L'affaire Argoud.
Très actif depuis l'échec du putsch d'Alger, le colonel Argoud, leader désormais du CNR/OAS, contrarie les hautes instances du pouvoir, comme la Direction de la Sécurité Militaire (DSM) , le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage (SDECE) dont le "patron" ne veut pas s'engager dans la lutte contre l'OAS. De son côté, le colonel Decorse, commandant le 11ème Choc, temporise, car il ne tient pas à poser des cas de conscience à son unité qui, jusque là, combattait le FLN. Son remplaçant, le colonel Merglen, qui se dit loyaliste et républicain, soulève des protestations, il s'ensuit des mutations, la politique du nettoyage par le vide.

Si Argoud circule librement entre la Belgique, les Pays-Bas, l'Italie, l'Autriche, la Suisse et l'Allemagne fédérale où ses "visites" attirent l'attention particulière des services chargés de le surveiller, Argoud s'évertue à contacter les officiers récemment mutés en Allemagne, dans le but de les recruter. La cause inspire des sympathies, certes, mais aucun engagement. Pierre Messmer, ministre des Armées, talonné par le général de Gaulle et qui veut toujours aller plus loin, serait assez favorable à une opération "homo", l'élimination physique d'Argoud. Il en a parlé au général Feuvrier, chargé de la DSM. D'autres organismes vont également converger sur la même cible.
Un voyage en trop... Entre deux voyages, le petit colonel réside à Rome avec sa famille, mais il n'y reste guère longtemps. C'est ainsi qu'il doit se rendre à un rendez-vous à Hambourg, afin de rencontrer Alex Springer, un magnat de la presse allemande. Il profitera de ce déplacement pour voir Basil Liddel-Hart, célèbre historien britannique.
Il n'y a pas de vol direct sur Hambourg, ceci l'oblige à transiter par Munich. Il en parle avec André Rosfelder, trésorier du CNR, mais, fait étrange dont se souviendra Argoud, Rosfelder lui demandera plusieurs fois de suite confirmation de sa date de départ. Le 25 février à 18 h 30, décollage à destination de Munich. Vol sans histoire. Arrivée, embarquement à bord de la navette qui le pose Place de la Gare. Puis le voyageur retient une chambre à l'hôtel Eden Wolff, où il dépose son bagage et ressort pour aller dîner. A 23 h 30, retour à l'hôtel. Il n'y a personne à la réception, Argoud récupère sa clé au tableau et se dirige vers l'ascenseur, qui est dans les étages. C'est à ce moment-là qu'entrent deux individus corpulents, coiffés d'un chapeau tyrolien. S'approchant du colonel, l'un d'eux dit: "Deutsch Polizei". Argoud, sûr de son incognito, ne s'inquiète pas. Dans certains pays qu'il a traversés, il a eu des rapports avec la police ou même avec les services secrets, bénéficiant d'échanges de renseignements. Parfois, il était contraint de déménager en souplesse, mais jusqu'ici il a toujours eu de la chance.
Sitôt hors de l'hôtel, les deux hommes poussent Argoud à l'arrière d'une Opel puis le coincent entre eux deux. Ils démarrent. Argoud réfléchit vite. Si c'est des "barbouzes, pense t-il, je n'en ai plus que pour quelques heures à vivre".
Il faut se décider rapidement. Soit tenter de maîtriser le conducteur, afin de provoquer un accident, ou alors taper de ses talons ferrés dans une glace latérale. D'un seul coup il s'affale sur le type de gauche et donne des pieds par-dessus celui de droite. Erreur, la vitre résiste... Il se met alors à crier, attirant l'attention d'un groupe de pasteurs arrêtés sur le trottoir. Ils ne réagissent pas. C'est la pleine époque du carnaval de Munich et ces jours là, tant de choses étonnantes... Quelques coups de poing violemment assénés ramènent

le calme, laissant quelques traces sur le visage d'Argoud. A titre de précautions on lui passe les menottes mais personne ne songe à lui bander les yeux. Deux types à l'avant dont il ne voit pas bien le visage et... plus tard il identifiera l'un de ses voisins comme étant Boucheseiche, dans un journal relatant l'affaire Ben Barka .

