La Suisse et les accords d'Evian 5

La seconde phase des négociations

En juillet 1961, en réponse à une demande du consul général de Suisse à Alger, le DPF justifie sa politique: "Le concept de la neutralité comme nous la comprenons et qui s'inspire également de la notion de solidarité ne s'épuise pas dans la contemplation passive des événements mondiaux. La tradition de la Suisse poursuivant une politique de paix a toujours été de prêter ses bons offices dans la mesure du possible pour permettre d'aplanir pacifiquement les différents entre les parties en litige pour autant que celles-ci le demandaient. Or c'est ce qui s'est passé dans l'affaire algérienne. La Suisse n'a pris aucune initiative. Lorsque cependant tant le Gouvernement français que le GPRA eurent admis l'idée de négociation directe, les deux côtés exprimèrent le désir que la Suisse leur facilitât la réalisation. Le Conseil fédéral ne crut pas pouvoir se dérober à ce rôle étant donné le désir concordant des deux côtés de mettre fin à un conflit armé et l'intérêt général du monde occidental au rétablissement de la paix en Afrique du Nord. En ce faisant, la Suisse ne s'est pas laissée impliquée dans un différend sur lequel elle ne prend pas position. Son impartialité au contraire est une condition essentielle pour le succès de ses bons offices. Ceux-ci comprirent deux phases. Dans la première, il s'agit de permettre aux émissaires des deux parties de se rencontrer en lieu sûr pour déblayer dans le calme le terrain pouvant mener à la négociation. Ces rencontres eurent lieu à plusieurs reprises en Suisse de novembre 1960 à mai 1961. Elles servaient à rechercher une entente sur le principe de la négociation et sur les modalités techniques. Tandis que la France insistait pour que la négociation se déroule sur son territoire, le GPRA choisissait la Suisse comme lieu de résidence ce qui fut appuyé par le côté français afin que les pourparlers puissent débuter. Les autorités suisses donnèrent les autorisations nécessaires pour rendre possibles ces rencontres préliminaires. Les diplomates suisses chargés de cette tâche n'ont cependant pas participé aux conversations. Ils se sont bornés à préparer et à assurer l'organisation matérielle. La seconde phase consiste uniquement à héberger la délégation du GPRA à Bois d'Avault et mettre à sa disposition les moyens techniques pour les transports, liaisons, etc. nécessaires au déroulement des négociations ainsi que cela avait été expressément prévu avec les représentants du Gouvernement français. La délégation du GPRA à Genève est d'ailleurs tenue à s'abstenir de toute activité politique extérieure à l'exception de conférences de presse dans le cadre également convenu avec le côté français. Le Conseil fédéral croit avoir ainsi créé la base utile à ce que la négociation puisse se dérouler dans les meilleures conditions possibles sans s'écarter pour autant de l'attitude que lui impose sa neutralité. L'impartialité suisse est d'ailleurs aussi reconnue du côté français qui lui a confié la défense de ses intérêts en RAU, Irak et Jordanie. Nous sommes persuadés que notre action bien que méconnue aujourd'hui par certains finira par se révéler salutaire aussi pour nos compatriotes. (99)"

Dès l'été 1961, Olivier Long constate que le renom de la Confédération en Afrique et dans le monde arabe est auréolé du rôle actif de la diplomatie suisse dans le conflit algérien (100).

Malgré la rupture des négociations, le GPRA laisse à Genève des hommes de liaison qui bénéficient d’autorisations de séjour en Suisse. Le DPF est attentif à ce que ceux-ci puissent y rester et maintenir les contacts internationaux afin que les négociations puissent reprendre (101). Le 1er août, le Conseil fédéral décide de démanteler le dispositif de sécurité, tout en laissant la possibilité de le rétablir dans un délai d'une semaine.

