Un coup d'éventail, mais pas seulement

DIFFICULTÉS ENTRE LA RÉGENCE D'ALGER ET LA FRANCE POUR LE RÈGLEMENT DE LA CRÉANCE BACRI ET BUSNACH.

Nous avons parlé plusieurs fois de la créance des Bacri et Busnach sur le gouvernement français, comme cessionnaires du prêt fait par le dey et pour fournitures de blé de 1793 à 1798. L'origine de la dette n'était pas contestable par la France et le chiffre en avait été formellement reconnu et arrêté ; mais différentes circonstances en avaient empêché le paiement. Sous le règne d'El-Hadj-Ali, les familles Bacri et Busnach obtinrent de ce dey qu'il se fit l'organe de leurs revendications ; l'odjak prétendait, du reste, avoir droit à une part dans la somme, et le consul Dubois-Thainville s'était vu repousser en 1814, parce qu'il n'apportait pas avec lui d'engagement précis à ce sujet. Las de ces réclamations incessantes, le gouvernement français chargea le consul d'Alger de régler le compte. Les créanciers demandaient 14,000,000 de francs, capital et intérêts, mais une transaction intervint et, par convention du 28 octobre 1819, le solde fut arrêté, net, à 7,000,000. Enfin, la Chambre des députés, par une délibération du 24 juillet 1820, ratifia ce règlement et autorisa le paiement ; ayants-droit Bacri et Busnach ne touchèrent que 4,500,000 francs.
Quant au solde, il fut versé à la Caisse des Dépôts et Consignations jusqu'à obtention des mainlevées régulières. Ainsi, le gouvernement français pouvait considérer cette affaire comme réglée, puisque la majeure partie de la somme était versée et que les 1,500,000 francs de solde se trouvaient à la disposition des ayants-droit. Or, les Bacri et Busnach, après avoir touché en France l'importante somme sus-indiquée, avaient jugé prudent de ne pas rentrer à Alger. L'irritation causée au dey par la retenue des 1,500,000 francs ne connut plus de bornes, lorsqu'il apprit que les créanciers refusaient de rentrer. Il accusait la France et particulièrement Deval, son consul, de s'être entendus avec ses sujets pour le spolier, et ne cessait de réclamer l'extradition des Bacri et Busnach.
Il alla même jusqu'à écrire au roi, dans des termes comminatoires, exigeant le rappel du consul et la remise, à ses agents, des juifs, qui, d'après lui, n'avaient agi que comme intermédiaires entre la régence d'Alger et la République Française pour des prêts d'argent et des livraisons de grains. On ne répondit pas à une réclamation revêtant une forme semblable, mais il semble que, dans une affaire dont le point de départ était une véritable dette d'honneur, le gouvernement français aurait pu se départir de certaines précautions et, aussi, ne pas régler avec une des parties intéressées, en l'absence de l'autre.

Au commencement de l'année 1827, la situation était fort tendue à Alger, et les ennemis de la France employaient tous les moyens pour augmenter l'irritation du dey. Or, depuis quelque temps, un négociant de Marseille avait obtenu l'autorisation de réparer le Bastion de La Calle, moyennant l'abandon, à son profit, du bénéfice des concessions pendant un certain temps. Il y avait dépensé 320,000 francs, et le Bastion se trouvait relevé et armé, ce qui avait provoqué chez certains rivaux une grande jalousie. De là, à accuser la France de vouloir préparer un point d'occupation il n'y avait qu'un pas. Sur ces entrefaites, Deval reçut du ministre des Affaires Étrangères l'ordre de prévenir le dey qu'on ne pouvait faire aucun droit de ses dernières réclamations.

INSULTE FAITE PAR HUSSEÏN-DEY AU CONSUL DEVAL. RUPTURE AVEC LA FRANCE.