La voiture s'arrête ensuite sur un parking, où ils montent dans une autre voiture, appartenant à l'armée de l'air. Sitôt en route, Boucheseiche dit : "Tu pourras toujours gueuler, pas de problèmes, nous sommes dans une voiture militaire". Passage à Karlsruhe, puis arrivée au quartier de Lattre de Tassigny à Baden-Baden, prouvant l'implication de l'armée. Changement de voiture et plein d'essence. Au cours d'un arrêt en route, Argoud qui prétexta satisfaire un besoin naturel, parvint à se débarrasser d'un petit agenda contenant des noms. Un peu plus tard, Boucheseiche, en le fouillant, lui pique son portefeuille, contenant une certaine somme en marks et en lires. En riant, il dit : "Je le déposerai au greffe...". Argoud, naturellement, n'en reverra pas le contenu.
En banlieue parisienne, le colonel est transféré dans une fourgonnette, qui sera abandonnée à proximité de l'archevêché de Notre-Dame de Paris. Argoud, ligoté sommairement, verra arriver des gardiens de la paix et un fonctionnaire en civil, prévenus par un coup de fil anonyme... Il était livré ! Amené au commissaire Bouvier, bien ennuyé, il voit ensuite M. Fernet, directeur de service, qui lui dit: "Vous allez à Fresnes, mais on s'en évade facilement".
Tout ça ne paraissait guère sérieux. Un autre dispositif avait été prévu. Un avion attendait sur un parking de Lahr avec le colonel Flamant, quelques sous-officiers du 11ème Choc et une grande panière de transport (Argoud étant de petite taille). Interrogé par le colonel Reboul qui lui demanda s'il connaissait le colonel Bastien-Thiry, Argoud fut étonné... Jugé et condamné à "perpète", Argoud fit des rencontres intéressantes. Un aide-cuisinier à Fresnes lui dit : "Je ne vous connais pas, mais j'ai entendu parler de vous, au bar "Le Gavroche", en mars 1963. Dans un coin de la salle, il y avait plusieurs types qui sablaient le champagne, mais j'ai bien entendu plusieurs fois prononcer votre nom, mon colonel".
Le patron du "Gavroche" était Jo Attia. Quelques années plus tard, alors que "Jo" était décédé d'un cancer à la gorge, sa veuve se rendit chez Argoud, à Damey, pour lui affirmer que son mari, en prison, avait, à titre d'échanges de bons procédés, été chargé de prévoir du monde pour s'occuper d'Argoud...
Autre version, de Jacques Delarue, relatée dans la revue "Matériaux" n'92 (1er trim. 1992), qui parle de l'action d'officiers issus de la résistance, de la 2ème DB, et se définissant comme officiers républicains. Ils auraient participé à l'enlèvement...
Document"Missions et actions secrètes en Algérie", Collection du Patrimoine "Guerre d'Algérie IV".

L'affirmation d'Argoud concernant son enlèvement par Boucheseiche fut confirmée plus tard par Jo Attia, dans les mémoires qu'il publia.

Audition de M.Antoine Argoud.
Ancien responsable de l'OAS.
(Extrait du procès-verbal de la deuxième séance du mercredi 17 mars 1982).

Présidence de M. Alain Hautecœur, Président.
M. Antoine ARGOUD est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Antoine ARGOUD prête serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

M. le Président : La Commission d'enquête a demandé à vous entendre en pensant que vous aviez pu avoir à connaître des activités du SAC.

Comme nous procédons d'habitude, nous vous demanderons d'abord de nous dire ce que vous savez ou pensez de cette organisation, puis de répondre à nos questions.

