Une migration organisée

II ne faut pas oublier que, depuis le début de l'occupation française, la migration coloniale a été organisée, contrôlée, quand elle n'a pas été plus simplement imposée par les autorités. Laissons de côté les migrations politiques, suite des jugements prononcés, en 1848 et 1851 en particulier, par les tribunaux français. A cette époque, l'Algérie sert, avant la Nouvelle-Calédonie, de terre de déportation, avec tout ce que cela implique de contrôle militaire ou policier, d'images dévalorisantes et aussi de sentiment d'éloignement : comme si la traversée, pourtant relativement rapide, de la Méditerranée conduisait les condamnés dans des pays tout à fait différents et toujours lointains. Il ne faut pas oublier en effet ce que sont les terres de déportation au XIXe siècle, de l'Australie à la Nouvelle-Calédonie, ou plus tard à la Guyane, terres peu connues, difficiles d'accès, et considérées comme inhospitalières.

Telle est, à la fin des années 1840, l'image que l'on se fait en France de l'Algérie image qui mêle aux phantasmes de l'orientalisme romantique les dures réalités de la première période d'installation européenne. C'est seulement à partir des années cinquante qu'une véritable politique de colonisation est entreprise par le Second Empire, avec l'adjudication ou la concession de vastes lots de terres aux sociétés d'exploitation ou aux futurs colons.
Mais, de façon générale, les concessions ne sont pas distribuées au hasard. Il s'agit bien de créer en Algérie, par opposition à une économie traditionnelle que l'on juge insuffisante, des formes nouvelles d'exploitation agricole. Pour cela, il convient d'utiliser une main d'œuvre immigrée, les travailleurs indigènes étant jugés inaptes ou insuffisamment préparés à assurer une véritable transformation du pays.

Certes on peut hésiter sur ce que peut ou ce que doit être dans l'avenir la colonisation de peuplement. Peut-on imaginer la venue en masse de travailleurs amenés d'Extrême-Orient, comme cela se passe effectivement dans certains pays de l'Océan Indien, voire même de l'Amérique latine ? Cette possibilité a bien été envisagée, mais elle est très vite abandonnée. Reste alors à susciter une migration d'origine européenne, à la condition toutefois qu'il s'agisse d'une "bonne" migration. Car il existe dans ce domaine une hiérarchie des valeurs, et on peut envisager des formes sélectives de la colonisation, un appel prioritaire aux catégories considérées comme les plus aptes à aider à la mise en valeur des terres algériennes.

Il est inutile de revenir sur la politique de Bugeaud consistant à attirer ou à retenir en Algérie des paysans français, souvent recrutés parmi les anciens militaires, et à les installer sur des parcelles destinées à la culture, notamment dans la Mitidja. Même si nous ne connaissons pas dans le détail les réalités de cette émigration, il apparaît très vite que ses résultats ont été limités et décevants, que la mortalité a été très forte parmi les premiers arrivants, que les retours ont été naturellement nombreux. Les autorités françaises en Algérie n'ont pas été capables de fournir aux nouveaux arrivants le minimum d'aide matérielle qu'ils étaient en droit d'attendre Cela signifie en clair que l'installation française restera faible, si elle n'est pas mieux préparée, qu'elle sera, en tout état de cause, assez lente et insuffisante pour répondre à la demande, ceci malgré les encouragements du gouvernement français (1).
Sur les conditions précises de ces premiers départs et sur les retours consécutifs à des échecs fréquents, une étude sérieuse reste à faire. Ce qui est plus facile à connaître, parce que l'étude en est commencée (2) - et cela touche tout de même au fond du problème -, ce sont les modalités de recrutement (dans la mesure où il y a eu un véritable recrutement) des colons venus de l'étranger.