Le 28 août, Boulharouf réitère les remerciements du GPRA à la Suisse pour le rôle joué dans le rétablissement de la paix en Algérie et l’assure que le remaniement décidé (F. Abbas cède la présidence du GPRA à Ben Khedda, B. Krim est remplacé comme ministre des AE par S. Dahlab) n’a pas d’incidence sur la volonté algérienne de négocier (102). Olivier Long aura des entretiens très discrets avec Boulharouf le 28 août, les 25 et 30 septembre. Les propos du représentant algérien permettent d’envisager une reprise des négociations avec la France. Dans le plus grand secret, Long se rend à Paris le 2 octobre pour en discuter avec Joxe. Du côté français, une évolution s’exprime : le 5 septembre, lors d’une conférence de presse, de Gaulle reconnaît la souveraineté algérienne sur le Sahara et confirme la volonté française de poursuivre les négociations. Le 5 octobre, il rédige une note "comme suite à ce que vient de nous rapporter O. Long (103)" :
il confirme la volonté française de reprendre les contacts et les conversations qui doivent être secrets jusqu’au moment qui sera fixé d’un commun accord. Du point de vue algérien, la concession sur le Sahara permet de lever un obstacle sur lequel avaient butté les entretiens précédents ; du point de vue suisse, ces déclarations confortent la volonté de maintenir le dispositif mis en place (104), ce qui pose des problèmes administratifs. En effet, les autorités genevoises estiment qu’elles sont débordées par les tâches incombant à Genève qui doit accueillir d’autres conférences internationales. "L’armée est de moins en moins disposée à aider, car l’immobilisation de contingents militaires à Genève entrave les programmes d’instruction. (105)"

Dès le 18 octobre, des journaux, en particulier France-Soir, France-Observateur et Le Monde font état de pourparlers secrets en Suisse et du rôle actif du DPF, en particulier d’Olivier Long. Ces informations incitent le DPF à publier une mise au point qui vise à préserver la possibilité d’entretiens secrets et aussi à rassurer les Suisses d’Algérie au sujet de la politique du Conseil fédéral. "Dans les efforts qui ont été entrepris pour mettre un terme à la guerre d’Algérie, la Suisse a considéré comme un devoir conforme à sa politique traditionnelle de mettre ses services à disposition lorsque ceux-ci étaient requis par les deux parties. Elle a cependant toujours précisé que son rôle ne se bornait qu’à faciliter des contacts directs sur son territoire entre les intéressés et qu’il ne pouvait s’agir pour elle de s’immiscer dans le conflit algérien. La Suisse ne s’est jamais départie de cette ligne de conduite et s’y tiendra à l’avenir également. Le DPF précise encore que des contacts secrets entre représentants du Gouvernement français et représentants du GPRA n’ont pas eu lieu en Suisse au cours des derniers mois et qu’aucun fonctionnaire suisse n’a participé à des échanges de documents ni aux pourparlers dont il a été question récemment dans la presse étrangère. (106)"

En fait, les diplomates suisses continuent leurs efforts. Du 27 octobre au 29 octobre 1961, puis du 8 au 11 novembre, et dès le 8 décembre, l’équipe d’une petite dizaine de fonctionnaires fédéraux dirigée par Olivier Long accompagne les déplacements secrets des représentants algériens qui rencontrent dans la région bâloise des émissaires français (107).

Des incidents surgissent au cours de ces déplacements dont il est indispensable de masquer les identités et les buts des participants. Par exemple, le 10 novembre 1961, les deux délégués algériens, Malek et Benyayia, sont arrêtés par la Police de la Ville de Zürich qui les a confondus avec deux cambrioleurs recherchés (108).

Le DPF reste fidèle à sa décision de ne pas reconnaître le GPRA et de ne pas autoriser les contacts entre les représentants de celui-ci à l’étranger et les diplomates suisses à travers le monde, ou de les limiter au strict minimum. En novembre 1961, l’observateur suisse auprès de l’ONU, Ernesto Thalmann, propose d’inviter le représentant du GPRA à New York, Abdelkader Chanderli, qui "professe pour notre pays une grande admiration et de la reconnaissance pour ce qu’il fait pour ses compatriotes ; mais aussi il rend à la Suisse des services non négligeables. […] Sans vouloir en aucun cas renier notre appartenance à la civilisation occidentale, il me semble bon, dans l’atmosphère actuelle aux Nations Unies, de montrer notre indépendance d’esprit à l’égard des séquelles de la politique coloniale européenne. (109)" Le 13 décembre 1961, le secrétaire général du DPF précise que, sans se départir de la retenue imposée par la non-reconnaissance du GPRA, il serait possible d’inviter le représentant algérien, à la résidence du diplomate suisse "pour autant que vous le fassiez dans la plus stricte intimité ou en tous les cas en présence de personnes dont vous pouvez être assuré de la discrétion."

