?

Quand on le découvre au Sahara, en 1956, son coût de production est onze fois supérieur à celui produit par l'Arabie Saoudite. Et, à l'époque, on est en pleine surproduction mondiale. D'ailleurs la question du pétrole ne sera pas évoquée lors de la négociation des accords d'Evian. Le second mythe, c'est la puissance par l'Empire...
Son apogée date de 1918. La propagande le met en scène magnifiquement : les colonies ont payé l'impôt du sang versé. Sauf qu'en réalité les troupes coloniales, pendant la Première Guerre mondiale, n'ont représenté au mieux que 7 % de l'armée française. Ont-elles servi de chair à canon ? Le film Indigènes a réactivé ce mythe. En fait, le taux de mortalité moyen dans l'armée française était de 16,5 % ; celui des troupes coloniales de 13,4 %.
Les plus meurtris ont été les soldats marocains (26,6 % - un taux comparable aux combattants bretons). Au printemps 1940, si on enregistre une surmortalité des soldats africains, elle est le fait des massacres de masse commis par les Allemands. Au total, les soldats des colonies ne joueront un rôle majeur qu'en 1943-1944 avec l'armée d'Afrique en Italie et en Provence.

L'esclavage, lui, n'est pas un mythe !

Mais il a préexisté à la période coloniale : la traite des Noirs se faisait déjà à l'intérieur de l'Afrique et vers le monde arabe. Et l'esclavage existe encore aujourd'hui en Afrique. Ce qui est vrai, c'est que les besoins de main-d'œuvre des Antilles ont détourné une partie de la traite négrière. Mais, dès 1830, on interdit en Algérie aux Européens et aux juifs de posséder des esclaves. Et après 1848, date de l'abolition de l'esclavage, alors que la colonisation de l'Afrique commence vraiment, la lutte contre l'esclavage s'articule clairement.

Ces mythes sont-ils encore actifs ?

Au Maroc, où Lyautey a préservé les élites traditionnelles, la colonisation est perçue comme une période courte dans une histoire longue : on met l'accent sur l'entrée dans la modernité qu'elle a pu apporter.
Au Vietnam, la dynamique économique et le traumatisme de la guerre américaine ont effacé notre mémoire coloniale. Le seul vrai contentieux reste celui qu'a la France avec l'Algérie. Une longue présence, une conquête et une guerre d'indépendance sanglantes, les carences de l'enseignement, le besoin du régime algérien de légitimer son autorité à coups de mythes (1,5 million de " martyrs " de l'indépendance, un peuple unanime contre la domination coloniale) sont autant de facteurs qui expliquent cette exception. Et puis si l'indépendance a libéré des Etats, elle n'a pas libéré des peuples. Les élites algériennes, responsables du désastre économique et social actuel, ont besoin de faire porter la responsabilité de leur échec sur l'héritage. Même si cinquante ans ont passé...
Est-ce que cette dialectique opère encore auprès des foules ? Quand Jacques Chirac s'est rendu en Algérie, les jeunes ne criaient pas " Repentance ! " mais " Des visas ! ".

Pourquoi la France n'arrive-t-elle pas à débattre avec sérénité de ce passé ?

A cause de l'importance de la population originaire des anciennes colonies, de la violence des guerres d'Indochine et d'Algérie... A cause, peut-être aussi, du malaise des immigrés et leurs descendants, qui ont du mal à expliquer qu'ils ont participé à la lutte d'indépendance et viennent vivre dans l'ancienne métropole. L'Education nationale ne joue pas non plus son rôle. On enseigne la décolonisation, mais pas l'histoire coloniale : qui apprend aujourd'hui à l'école que Dupleix, Gallieni, Brazza ont pris possession de l'Inde, de Madagascar, de l'Afrique centrale sans verser le sang ? Mauvaise conscience, lâcheté, crainte de susciter des réactions violentes dans certaines classes... C'est un sujet qui reste brûlant. Les mythes victimaires l'emportent sur la raison.
PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-MICHEL DEMETZ
Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale (Champs, 2008) et Faut-il avoir honte de l'identité nationale ? (Larousse, 2008).

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Mis en ligne le 09 sept 2012

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