La Suisse et les accords d'Evian 4

La première phase des négociations

En mars 1961, des articles sur les contacts secrets sont publiés ; certains mettent en exergue le rôle de Charles-Henri Favrod (90), d'autres décrivent le chef du DPF jouant un rôle central dans les entretiens et siégeant à la table des négociations. Cela incite Max Petitpierre a demandé le 24 mars au chef du Service de presse du DPF d'apporter des précisions sur les pourparlers secrets. Il déclare donc aux journalistes que la diplomatie suisse n'a pas participé aux conversations. Elle s'est bornée à les préparer et à assurer l'organisation matérielle des rencontres qui ont eu lieu sur le territoire de la Confédération. Le chef du DPF a été renseigné au fur à mesure sur toutes les conversations et les contacts qui ont eu lieu en Suisse et à l'étranger. Il a donné les autorisations et les instructions nécessaires pour faciliter les rencontres, mais il n'a lui-même eu aucun contact, ni direct ni indirect, avec les parties. C'est à la demande de celles-ci qu'Olivier Long a établi et maintenu les contacts, préparé les rencontres. Son rôle d'intermédiaire a aussi consisté à recevoir et à présenter les uns aux autres les représentants des belligérants. Bucher s'est occupé plus spécialement de l'organisation matérielle des rencontres en Suisse et a aussi reçu des négociateurs. Enfin, le DPF précise qu'aucune rencontre n'a eu lieu à Berne ou dans les environs immédiats.

Plusieurs journaux font état de cette prise de position qui s'insère dans le cadre de la politique de neutralité active, tout en fixant des limites et en insistant sur la nécessité du secret et de la discrétion.

Le 24 mars 1961, une conférence interdépartementale réunit des représentants du DPF, du DMF, du DFJP et des PTT, ainsi que des autorités genevoises. Retenu à l'hôpital, Max Petitpierre fait communiquer d'emblée "tout le prix qu'il attache à ce que l'organisation, du côté suisse, soit faite aussi bien que possible dans une affaire qui est d'une importance primordiale au point de vue général et d'un grand intérêt pour la Suisse. Tous les efforts doivent être tentés pour arriver à un succès. La question des frais que cela entraînera pour nous doit être secondaire. (91)" Les problèmes administratifs doivent être surmontés. C'est ainsi que le droit au chiffrage des communications doit être accordé aux délégués algériens. "On est d'accord qu'il faut partir de la fiction que le GPRA possède un statut diplomatique, même si en fait il n'a pas encore été reconnu par la Suisse. […] Les participants sont d'accord que le droit à des conférences de presse ne peut pas être refusé à la délégation algérienne. M. Diez souligne que le Service juridique [du DPF] partage cette opinion. On est cependant unanime à reconnaître qu'il faut faire une nette distinction entre ce qui relève d'une part de l'information pure et simple, de la mise au point objective, et d'autre part en ce qui a trait à la polémique. Celle-ci devrait être évitée à tout prix (politique de neutralité, relations avec tiers Etats). Il serait évidemment préférable que les Français s'abstiennent de leur côté de toute polémique. Si celle-ci est cependant inévitable, il y aurait lieu qu'elle se fasse alors non pas à Genève, mais à Tunis. M. le Ministre Long pourrait veiller à ce problème et s'il a l'impression que les déclarations du GPRA dépassent certaines limites, il pourrait rendre la délégation attentive à ce fait. Une intervention officielle de notre part serait ainsi évitée. (92)"

A la suite de cette séance, un collaborateur du DPF, André Tripet est chargé de coordonner l'organisation du séjour à Genève de la délégation du GPRA. Lors de sa séance du 11 avril 1961, le Conseil fédéral approuve la proposition du DPF qui récapitule les décisions prises.

Le rôle de la Suisse suscite l'irritation de l'OAS. Le consul général de Suisse à Alger redoute que son poste soit visé par les "plastiqueurs" (93). Il expose au DPF une évolution inquiétante: "Je ne puis vous cacher, au reste, que même chez certains de nos compatriotes se dessine maintenant une tendance quasiment hostile à notre pays, ou tout au moins à la politique du Conseil fédéral dans le conflit algérien, c'est-à-dire aux bons offices que nous assumons entre le gouvernement français, à l'égard duquel on se trouve ici, en milieu européen, à l'état de révolte latente, et le GPRA, toujours considéré comme l'ennemi à écraser. Quelques-uns vont même jusqu'à dire que la Suisse est sortie de sa neutralité ! Ils nous en veulent de notre attitude, surtout dès le moment où ils en sentent la répercussion en leur personne, étant critiqués, visés par des individus ou des groupes qui nourrissent une animosité hélas ! croissante contre la Suisse. Ces compatriotes souhaiteraient que nous réagissions aux critiques en exposant publiquement, par la presse ou autrement, les raisons de notre entremise. Non seulement ce serait agir, à mon sens, d'une manière très insolite, mais également très inopportune sinon dangereuse, car ce serait ouvrir la voie à la polémique sans grandes chances de convaincre des gens qui semblent hors d'état d'entendre raison.
En revanche, il me serait sans doute utile de pouvoir remettre à des compatriotes ou à des Français d'un niveau intellectuel suffisant, à mes collègues le cas échéant, une brève justification, ou du moins explication, de la position prise par notre pays, que je comprends, bien sûr, sans avoir la documentation suffisante pour la défendre. […]
Je vous ai suffisamment tenu au courant de l'évolution des choses en Algérie pour que vous ne soyez pas surpris de ce qui se passe aujourd'hui et que vous ne le soyez pas non plus si, malgré tous nos efforts, le fossé qui tend à se creuser entre la représentation officielle de la Confédération et une partie de la communauté suisse d'Alger devait malheureusement s'élargir.
(94)"