M. Antoine ARGOUD : Mon exposé sera très bref. J'ai bien eu à faire à des barbouzes, mais ces gens ne m'ayant jamais montré leur carte, je ne sais s'ils appartenaient au SAC ou non.

M. le Président : Vous vous êtes bien renseigné sur la qualité de ceux qui luttaient contre l'OAS et contre les partisans de l'Algérie française.

M. Antoine ARGOUD : Je ne suis plus retourné en Algérie après mai 1961. Je comptais le faire mais ce projet a avorté, en raison de l'arrestation du Général Salan. Mon activité s'est située tout entière à l'étranger. Là, des tentatives ont été faites contre ma personne, mais je ne sais pas si leurs auteurs appartenaient ou non au SAC.

M. le Président : Vous ne le savez pas, mais vous avez bien, sur ce point, un sentiment.

M. Antoine ARGOUD : J'ai reconnu les gens qui m'ont enlevé. Quant à ceux auxquels j'avais eu à faire précédemment je ne sais pas si c'était des gens du SAC ou seulement de ces barbouzes qu'utilisait en permanence le Général De Gaulle.

M.le Président : Ce doute est d'autant plus justifié que la commission sait désormais que, contrairement à la légende, le SAC n'a pas participé à la lutte contre l'OAS.

M. Antoine ARGOUD : Je puis vous citer le témoignage de ma femme. Alors qu'elle se trouvait à Oran, un magistrat qu'elle connaissait lui dit avoir rencontré un ancien inculpé circulant librement. Comme il s'en étonnait, cet homme lui dit qu'il possédait une carte qui le blanchissait totalement; à l'évidence, il faisait partie du SAC.