Le 30 avril 1827, les réceptions ayant eu lieu à l'occasion de la fête de la rupture du jeune du Ramadan, selon l'usage, M. Deval fut reçu à la Kasba par le dey, et comme la langue turque lui était familière, il causa avec lui, sans l'intermédiaire de l'interprète. Après lui avoir adressé ses félicitations, il l'entretint de la question d'un navire capturé récemment sous pavillon français. Dès les premiers mots, le dey s'emporte, il reproche au consul les fortifications extraordinaires de la Calle et, comme il avait sans doute eu vent des nouvelles reçues de France, répète ses éternels griefs contre Deval, l'accusant de s'entendre avec les juifs pour le spolier et de lui cacher la réponse du gouvernement français. Deval avait été, jusque-là, d'une modération et d'une convenance parfaites, ce qui semblait augmenter l'exaspération du dey ; mais à celte insulte personnelle, il répond avec vivacité.
Aussitôt Housseïn, le repoussant avec un chasse-mouches en plumes qu'il tenait à la main, le menace grossièrement de le faire arrêter et jeter en prison. Deval se retire alors en protestant contre l'injure faite à la France en sa personne.
Dès que le récit de cette scène fut parvenu nu gouvernement français, il envoya à Alger une division navale, sous les ordres du capitaine de vaisseau Collet, pour obtenir satisfaction, ou, à défaut, ramener le consul et les nationaux.
Arrivé le 11 juin, Collet s'entendit avec le consul Deval et fit remettre au dey, par le consul de Sardaigne, une note résumant, comme suit, les exigences de la France :
Une députation, ayant à sa tête l'Oukil-El-Hardj (ministre de la marine), se rendra à bord du vaisseau amiral et y fera des excuses publiques au consul, au nom du dey ; après quoi, le pavillon français sera arboré sur les forts d'Alger et salué de 101 coups de canon.
Cette note, remise le 14, comportait un délai de 24 heures, pour la réponse. Mais le dey qui ne voyait, dans son affaire avec Deval, qu'une querelle pour ainsi dire particulière, refusa toute satisfaction, considérant les prétentions de l'amiral comme excessives.
Le 15, la rupture fut dénoncée, ainsi que le blocus des côtes, et, comme le consul avait eu la précaution de faire embarquer tout le personnel et les nationaux, y compris le directeur des établissements de La Calle que le dey voulait retenir en qualité d'ami, l'escadre leva l'ancre, laissant, dans la rade, les navires nécessaires au blocus.
La gabarre "Le Volcan" quitta Bône le 20 juin, après avoir embarqué le personnel des établissements de cette région, et la corvette "L'Étincelle" alla à La Calle ramener les corailleurs et les employés du bastion. Tous ces gens eurent à peine le temps de s'embarquer.

Cette fois la rupture était définitive et, si réellement l'antipathie personnelle de deux hommes en était la seule cause, elle devait avoir, pour l'Algérie et pour la France, les conséquences les plus graves.
Mais il ne faut pas ici donner à la cause occasionnelle plus de valeur qu'elle n'en a

DESTRUCTION DES ÉTABLISSEMENTS DU BASTION. BLOCUS DES CÔTES ALGÉRIENNES.