C'est donc en secret que les diplomates suisses continuent de jouer les intermédiaires en organisant les rencontres et en essayant de faire progresser les entretiens franco-algériens, lors d'innombrables conversations informelles. La phase la plus délicate des bons offices de la Suisse se déroule du 10 au 19 février 1962, lorsqu'une délégation algérienne dirigée par Belkacem Krim séjourne en Suisse et traverse la frontière pour aller négocier dans le Jura français, aux Rousses. Il s'agit donc d'assurer les déplacements et l'hébergement incognito des Algériens, ce qui implique à la fois d'échapper aux menaces d'attentats de l'OAS, aux efforts des journalistes (qui cherchent à découvrir le lieu des négociations), aux complications météorologiques (qui obligent les chauffeurs suisses à affronter le verglas et les tempêtes de neige) (110). Les ouvrages publiés par les protagonistes rapportent les épisodes parfois racombolesques de ces négociations qui aboutissent à des projets permettant de surmonter les derniers obstacles.

Lors de sa séance du 23 février, par une décision secrète, le Conseil fédéral approuve la proposition du DPF qui indique le résultat des 14 derniers jours de pourparlers secrets. Les représentants algériens sont partis afin de faire approuver les résultats par le Comité national de la révolution algérienne à Tripoli, mais il est raisonnable de prévoir que les compromis trouvés permettent d’envisager la conclusion d’un accord dans de brefs délais. Quelques jours d’ultimes négociations devraient être nécessaires pour qu’à la fin février ou au début mars le document final puisse être signé. Les autorités françaises auraient souhaité que ces ultimes entretiens soient organisés dans la région parisienne, mais les représentants algériens ont refusé, pour des raisons de prestige, cette proposition et ont souhaité que les négociations soient à nouveau organisées près de la frontière suisse. Sans attendre la réponse française, le DPF escompte qu’elle sera positive et considère que, dans la continuité des efforts déjà entrepris, la Suisse doit offrir ses bons offices. Les autorités genevoises ont accepté que la délégation algérienne soit accueillie sur son territoire à condition que les négociations soient terminées avant la mi mars, c’est-à-dire avant le début de la Conférence sur le désarmement. Il est donc nécessaire de réactiver les mesures de sécurité, tandis que les risques d’attentats restent trop importants pour prévoir des transports par voie terrestre. L'armée et les polices cantonales collaborent à la protection de la délégation algérienne qui loge au Signal-de-Bougy et qui traverse le Lac Léman pour se rendre à la table des négociations. La Suisse assume l'organisation des transports en mettant à disposition des hélicoptères, bateaux et automobiles. Accidentellement tué par un militaire de garde, un gendarme vaudois sera la seule victime de ces négociations à hauts risques.

L’arrivée des négociateurs algériens le 6 mars 1962 à Cointrin est remarquée par les journalistes. Un communiqué du DPF invite la presse, dans l’intérêt de la bonne marche des travaux et de leur conclusion rapide, à observer, envers la délégation algérienne, toute la discrétion possible. Les négociations seront plus longues que prévu. Sans intervention directe des diplomates suisses, elles aboutissent le 18 mars à la signature des accords tant attendus.

Dans ce contexte, Le Monde publie, le 15 mars 1962, un article de Pierre-Henri Simon qui souligne l’importance et la qualité des prestations des autorités fédérales, qui ont pris une part discrète et efficace à la fin de la guerre. "J’ai constaté quelquefois, chez certains amis suisses, je ne sais quel complexe de gêne ou de mauvaise conscience pour être de ceux qui passent toujours à côté des catastrophes et qui regardent assis au bord du fleuve, le fameux courant de l’histoire entraîner épaves et cadavres. C’est un sentiment qui ne se justifie pas ; ce peuple peut être fier au contraire d’incarner dans un monde agité et furieux une vocation internationale d’ordre et de service. Si la Suisse n’existait pas, la civilisation occidentale aurait besoin qu’on l’inventât, non seulement comme utile, mais comme exemplaire. (111)"

Réitérant les remerciements exprimés en 1961 par de Gaulle à Wahlen, le ministre français des AE, Maurice Couve de Murville, félicite la Suisse. Les dirigeants algériens (Dahlab, B. Krim, Ben Bella) multiplient les remerciements reconnaissants à la Suisse, pour la discrétion et l’efficacité de ses bons offices.