Dès la première période coloniale, l'idée s'est répandue qu'il serait utile de favoriser et même de susciter vers l'Algérie un courant comparable par ses origines à celui qui se dirige alors vers l'Amérique du Nord : Irlandais peut-être, mais surtout Allemands et Suisses. Ces populations forment alors les gros contingents de l'émigration européenne ; elles sont considérées comme particulièrement adaptables aux conditions nouvelles imposées par la politique française en Algérie. Allemands et Suisses bénéficient d'un préjugé favorable. Le Vicomte de Fontenay, ambassadeur de France à Stuttgart, les présente comme de "bons agriculteurs, des hommes tranquilles, religieux, soumis aux lois" (M. Di Costanzo, 32). Description rassurante, s'il en est, pour les autorités françaises à la recherche d'une main d'œuvre qualifiée, mais aussi capable de supporter des années difficiles, d'accepter avec résignation les coups du sort qui vont inévitablement la frapper. Il est certain que l'on a très tôt encouragé la venue de ces migrants en provenance des régions du nord de l'Europe ; il n'y a à cela rien d'étonnant, ni rien de tout à fait nouveau. La vallée du Rhône est, pour les Suisses et pour les Allemands, une route traditionnelle de migration, et Marseille a longtemps possédé la principale colonie suisse résidant en France. Mais il faut bien admettre que les tentatives faites sous le règne de Louis-Philippe manquent singulièrement de continuité, et que la politique française de colonisation en Algérie présente alors un caractère de désordre et d'improvisation extrêmement regrettable. Toutefois un organisme se donnant pour but de recruter des colons dans les pays du nord de l'Europe s'est mis en place : il s'agit d'un comité central de colonisation par l'émigration créé en 1841 (M. Di Costanzo, 42). Il compte à la fois parmi ses dirigeants des personnalités civiles et militaires et des agents diplomatiques français qui sont alors en charge de toutes les questions relatives à l'émigration dans les territoires étrangers. Il propose d'installer en Algérie plus de mille familles, qui seraient éventuellement recrutées en France, mais aussi en Belgique, en Allemagne et en Suisse. La proposition ne sera pas suivie d'effet.
Le gouvernement de Louis-Philippe répugne-t-il à adopter une attitude trop " directive" dans le domaine colonial ? Les autorités locales, en Algérie, craignent-elles d'être débordées par une arrivée massive de nouveaux venus, et d'être incapables d'y faire face ? Sans doute y a-t-il un peu des deux. En tout état de cause, on estime dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "les milieux autorisés" que la pression spontanée des candidats à l'émigration sera suffisante pour satisfaire à des besoins encore mal définis. Et puis on sait bien qu'en dehors de toute disposition légale des agents recruteurs fonctionnent déjà tant en territoire français qu'en Allemagne ou en Suisse (3).

A partir de 1853, et surtout de 1855, les conditions du recrutement vont être considérablement modifiées. Jusque-là seuls les agents diplomatiques français étaient habilités à servir d'intermédiaires entre les candidats au départ et les services français compétents. Après 1853, les préfets des départements frontaliers peuvent recevoir directement les dossiers, exactement comme s'il s'agissait d'une migration d'origine française. Il convient non seulement de faciliter les démarches des futurs émigrants, mais aussi d'éviter un enrôlement anarchique par l'intermédiaire d'agents peu scrupuleux, et dont les promesses ne sont assorties d'aucune garantie sérieuse.

Une circulaire du ministre de la Guerre indique même dans le détail les modalités du recrutement (M. Di Costanzo, 50) : les candidats au départ doivent présenter, à titre de cautionnement, une certaine somme d'argent, cent francs pour un célibataire, quatre cents francs pour une famille (4). Pour le cas où il y aurait promesse de concession à l'arrivée en Algérie, la somme demandée est beaucoup plus importante, deux mille francs au minimum. Moyennant quoi, il est garanti un passage gratuit entre Marseille et l'Algérie aux migrants et à leur famille sur les bateaux des Compagnies de navigation agréées par l'État français. Autant de mesures qui témoignent de la volonté d'encourager au départ les migrants en provenance de la Confédération helvétique ou des États allemands proches de la frontière française. Mais cela ne suffît pas à éviter totalement les manœuvres frauduleuses des "agents" privés, qui sont, en l'absence de toute législation dans ce domaine, d'inévitables intermédiaires.
Le texte de 1855, qui fixe le statut des agences d'émigration, les soumet à autorisation préalable du gouvernement français et au versement d'un cautionnement élevé. Il modifie radicalement le système en vigueur à cette date et montre clairement la volonté des autorités françaises de prendre sous leur contrôle l'ensemble des opérations d'émigration, a fortiori quand elles concernent le peuplement de l'Algérie, territoire soumis à la France.