Lorsque le dey fut bien convaincu qu'il n'y avait pas d'arrangement possible, il en prit son parti et s'organisa pour la lutte, à laquelle, du reste, il se préparait depuis longtemps. Sa première pensée fut pour les établissements français de La Calle ; il y dépêcha un de ses officiers, Si El-Hafsi-ben-Aoun, en le chargeant d'en surveiller la destruction complète. Le bey, El-Hadj-Ahmed, qui rentrait vers Constantine, après être allé porter le denouche (?) à Alger, envoya, de son côté, des instructions très précises à ses agents de Bône ; mais, malgré toute sa diligence, El-Hafsi ne put arriver au terme de son voyage avant le départ des Français ; il s'empara de tout ce qu'ils avaient laissé; puis, il emmena des maçons à La Calle, fit démolir les murailles à peine relevées, et incendia les charpentes et les constructions en planches. Le cheikh Mohammed-Bou-Methir, de la Mazoule, dut prêter son concours à cette belle besogne.
En même temps, tous les postes de la côte furent renforcés et armés et reçurent l'ordre de tirer sur les navires français qui s'approcheraient.
Des goums furent, en outre, envoyés à Bône, car le bey de l'Est craignait une attaque des chrétiens contre cette ville.
Le 4 octobre 1827, la flottille algérienne, forte de onze voiles, sortit du port et essaya de forcer le blocus. Mais le capitaine Collet, dont la surveillance était stricte, l'attaqua vigoureusement et, bien que n'ayant à opposer aux Algériens que deux frégates, deux bricks et une canonnière, les força à rentrer, après trois heures de combat.
On dit que le dey, très mortifié de cet échec, menaça les rois de leur faire couper la tête. Peu après arriva la nouvelle du désastre de Navarin (20 octobre), où la flotte musulmane fut pour ainsi dire entièrement détruite. Plus heureux que les Tunisiens, les navires algériens, alors en Orient, avaient échappé en partie à ce désastre ; mais leur situation était fort triste : bloqués, battus isolément, ils avaient horriblement souffert.
En 1828, le blocus continua sous l'habile direction de Collet et l'Algérie en éprouva de grandes pertes. Ce brave officier étant mort, le 20 octobre, fut remplacé par M. de la Bretonnière. La chasse aux corsaires n'en fut pas interrompue et, le 25 du même mois, quatre d'entre eux furent coulés par l'escadre, malgré le feu de la batterie du cap Caxine, sous laquelle ils étaient venus se réfugier.
Malheureusement des opérations de ce genre, se prolongeant sur un littoral peu hospitalier, ne pouvaient manquer de causer des déboires. Quelques revers furent éprouvés dans des affaires secondaires.
Le 17 juin 1829, trois chaloupes des frégates "Iphigénie" et "Duchesse de Berry" furent capturées par les Turcs et en juillet, le " Silène" et "l'Aventure", trompés par la brume, s'échouèrent prés du cap Bengut ; leurs équipages furent faits prisonniers par les indigènes, qui mirent à mort plus de la moitié des captifs et vendirent leurs têtes au dey. Ces minces succès étaient odieusement exploités par Housseïn : non content d'avoir provoqué ce massacre, il exposa, à Alger, les débris mutilée des marins français, et se fit gloire, aux yeux des nations européennes, des "trophées" recueillis dans ce naufrage.
Au printemps de 1819, deux envoyés de la Porte étaient arrivés à Alger avec mission d'insister auprès du dey pour l'amener à une transaction avec la France, en accordant les satisfactions compatibles avec la dignité et l'intérêt de la régence. Mais ils se heurtèrent à l'entêtement de Housseïn, dont l'orgueil n'avait plus de bornes, car il était persuadé que la France reculerait. Les ambassadeurs rebutés, malmenés, chassés pour ainsi dire, reprirent le chemin de l'Orient et s'arrêtèrent à Tunis, où ils dirent, non sans amertume, au consul de France: "Que voulez-vous attendre de gens, qui, de savetiers ou de cuisiniers qu'ils étaient la veille, sont le lendemain même élevée au pouvoir suprême ?"

DERNIÈRE TENTATIVE D'ARRANGEMENT PAR M. DE LA BRETONNIÈRE. INSULTE À SON VAISSEAU COUVERT DU DRAPEAU PARLEMENTAIRE.

Le gouvernement de Charles X avait espéré que le blocus et la menace d'une expédition contre Alger décideraient le dey à traiter ; mais on avait affaire à un entêté qui reprenait plus de confiance à mesure que le temps s'écoulait. Il savait, en outre, que le parlement français ne paraissait pas disposé à se lancer dans une entreprise aussi hasardeuse, enfin, le naufrage de nos deux navires acheva de porter à l'extrême son arrogance et son aveuglement.