M. le Président : Et votre enlèvement ? Pouvez-vous rappeler à la commission comment il s'est passé ?

M. Antoine ARGOUD : Je n'en ai jamais fait mystère et c'est expliqué dans mon livre.
Dès juillet 1961, j'avais été averti, d'abord par un émissaire de Chatenet, Ministre de l'Intérieur, puis par des officiers belges, que le Général de Gaulle avait décidé de me supprimer. De fait, en septembre 1961, je faillis être enlevé rue de la Loi à Bruxelles. Un troisième avertissement m'avait été donné par les services secrets italiens, quand un certain Henri Metraz, ancien secrétaire du Président Bidault demanda à me rencontrer. Il prétendait avoir trouvé ce qui restait du trésor de l'OAS et se disait disposé à me le remettre. J'acceptai, car nous n'étions pas riches et la rencontre eut lieu, à laquelle participaient le prêtre défroqué Brtickman et un ancien parachutiste, Soyer. Au cours de la conversation, Metraz me dit que, si je voulais monter un attentat contre de Gaulle, il serait à mon côté, mais me demanderait une somme équivalant exactement à celle qu'il était censé me remettre. Je surpris un signe de Soyer par lequel il signifiait à son acolyte que la ficelle était un peu grosse. Je commis, malgré cela, l'imprudence de leur donner l'adresse de ma famille à Rome, 12, via Cassia Antica. En février 1963, j'y passai 7 à 8 jours et là, je remarquai quelque chose d'anormal, car les barbouzes de Jo Attia, ne faisaient pas parfaitement leur travail. En tout cas, quand je décidai de quitter Rome, je n'en avertis personne sauf ma fille et un membre de l'organisation, André Rosfelder, dont j'aurais dû me méfier, car il était représentant officiel de la France à la F AO, ce qu'il n'aurait pu être sans l'autorisation de Foccart. Ce Rosfelder m'avait demandé avec insistance quand je comptais quitter Rome et par quel moyen. Je le lui dis mais son insistance m'avait paru bizarre. Le dimanche après-midi, je pris donc l'avion pour Munich où je descendis dans un hôtel proche de la gare dans lequel je n'étais jamais allé, sous la fausse identité de Sinel.
Après avoir dîné, je traversai vers 23 h 30 le hall de l'hôtel, qui était désert. j'appelai l'ascenseur et, pendant que je l'attendais, deux hommes pénétrèrent dans le hall et se dirigèrent vers moi. Je le répète, personne sauf Rosfelder, ne savait que j'étais à Munich, où je comptais m'arrêter pour la dernière fois. Je n'avais été contraint à le faire que parce que je désirais rencontrer le magnat de la presse allemande, Axel Springer, à Hambourg et qu'il n'existait pas de ligne Rome-Hambourg.
L'un des deux hommes, Boucheseiche - j'ai su son nom depuis - m'a dit: "Deutsche Polizei". Si j'avais pu penser que c'était des Français, je ne les aurais pas suivis. Mais je ne pouvais le supposer, puisque j'étais absolument certain que ma présence à Munich n'était pas connue. Je pensais simplement être bon pour une expulsion supplémentaire. Ils m'ont fait monter dans une voiture dans laquelle étaient déjà installées deux personnes à l'avant: le chauffeur et un passager. Je suis monté à l'arrière entre les deux hommes. A peine assis, ils ont commis l'énorme erreur de parler français. C'est alors que j'ai compris de quoi il s'agissait. Après avoir tenté en vain de défendre ma peau en essayant de casser la vitre arrière de la voiture, j'ai constaté avec surprise que les deux hommes qui me cognaient dessus le faisaient avec une certaine réserve. Ils m'ont ensuite passé les menottes et nous sommes partis. Ils semblaient avoir peur chaque fois que nous croisions une voiture de la police allemande.
A l'entrée de l'autoroute de Karlsruhe, nous gagnons un petit parking où nous changeons de voiture. Sitôt montés dans ce nouveau véhicule, Boucheseiche m'a dit: "Maintenant, tu peux gueuler; ça n'a plus aucune importance; nous sommes dans une voiture militaire). Je les ai alors questionnés pour essayer d'en savoir plus, mais sans succès. Je précise qu'ils ne m'ont pas fouillé, mais seulement demandé si j'avais une arme.
Nous sommes ensuite arrivés à Baden, où ils sont entrés dans le quartier de Lattre de Tassigny, que je connais pour y avoir été en poste. J'affirme donc qu'il y avait collusion avec les services militaires. Il est possible que le Général Crépin n'ait pas été au courant, mais il est certain que le SDECE et la Sécurité militaire l'étaient.
Là, nous avons une nouvelle fois changé de voiture. J'ai alors pu vérifier que le véhicule que nous quittions était bien une voiture de l'aviation militaire. C'est alors qu'ils m'ont mis un bandeau sur les yeux.
Nous sommes arrivés à Kehl vers 6 heures du matin. j'ai demandé au conducteur de s'arrêter pour me permettre de satisfaire un besoin naturel, et j'en ai profité pour faire disparaître un carnet d'adresses en le laissant tomber dans la neige. Puis nous passons la douane allemande. Boucheseiche et mon voisin de gauche me laissent 5 minutes seul avec le conducteur et le passager de l'avant. J'ai bien pensé à m'évader, mais, avec les menottes, j'aurais été rapidement rattrapé. Au bout de cinq minutes, ils remontent dans la voiture et nous passons la frontière sans qu'il y ait eu aucun contrôle. Je pense donc qu'il y avait connivence entre les services secrets français et allemands.