Deux jours plus tard, le 20 mai 1961, c'est l'agence consulaire de Suisse à Oran qui sera envahie par une centaine de manifestants partisans de "l'Algérie française" qui saccagent les locaux en guise de protestation contre la politique suisse (95).

Pour les Algériens, l’ouverture des négociations publiques constitue une grande victoire politique (96). Ayant refusé de résider sur le territoire français, ils logent en Suisse dans la résidence du Bois d’Avault mise à disposition par l’Emir du Qatar.

Les diplomates suisses ne se rendent pas à Evian et continuent de jouer un rôle d'intermédiaire et d'organisateurs des infrastructures pendant les négociations qui se déroulent du 20 mai au 13 juin 1961.

En mai 1961, Petitpierre aborde le rôle de la Suisse en Algérie lors de son dernier exposé en tant que chef du DPF devant les commissions parlementaires. Après avoir rappelé les effets de la guerre froide et de la décolonisation sur la situation internationale, il relève que "nos problèmes suisses de politique étrangère se posent dans un monde en pleine évolution, pour ne pas dire en plein bouleversement. Le monde occidental, auquel nous appartenons, connaît une prospérité économique exceptionnelle, mais il a de la peine à se détacher de son passé politique et à s’unir dans une action commune pour faire face aux problèmes posés par l’éveil des pays sousdéveloppés des autres continents et à la menace que constitue pour lui le monde communiste. Assiste-t-on à un déclin, ou à une désintégration du monde occidental ? C’est une question qu’on ne peut s’empêcher parfois de se poser".

Dans ce contexte, il évoque les incertitudes de la situation française. "L’évolution en France sera naturellement influencée par les péripéties de la Conférence d’Evian. Celle-ci vient de s’ouvrir sans qu’on puisse prédire si elle sera un échec ou un succès. La question la plus difficile sera celle du Sahara, mais il y en a d’autres. Ainsi, en cas de sécession – c’est-à-dire si le FLN ou le peuple algérien quand il sera consulté rejette l’association avec la France – le Général de Gaulle prévoit un regroupement des Européens à Alger et Oran ; c’est là une solution qui sera sûrement rejetée par le FLN. La négociation sera donc longue et difficile. Elle est abordée avec beaucoup de méfiance par le GPRA : on a l’impression qu’il a peur, qu’il ne se sent pas sûr de lui. Ces Algériens manquent d’ailleurs d’expérience : plusieurs d’entre eux sont des combattants, des guerriers, pas des diplomates ni des hommes d’État. Au surplus, ils sont divisés : il y a les durs, ceux qui sont à l’origine de la lutte contre la France, les procommunistes, qui voudraient que l’Algérie nouvelle s’appuie sur Moscou, et les prooccidentaux, du type Ferhat Abbas. On ne peut prévoir quelle tendance l’emportera. Il n’y pas de doute que, si le Président Bourguiba cherche à exercer une influence modératrice, d’autres chefs arabes, notamment le Président Nasser, chercheront par tous les moyens à saboter la conférence et à empêcher un arrangement. Il ne faut pas compter non plus que l’URSS et la Chine encouragent le GPRA à la modération. Les chances de succès de la conférence sont donc très incertaines.
Comme vous le savez, nous avons joué un certain rôle dans la préparation de cette conférence, en ce sens qu’à la demande des deux parties : le GPRA et le Général de Gaulle, nous avons organisé des contacts secrets, sans lesquels la conférence n’aurait sans doute pu avoir lieu. Nous n’avons pas été mêlés directement aux conversations, auxquelles nous ne participions pas, mais comme nous étions renseignés par les uns et par les autres, nous avons pu à différentes reprises exercer une influence modératrice et faciliter le règlement de questions de procédure. Le GPRA aurait voulu que la conférence se tînt sur territoire neutre, les Français exigeaient qu’elle eût lieu en France, mais les Algériens, à la suite de l’expérience de Melun, refusaient de séjourner sur le territoire français. On a fini par se mettre d’accord sur la solution que vous savez. Les membres de la délégation du GPRA habitent Genève et se rendent de là à Evian. Deux questions nous ont préoccupés : la sécurité et le transport des délégués. […]
Les Algériens et les Français se sont adressés à nous pour préparer la Conférence d’Evian, Nous cherchons à faire le maximum. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’en tirer vanité, mais simplement de démontrer que la Suisse aujourd’hui n’est pas isolée à cause de sa neutralité et de sa réserve à l’égard d’organisations politiques internationales comme les Nations Unies. Si l’on tient compte encore des activités du CICR, qui s’exercent dans toutes les parties du monde, on peut admettre que, si notre voix ne se fait pas entendre dans les grandes controverses politiques, notre pays est sans doute un de ceux qui ont accepté le plus grand nombre de tâches, modestes, mais utiles, dans l’intérêt de la paix. L’envoi d’un bon expert au Congo vaut bien un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies.
Je suis convaincu que cette politique de neutralité est celle qui assure le mieux notre indépendance et qui en même temps nous permet d’agir le plus efficacement dans l’intérêt de la communauté internationale. Nous pouvons donc continuer à la pratiquer en toute bonne conscience.
(97)"