Cela concerne d'abord la propagande faite en faveur de l'émigration. Elle s'est considérablement développée au cours des années cinquante. Il ne fait pas de doute que l'administration française a encouragé et même financé nombre de publications destinées à l'édification des futurs migrants, par exemple le guide édité en 1853 par le baron Weber, De l'Algérie et des migrants (5), ou la brochure parue en 1855 également en Allemagne, et rédigée par De Buvry, membre de la société centrale d'émigration et de colonisation de Berlin, L'Algérie et son avenir sous la domination française (6).

De la propagande "encouragée" au recrutement officiel, il n'y a qu'un pas, aisément franchi grâce à la nouvelle législation. En Algérie, la loi de 1861 encourage le développement d'un capitalisme foncier, dont le premier exemple est fourni par les vingt mille hectares concédés à la compagnie genevoise de Sétif, au nom évocateur. Mais il ne suffit pas de créer ou d'aider à la création de grandes sociétés de colonisation. Il faut simultanément leur assurer la main-d'œuvre nécessaire à la mise en valeur des terres. D'où l'effort de recrutement considérable fait en 1861, dont Di Costanzo a étudié les modalités. La propagande est organisée par des agents opérant pour le compte du gouvernement général de l'Algérie, Yvon et Muller ; elle consiste en une tournée publicitaire à travers l'Allemagne, la publication d'articles dans les journaux locaux, la fabrication et la diffusion de milliers de tracts en langue allemande; par ailleurs des affiches sont placardées dans les communes d'Alsace-Lorraine proches de la frontières (M. Di Costanzo, 55-56).

Dans un second temps, on met en vente des lots de terre ; ces ventes peuvent s'effectuer en territoire suisse, allemand ou français selon un calendrier soigneusement fixé ; le titre provisoire de propriété pourra tenir lieu de passeport pour les nouveaux acquéreurs. Muller, commissaire à l'émigration à Strasbourg, est aussi, en l'occurrence, délégué du gouvernement général de l'Algérie ; il doit "veiller à ce que tous les émigrants passant la frontière ne soient pas lésés dans leurs intérêts". Jouant ainsi le double rôle d'agent et de commissaire à l'émigration, il est en fait chargé de recueillir les cautionnements et d'acheminer les immigrés de la frontière de l'est à Paris et de Paris à Marseille, où ils doivent s'embarquer pour l'Algérie.

Ainsi le contrôle de l'administration s'étend-il à l'ensemble du trajet migratoire ; ainsi sont assurées des conditions de voyage convenables, ce qui était loin d'être le cas dans les années précédentes. Naturellement ces précautions ne sont pas prises dans un souci d'ordre moral, même si la loi de 1855 vise effectivement à "moraliser le trafic" des émigrants, même si le contrôle exercé sur les navires lors de l'embarquement vise à limiter dans la mesure du possible les excès auxquels se portent souvent les responsables de compagnies de navigation chargées du transport des émigrants : navires surchargés, conditions d'hygiène déplorables, etc.
Le but premier est d'assurer le passage en Algérie de la population souhaitée pour aider à la mise en valeur des terres distribuées dans les conditions que nous venons d'indiquer : migration familiale pour l'essentiel, car il s'agit d'une installation durable ; migration d'origine paysanne, des expériences malheureuses ayant attiré l'attention des autorités sur les risques de confier à des personnes inexpérimentées des concessions de terres ; migration enfin de gens disposant d'un minimum de ressources, car il convient, dans la mesure du possible, d'éviter la venue en Algérie d'indigents qui seraient à la charge de la collectivité ; il est en effet prévisible que, pendant de longs mois, ils seront dans l'incapacité de pourvoir à leur subsistance. De telles exigences réclament évidemment une contrepartie. D'où les conditions relativement favorables du voyage ; d'où les promesses faites aux candidats à l'émigration par les agents recruteurs, officieux ou officiels.