Lorsque nous eûmes traversé le Rhin, Boucheseiche m'a dit que j'étais sous le coup d'un mandat d'arrêt. Je comprenais de moins en moins, car j'étais persuadé que, si de Gaulle avait réussi à mettre la main sur moi, ce n'était pas pour m'inviter à l'Elysée ! J'ai alors pensé qu'il voulait me torturer pour obtenir des renseignements.
Nous avons suivi la Nationale 4 : Saverne, Nancy, Vitry-le-François. Nous arrivons ensuite à Villeparisis et nous entrons dans la ville où je change de voiture pour la quatrième fois. On me fait alors monter dans une camionnette. Je précise qu'au cours du voyage, mes ravisseurs se sont arrêtés une douzaine de fois pour aller prendre des ordres des occupants de la voiture qui nous suivait. Je pense donc qu'une douzaine d'hommes au moins, ont participé à mon enlèvement.
Plus tard, nous entrons dans Paris; la camionnette remonte la rive gauche de la Seine et s'arrête, adossée au jardin de Notre-Dame. Là, Boucheseiche me fouille, mais pas sérieusement. Il prend cependant mon portefeuille - qui contenait 300 000 francs, et me dit qu'il le déposera au greffe. Puis il m'attache avec une simple ficelle de ménage, sans serrer, et part, ainsi que les deux autres occupants de la voiture. C'est alors que j'ai vu arriver ces messieurs de la P J qui, prétendaient-ils, avaient reçu un coup de téléphone. Comédie ou pas, je ne peux le dire. Ils m'ont affirmé qu'on ferait tout pour retrouver les coupables et m'ont amené auprès du Commissaire Bouvier. J'avais compris que j'étais aux mains de la police officielle, mais je ne comprenais toujours pas pourquoi de Gaulle, m'ayant eu à sa merci, ne m'avait pas fait assassiner. Il en avait pourtant l'habitude! Toutes les explications que l'on m'a données à ce sujet prêtent plutôt à rire.
Un jour, j'ai reçu un coup de téléphone de M. de Marcilly qui était en train de rédiger les mémoires de Jo Attia et qui, après m'avoir raconté l'histoire que je vais vous exposer, m'a demandé si elle me paraissait plausible. A l'époque de mon enlèvement, Jo Attia était en prison à Fresnes. Il avait reçu un jour la visite de Boucheseiche. Par cet intermédiaire, De Gaulle lui faisait demander s'il accepterait de le débarrasser du Colonel Argoud, moyennant finances bien sûr. A la grande surprise de Boucheseiche, Jo Attia refusa. C'est sans doute le fait qu'il était un pied-noir de Tunisie qui explique cette sollicitude. Boucheseiche l'a alors averti que, s'il ne faisait pas l'opération, d'autres s'en chargeraient. Considérant que c'était vraisemblable, Jo Attia, après quelque temps de réflexion, a dit qu'il acceptait cette proposition, mais a chargé Boucheseiche de la réaliser. Il paraissait en effet difficile que Jo Attia s'en charge lui-même. Je sais bien, par le directeur de la prison, M. Marty, qu'il était de pratique courante - du moins à l'époque de De Gaulle - que le Ministre de l'Intérieur fasse sortir des truands de prison pour les charger d'une opération quelconque. Ainsi, leur alibi était de béton, puisque ces personnages étaient censés setrouver à Fresnes.

A moins, évidemment, qu'ils soient pris ou tués à l'extérieur !
Jo Attia a donc surveillé l'opération, qui a été menée par Boucheseiche. Cette version, bien que je n'en aie pas la preuve, m'a paru exacte, car elle répondait aux questions que je n'avais pu résoudre jusque là. En outre, certains détails de mon enlèvement ne pouvaient être connus que par ceux-là mêmes qui y avaient participé. A partir de ce moment- là, du reste, Attia a eu toutes les difficultés. Il a été cambriolé et on a essayé de lui voler son manuscrit. II a perdu les protections que lui avaient values son action sous la Résistance. J'ajoute que j'ai parfaitement reconnu mes trois agresseurs - qui sont d'ailleurs tous morts depuis - quand leurs portraits ont été publiés en 1965 à propos de l'affaire Ben Barka: c'étaient Boucheseiche, Le Ny et Palisse.

M. le Président : Comment expliquez-vous que ces professionnels se soient conduits comme des amateurs ?

M. Antoine ARGOUD : Etant télécommandés par le Général De Gaulle, ils ne craignaient rien. En outre. Attia leur avait recommandé de me traiter avec un minimum d'égards.