En avril 1962, la question des frais que le GPRA s’était engagé à payer en 1961 pour le séjour en Suisse de ses délégués reste pendante. Olivier Long dicte une note pour suggérer de ne plus exiger le remboursement d’environ 150.000 francs suisses et de déclarer aux Algériens qu’ils étaient les hôtes de la Confédération. "Vu la tradition et les habitudes d’hospitalité en pays arabes, un tel geste serait certainement apprécié à sa juste valeur.
La contribution suisse au cessez-le-feu en Algérie nous vaut de la part de la France la reconnaissance de la valeur de notre politique de neutralité au moment où nous sommes amenés à la réaffirmer face aux tentatives d’intégration politique de l’Europe. De l’autre côté, cette contribution nous apporte à travers le GPRA un capital de ‘goodwill’ dans tous les pays du tiers-monde non engagés et ceci plus sûrement que si nous y avions dépensé des centaines de millions de francs au titre de l’aide aux pays sousdéveloppés.
(112)" Dans ces conditions, Long estime que "les quelque 150.000 francs dont nous renoncerions à demander le remboursement au GPRA serait un bon investissement."

Cette suggestion est reprise presque mot pour mot dans la proposition du DPF du 17 avril qui sera approuvée par le Conseil fédéral le 11 mai 1962.
Marc PERRENOUD - Politorbis NO 31– 2/2002 - www.eda.admin.ch/politorbis

99 Télégramme du DPF au consulat général de Suisse à Alger, 21.7.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263. La ponctuation du texte original rédigé en style télégraphique a été complétée. 100 Cf. son rapport du 23.9.1961, pp. 50-52, DoDiS-9709. Cf. aussi la notice d'André TRIPET, 28.7.1961, AFB E 2001 (E) 1976/17, vol. 263: Au moment de son départ de Suisse, l'Emir du Qatar qui a mis à disposition sa maison du Bois d'Avault à la disposition du GPRA, "s'est répandu en termes élogieux et reconnaissants sur les bons offices suisses en vue du règlement de la question algérienne si douloureusement ressentie par le monde arabe. Il a saisi l'occasion d'exprimer sa gratitude pour l'hospitalité qui lui est accordée dans notre pays où il aime tant séjourner. Il a formé des voeux pour la prospérité de la Suisse et de son gouvernement et j'ai répondu d'une manière appropriée au sujet de son bonheur personnel et de celui du royaume."
101 Lettre du DPF (PROBST) à l’Ambassade de Suisse à Rabat (E. BERNATH), 18.1.1962, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 49.
102 Cf. la lettre de LONG au président de la Confédération, WAHLEN, 30.8.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263, DoDiS-10383.
103 Note du 5 octobre 1961, in: DE GAULLE, Charles, Lettres…., op. cit., p. 148.
104 Cf. lettre de WAHLEN à LONG, 8.9.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263 et le procès-verbal du Conseil fédéral, 18.9.1961, DoDiS
105 Notice du secrétaire général du DPF, Pierre MICHELI, 11.10.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263.
106 Télégramme du DPF au consulat général à Alger, 23.10.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 262.
107 Cf. les notices dictées par André SIMON, 8.2.1962 et 25.3.1962, qui retracent en détails les voyages de service du collaborateur du DPF qui parcourt la Suisse de jour et de nuit pour accomplir sa mission, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263.
108 Cf. le rapport de la Police de la Ville de Zürich au MPF, 16.11.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263 ; et R. MALEK, op. cit., pp. 180-188.
109 Lettre de l’observateur permanent de la Suisse auprès des Nations Unies (THALMANN) à la Division des affaires politiques du DPF, 20.11.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 259.
110 Cf. entre autres, les notices d'André SIMON, cf. DDS, www.dodis.ch, DoDiS-10388, 10393, 10394 ("Die Journalisten können nur nach einer rasanten Jagd durch die Strassen der Innerstadt Zürich abgeschüttelt werden.")
111 AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 264.
112 "Texte dicté au téléphone par M. le Ministre Long" [à] TRIPET, 12.4.1962, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263. cf. DDS, www.dodis.ch, DoDiS-10395. Cf aussi DoDiS-10396, 10397, 10398, 10399, 10400, 10401, 10402, 10403, 10404, 10413, 10416.



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