Les conditions réelles de l'installation en Algérie ne correspondent pas toujours, tant s'en faut, aux engagements pris. Peu habitués aux fortes températures de l'été méditerranéen, les immigrés venus du Nord supportent mal les rigueurs du climat, dont ils sont insuffisamment protégés dans les baraques misérables qui sont mises à leur disposition à leur arrivée. Quoique d'apparence robuste, ils semblent offrir moins de résistance aux fièvres paludéennes que d'autres immigrés, mieux accoutumés aux conditions climatiques. Sans accorder trop d'importance à des chiffres qui portent sur un petit nombre de personnes, on peut admettre un certain nombre de conclusions : il faut bien constater que le taux de mortalité parmi les Allemands résidant en Algérie est au moins équivalent, et probablement un peu plus élevé que dans les autres communautés (7).
C'est du moins ce qui ressort du tableau statistique comparé portant sur la période 1853-1876. Le taux de mortalité dans la population allemande se situe pendant cette période constamment au-dessus de 40 pour mille, taux plus élevé que celui de la population française à la même période. A cela, il faut évidemment ajouter les conséquences des épidémies qui aggravent brutalement la situation et le taux particulièrement fort de la mortalité infantile, mais ceci n'a rien de très original.
Les nouveaux arrivants sont loin, on le sait, de trouver les facilités matérielles qui leur ont été promises au départ. Les premiers migrants en particulier sont dans une situation "franchement lamentable" ; Les conditions se sont certainement améliorées dans les années cinquante ; la sécurité est assurément plus grande. Mais les difficultés d'installation sont encore assez considérables pour qu'un certain nombre de colons d'origine allemande aient préféré revenir en Europe, abandonnant des terres qui ne leur ont rapporté aucun profit. Sur ce point précis, il est difficile de faire état de chiffres sérieux ; les éléments statistiques manquent singulièrement, et il faut se contenter de l'étude de cas particuliers, sans pour autant les considérer comme exemplaires.
Reste qu'une partie, difficilement mesurable, de cette immigration d'origine française ou germanique, dont la venue a été souhaitée, encouragée, organisée par le gouvernement français, a reflué vers l'Europe ; reste que, pour ceux qui se sont obstinés, les pertes en vies humaines ont été très lourdes, du moins dans les premières décennies ; reste enfin que la migration d'origine germanique, si appréciée dans un premier temps, va perdre de son importance jusqu'à se tarir complètement à ta fin du XIXe siècle. Conséquence du renforcement économique de l'Allemagne et de la Suisse ? De l'attirance exercée par d'autres régions (mais cela n'est pas nouveau) ? Conséquence aussi de la dégradation des rapports franco-allemands ?

Il est certain que les jugements deviennent plus sévères à l'égard des colons germaniques après 1870 (M. Di Costanzo, 116). Tout cela sans doute doit entrer en ligne de compte, mais ne suffit pas à expliquer l'arrêt presque total de ce flux migratoire. Constatons simplement que la minorité allemande représente, au fil des années, un pourcentage de plus en plus faible de la population européenne d'Algérie.

Les gros bataillons arrivent depuis longtemps de pays plus proches. Ces émigrants là n'ont pas toujours été sollicités ; souvent même ils sont considérés comme indésirables. Et pourtant c'est avec eux qu'il faudra construire l'Algérie. Ainsi, et c'est bien le fond du problème, la migration d'apparence inorganisée, en tout cas peu encouragée par les autorités françaises, finit par l'emporter sur la migration voulue et aidée par le gouvernement de Paris. Comment cela s'est-il passé et quelle signification faut-il donner à ce phénomène ? Il est déjà utile de poser ces questions pour essayer d'établir à la fois les conditions exactes de l'émigration coloniale, et les rapports existant entre l'État français et une migration qu'il ne faut pas qualifier de spontanée, même si elle ne répond pas à une demande précise. Temine Emile

La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°43, 1987. pp. 31-45. doi : 10.3406/remmm.1987.2130 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2130

1. Les grands travaux ne manquent pas, bien qu'ils soient souvent un peu anciens, sur la colonisation européenne, et les problèmes de peuplement.
2. Nous citerons souvent dans la première partie de cet exposé le mémoire de Maurice Di Costanzo, L'émigration allemande en Algérie au xix' siècle (1830-1890), Aix, 1985, p. 32.
3. Jusqu'à 1855, il n'existe aucune réglementation sur les agences d'émigration; mais on constate par contre une multiplicité d'initiatives individuelles, dont certaines ont été encouragées par le gouvernement français.
4. Nous n'insisterons pas sur les conditions d'attribution des concessions de terres en Algérie, qui sont déjà bien connues.
5. Di Costanzo cite précisément (p. 53) une lettre du baron Weber, offrant ses services.
6. Ibid, 53. Il s'agit apparemment d'impressions de voyage.
7. Cf. le tableau établi par Di Costanzo, d'après les chiffres de Ricoux et Démontés.

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Mis en ligne le 02 mar 2011
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