M. le Président : Votre explication est très intéressante. Pourtant, deux personnes que nous avons entendues ici nous ont donné une version différente de votre enlèvement. Selon elles, celui-ci aurait été exécuté, avec la complicité de la Sécurité militaire, non pas par l'équipe de Jo Attia, mais par des officiers de la sécurité militaire, sans la participation de truands.

M. Antoine ARGOUD : Je récuse formellement cette explication, car j'ai très bien reconnu Boucheseiche. Mais je ne dis pas que des officiers de la sécurité militaire n'aient pas été aussi embrigadés dans l'affaire, de même que quelques commissaires. Le commissaire Caille, par exemple, a été reconnu à Munich ce soir-là.

M. le Président : Par vous ?

M. Antoine ARGOUD : Non, par des camarades.

M. le Rapporteur : Vous avez dit que si Rosfelder se trouvait à Rome pour la F AO, c'était certainement avec l'autorisation de Foccart ?

M. Antoine ARGOUD : J'observe simplement qu'il menait de front, sous sa véritable identité, une carrière de fonctionnaire à la F AO et une activité clandestine que M. Foccart ne pouvait ignorer. D'autre part, les services italiens nous ont dit: " Vous êtes infiltrés aux plus hauts échelons).

M. le Rapporteur : Vous avez fait allusion à une certaine collaboration du SDECE à votre égard. Il semble que le général Grossin qui commandait le SDECE à l'époque, vous ait envoyé un message de sympathie.

M. Antoine ARGOUD : Grossin, qui était né à Oran, éprouvait forcément de la sympathie à mon égard. J'ai deux preuves de ce que j'avance: d'abord, il m'a permis de quitter l'Algérie, vers le 8 ou 10 mai, après l'échec du putsch, dans un DC 3 qui s'est posé à Persan- Beaumont, un des aérodromes du SDECE à l'époque. Dans les jours qui ont suivi, j'ai eu un entretien avec un membre de ses services, le colonel Roussillat, qui m'a donné un peu d'argent, des faux papiers que je devais lui rendre, à Madrid, avant une date déterminée, et un imperméable. Ensuite, début juin, il m'a amené à Baden par les mêmes moyens. Là, il m'a souhaité bonne chance et j'ai plongé.

A Madrid, l'officier du SDECE, collaborateur de l'attaché militaire, m'a fait parvenir un télégramme de sympathie du général Grossin. C'était à la fin du mois de juillet et, quand j'ai été interné aux Canaries, Grossin m'a envoyé une de ses collaboratrices à laquelle j'ai remis mon faux passeport.

M.le Rapporteur : Vous avez prononcé le nom de M. Chatenet, ancien Ministre du Général de Gaulle. De quoi vous a-t-il fait prévenir ?

M. Antoine ARGOUD : En fait, c'est un ami de Chatenet qui a fait le voyage de Paris à Madrid pour me prévenir que le Général De Gaulle voulait me supprimer.

M. le Rapporteur : Vous dites que vous avez eu affaire à des barbouzes, sans pouvoir préciser leur appartenance ou non au SAC. Qu'appelez-vous des barbouzes ?

M. Antoine ARGOUD : Pour moi, les barbouzes sont des personnes qui sont stipendiées par le gouvernement en place, ne figurent sur aucune liste, dans aucun fichier, et procèdent à des opérations ponctuelles à l'étranger et surtout en France. Les gens qui appartenaient au SAC figuraient sur un fichier. Je ne pense donc pas que les barbouzes d'Attia faisaient partie du SAC.

M. le Rapporteur : Nos travaux ont permis d'établir que le SAC, en tant que tel, n'avait pas participé à la lutte contre l'OAS...

M. Antoine ARGOUD : En France, c'est bien possible, mais il en allait tout autrement en Algérie, si j'en crois mes camarades.