Cette politique entraîne des difficultés administratives, car l’augmentation des risques d’attentats nécessite des mesures qui sortent de l’ordinaire. Le DMF pose le problème du service d'ordre lors des conférences internationales à Genève, car les polices cantonales et l'armée ne peuvent assurer les tâches liées à la multiplication des rencontres internationales à Genève. "Si la Confédération entend poursuivre le rôle actif qu'elle s'est donné dans l'arène internationale, ce que nous souhaitons, il importe qu'elle soit en mesure d'assurer elle-même avec des moyens appropriés la sécurité de ses hôtes et l'ordre aux lieux de leurs réunions. Nous risquerions sans cela de voir se fermer les portes de nos villes et de nos stations, celle de Genève, en particulier, dont les autorités ont à faire face à des tâches toujours plus ardues. L'improvisation, à laquelle nous avons jusqu'ici fait confiance, a cependant ses limites ; elle peut être aussi plus coûteuse à la longue qu'une solution adéquate et durable. (98)"

Après la suspension des négociations à Evian, O. Long continue de jouer un rôle actif et favorise la reprise des conversations qui sont organisées à Lugrin du 19 au 28 juillet. Toutefois, elles n’aboutissent pas à un accord.
Marc PERRENOUD - Politorbis NO 31– 2/2002 - www.eda.admin.ch/politorbis

95 Cf. le rapport du consul général de Suisse à Alger H. VOIRIER sur son séjour à Oran, 29.5.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 262. Les personnalités locales expriment leurs regrets pour ces incidents. "Les meneurs oranais de [l'OAS] auraient simplement voulu marquer bruyamment leur désapprobation pour les 'faveurs' accordées aux représentants du GPRA par la Suisse, mais ils auraient été dépassés par de très jeunes chenapans avides de destruction. Cependant, il m'a paru qu'en raison surtout de son entremise entre Paris et le GPRA notre pays est mal vu en général dans la population oranaise. [Même le président de la Société helvétique de bienfaisance d'Oran s'exprime avec virulence contre la politique du Conseil fédéral]. Il reproche au gouvernement suisse de n'avoir pas tenu compte de ceux qu'il désigne comme la troisième partie au conflit, les Européens d'Algérie. Toutes mes tentatives de réfuter cette thèse se sont en grande partie heurtées à un mur d'incompréhension. […] L'argument selon lequel, dans une Algérie nouvelle les Suisses, momentanément desservis auprès des Européens par l'entremise suisse dans le conflit algérien, pourraient bénéficier probablement de sympathie est repoussé par notre compatriote comme inexistant. Il n'y aura aucune place dans cette Algérie, d'après lui, car ce pays, s'il ne devient pas un fief communiste, comme il le croit probable, sera plongé dans l'anarchie et le marasme économique, retombant dans un passé médiéval!" Au cours de l'été 1961, lors d'un séjour en Suisse et à l'occasion de la Journée annuelle des Suisses de l'étranger, ce Suisse d'Oran réitère ses critiques avec virulence afin de convaincre les autorités de la nécessité d'abandonner la politique des bons offices. Cf. aussi les articles dans la Tribune de Genève, 31.8.1961, 3.10.1961.
96 Cf. HARBI Mohammed, Une vie debout. Mémoires politiques, tome 1 (1945-1962), Paris 2001, p. 354. "Plus que le cessez-le-feu ou la proclamation de l’indépendance, l’arrivée à Genève le 18 mai 1961 fut un des plus beaux jours de ma vie."
97 Notes de PETITPIERRE pour la séance de la Commission des AE du CE, 15.5.1961, et pour la séance de la Commission des AE du CN, 24.5.1961, AF E 2800/1990/106, vol. 2.
98 Proposition du DMF au Conseil fédéral, 15.5.1961, AF E 2001 (E) 1976/17, vol. 263.



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