Avant que ce fait eût été connu à Paris, de la Bretonnière avait reçu l'ordre de se rendre à Alger pour présenter au dey une dernière offre d'arrangement. Monté sur le vaisseau la "Provence" portant le pavillon parlementaire et accompagné du brick l' "Alerte", l'amiral arriva à Alger, le 30 juillet, dans l'après-midi, après avoir quitté la ligne de croisière le même jour. Il mouilla à environ une lieue de la ville, à peu de distance d'une corvette anglaise et d'une goélette espagnole. Aussitôt, l'amiral descendit à terre et fut reçu par le consul de Sardaigne, comte Datili, chargé, par intérim, des affaires de France, et eut une première conférence avec l'oukil-el-Hardj.
Le lendemain, jour fixé pour la réception du dey, de la Bretonnière descendit de nouveau à Alger. Les malheureux captifs français avaient été conduits à la marine et des vauriens s'amusaient à les frapper de façon à offrir cet odieux spectacle à l'amiral et à son état-major. Parvenu à la Kasba, de la Bretonnière refusa péremptoirement de déposer son épée, comme on voulait l'y contraindre, et ce fut sans aucune concession humiliante qu'il se présenta devant le dey. Après une conférence de deux heures, Housseïn renvoya, au surlendemain, 2 août, en réponse définitive.
Le 2 août, de la Bretonnière étant descendu à terre, se rendit à la Kasba, au milieu d'un grand concours de peuple inquiet, mais ne manifestant aucune hostilité.
Il trouva le dey fort mal disposé et, malgré tout l'esprit de conciliation compatible avec la dignité de son caractère, l'amiral ne put rien obtenir. "J'ai de la poudre et des canons." Telle fut la dernière déclaration de Housseïn qui assura ensuite à de la Bretonnière qu'il pouvait sa retirer, sous la garantie de son sauf-conduit, comme parlementaire.
Rentré à son bord, l'amiral fit ses préparatifs de départ pour le lendemain midi, dans le cas où il n'aurait reçu aucune communication du dey, ainsi qu'il l'avait déclaré à l'oukil-el-Hardj, en le quittant.

Le 3, à l'heure fixée, le brick l' "Alerte" mit à la voile et prit le large, après avoir passé sous les batteries de la ville. A une heure, la "Provence" appareilla à son tour "portant le pavillon parlementaire au mât de misaine et le pavillon du roi à la corne". Ce vaisseau avait dérivé et il en résultait, qu'en raison de la faiblesse du vent, sa sortie ne pouvait s'effectuer qu'avec lenteur, en demeurant exposé aux projectiles des batteries du port. Trois coups de canon à poudre furent alors tirés, successivement, de la batterie du fanal, et l'on put voir du vaisseau français les canonniers courant sur le môle et dans tous les forts à leurs postes. Peu après, ces batteries ouvrirent le feu à boulets sur la "Provence" et, pendant une demi-heure, 80 coups de canon lui furent tirés, ainsi que plusieurs bombes. Onze boulets atteignirent le bâtiment, dont sept dans sa coque, mais par bonheur son gréement ne fut pas endommagé.

Enfin, les deux navires dont nous avons parlé (anglais et espagnol) protégèrent par leur situation, le vaisseau français, qui courut les plus grands dangers. Maîtrisant son indignation en présence d'une pareille violation du droit des gens, M. de la Bretonniére put empêcher son équipage de répondre à l'agression. Debout à son poste de commandement, entouré de ses officiers, l'amiral appliqua tous ses soins à ne pas exposer ses hommes et eut le bonheur de n'en perdre aucun. Les coups, quoique bien pointés, portèrent généralement trop haut. Pour atténuer l'effet de cette insulte, le dey s'empressa de faire dire à l'escadre que c'était sans son ordre que l'oukil-el-Hardj avait fait ouvrir le feu, ajoutant qu'il l'avait destitué, pour l'en punir ; mais d'autres affirment que sa colère contre ce ministre provenait de ce qu'il n'avait pas coulé le vaisseau; on prétend même qu'il voulait faire décapiter le malheureux officier (1).
HISTOIRE DE L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE (BERBÉRIE) DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULÉS JUSQU'À LA CONQUÊTE FRANÇAISE (1830) PAR Ernest MERCIER
TOME TROISIÈME - PARIS
ERNEST LEROUX ÉDITEUR, 28 RUE BONAPARTE, 1868

Livre numérisé en mode texte par : Alain Spenatto. 1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC. D'autres livres peuvent être consultés ou téléchargés sur le site :
http://www.algerie-ancienne.com

1. De Grammont. Hist. d'Alger. p. 389 et suiv. - Féraud. Destruction des Établissements de la Calle (Revue afric., n° 102, p. 421 et suiv.). -
Le même, Affaire Bakri (Revue afric., n° 73, p. 50 et suiv.). - Bianchi, Relation de l'insulte faite à la "Provence" (Revue afric., n° 126, p. 409 et suiv.).
- Carette, Algérie (Univers pittoresque, t. VII, p. 256 et suiv.). - Rousseau, Annales Tunisiennes, p. 375 et suiv.

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Mis en ligne le 03 août 2011

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