M. le Rapporteur : En revanche, il semble bien que des membres du SAC aient été dans les rangs de l'OAS.

M. Antoine ARGOUD : Je n'ai aucun renseignement à ce sujet.

M. le Rapporteur : En dehors de Chatenet, avez-vous eu des contacts avec d'autres membres du gouvernement de l'époque ?

M. Antoine ARGOUD : Non.

M. Pierre BOURGUIGNON : On a affirmé qu'après les événements d'Algérie, il y avait eu des rapprochements entre le SAC et les gens qui avaient été de J'OAS. En avez-vous eu connaissance ?

M. Antoine ARGOUD : Non, ce genre de rapprochement n'est pas dans mon style. D'ailleurs, depuis ma libération, je vis à la campagne et je ne tiens pas à conserver de relations avec des gens capables de tels arrangements.

M. Pierre BOURGUIGNON : On a dit que Jean-Jacques Susini s'était rapproché du SAC.

M. Antoine ARGOUD : C'est possible. J'ai eu un contact avec Susini à Nice, en février 1969, deux mois après l'attentat où a disparu le colonel Gorel. Lui, dont on m'avait dit qu'il me ferait assassiner si je retournais en Algérie, s'est montré tout miel et m'a proposé de présider le jury d'honneur qu'il voulait constituer pour juger les responsables. J'ai refusé. Un an et demi après, ayant été amené à témoigner devant la cour d'appel d' Aix-en-Provence en faveur de mon camarade, Gilles Buscia, qui fut d'ailleurs acquitté, la cour faisant preuve d'une mansuétude inhabituelle, je côtoyais Susini, mais nous ne nous adressâmes pas la parole.

M. le Président : Pourquoi Susini voulait-il se débarrasser de vous ?

M. Antoine ARGOUD : Sans doute parce qu'il jugeait que j'étais un personnage dangereux.

M. Pierre BOURGUIGNON : Il y a eu aussi des gaullistes partisans de l'Algérie française.

M. Antoine ARGOUD : Jusqu'à un certain point.

M. Pierre BOURGUIGNON: C'est-à-dire ?

M. Antoine ARGOUD : Beaucoup de camarades gaullistes, tel le général Simon, étaient "Algérie française" de cœur, comme l'immense majorité des officiers, mais ils n'avaient plus leur tête car ils l'avaient donnée à de Gaulle et ils marchèrent sur leur cœur pour suivre celui-ci. Je n'appelle pas ça être "Algérie française".

M. Pierre BOURGUIGNON : Avez-vous rencontré Debizet, qui a quitté ses responsabilités à la tête du SAC après le discours du Général de Gaulle sur l'autodétermination ?

M. Antoine ARGOUD : J'ai rencontré tellement de monde, et beaucoup portaient de faux noms !

M. Pierre BOURGUIGNON : Il avait repris son nom de résistance, Debarge.

M. Antoine ARGOUD : Je ne peux pas vous J'assurer. En deux ans, j'ai franchi clandestinement les frontières une centaine de fois.

M. le Président : C'était si facile de franchir les frontières ?

M. Antoine ARGOUD : Il n'y avait pas que les frontières françaises ! Maintes fois il m'a fallu attendre que les policiers aient consulté des listes, sur lesquelles ma photo se trouvait. Une fois même, à la frontière austro-italienne, j'ai failli être coincé, car j'avais eu la malencontreuse idée de présenter un passeport espagnol à un moment où des Espagnols avaient accompli un certain nombre d'attentats à Milan. D'ailleurs, les seuls à faire du zèle étaient les policiers belges et hollandais.

M. le Président : Monsieur Argoud, je vous poserai une dernière question à laquelle vous êtes libre de répondre ou pas: quand vous considérez avec recul cette période de l'histoire de France à laquelle vous avez participé et que J'avenir jugera, que dites-vous ?

M. Antoine ARGOUD : Que nous avions cent fois raison. Ma conviction est sincère, je le jure devant Dieu. Si nous avions gagné, cela aurait évité à la France bien des mécomptes et des souffrances.

M. le Président : Merci beaucoup.

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Mis en ligne le 15 Juin 2005 - Modifié le 03 mars 2013

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