Les Pieds-Noirs : un exemple d'identité Micro-sociale

Lorsque l'on s'efforce d'appréhender la réalité affective profonde qui constitue la trame de la nation française par exemple, on en retire l'impression d'avoir affaire davantage à une mosaïque de fragments hautement individualisés qu'à un seul et même peuple. Du nord au sud et de l'est à l'ouest de l'hexagone et au gré des régions, on assiste, semble-t-il, à une revendication centrée autour d'intérêts politiques ou économiques locaux. La chose n'est que plus sensible si l'on prend en compte les territoires d'Outre-Mer. Et l'on invoque tantôt l'histoire, tantôt la géographie, tantôt les deux, pour la justifier. Il ne fait aucun doute que les caractéristiques du cadre de vie ou des événements historiques influencent la mentalité des groupes et façonnent leur identité. Bretons, Basques, Corses, Occitans donnent ainsi l'impression à travers leur discours d'exister comme des unités sociales bien différenciées, fort désireuses de ne pas être confondues avec leurs voisines, ni fondues dans le vaste ensemble national. Et surtout chacun met en avant son terroir comme premier et dernier argument de la légitimité de ses allégations

Partant de cette constatation, il était intéressant de se demander, ce que devenait la postulation d'identité chez un groupe contraint à l'émigration. Pouvait-elle avoir encore une expression authentique et subsister autrement qu'artificiellement, puisque aussi bien il semble, à priori, que la possession et l'occupation territoriale soit la condition indispensable à une telle revendication ? Cela revient à se demander si une " géographie " humaine peut être complètement coupée de la géographie physique et si un peuple sans terre a encore droit au nom de peuple. Ou, pour formuler autrement le problème, quelle est la réalité psychosociologique d'une revendication d'identité pour un groupe humain dépourvu des conditions spatiales de résidence habituellement requises comme base d'argumentation ? Les Pieds-Noirs (2) sont précisément dans cette situation problématique. C'est donc de leur exemple que nous nous inspirerons dans cette étude.

I - MINORITE ET IDENTITE MICRO-SOCIALE

Les grandes nations donnent l'impression d'être constituées par un peuplement humain homogène. Cela est sans doute vrai pour une part, faute de quoi il serait dérisoire de parler d'unité nationale, de patrie ou d'état. Jusqu'en 1945 à peu près, c'est à dire au moment de la montée des nationalismes et des mouvements anti-colonialistes, les peuples ont vécu assez globalement leur histoire et partagé d'une manière uniforme le même destin national.
Quelques exceptions apparaissent ici ou là mais ne semblent pas constituer la règle. Ce fut le cas, par exemple, de la Chouannerie dans la France de la Révolution. Mais après la fin de la seconde guerre mondiale les sentiments indépendantistes prirent un essor considérable et provoquèrent non seulement une modification de la carte politique internationale, mais réactivèrent également à l'intérieur d'une même nation les vieux désirs autonomistes régionaux. Chaque entité sociale tant soit peu différenciée a voulu être reconnue dans ses différences, donc dans ses droits propres. Cet état de fait a relancé des débats parfois très anciens avec une autorité centrale (et centralisatrice) pas toujours disposée à laisser ses décisions discutées ou contestées en quelque place que ce soit du territoire national. Or, ce monopole politique rigide exercé par la capitale a pu être ressenti comme une incompréhension fondamentale des besoins locaux et subi comme une frustration importante du sentiment de soi que chacun des sous-ensembles nationaux éprouvait comme une exigence psychologique de plus en plus forte.

Ainsi est apparu un malentendu dont les conséquences peuvent être graves entre un pouvoir central raisonnant au nom d'une majorité qui risque de n'être qu'une abstraction théorique si on la coupe de son substrat sociologique, constitutif et organique (à savoir la constellation des unités sociales plus réduites qui la composent) et ces minorités animées par la haute et profonde idée qu'elles ont de ce qu'elles sont.
Deux choses font qu'une minorité se sente minorité : la première tient à la conviction subjective mais très présente qu'elle a de n'être pas comme les autres, la seconde au fait que les autres (groupes) la traitent comme effectivement différente par des jugements ou un comportement discriminatoire. Souvent on assiste d'ailleurs à la combinaison des deux facteurs, il en résulte un renforcement des traits particuliers, soulignés de part et d'autre, la constitution, à partir de ces traits, d'une image a laquelle la minorité en question va d'autant plus fortement adhérer qu'elle l'aide à prendre conscience d'elle-même en objectivant sa réalité psychosociale, et une exacerbation des revendications politico sociales qui contribuent elles aussi a renforcer le sentiment du " nous ". On sait d'ailleurs que ce sentiment se développe au centre d'une sorte de causalité circulaire ou la solidarité interne se nourrit de l'exclusion agressive de ceux qui ne sont pas " nous ". Ainsi naît ce que J. Maisonneuve (3), empruntant à Bergson, nomme une " mentalité close " à base de misonéisme consistant à rejeter tout ce qui est étranger. Les minorités sont donc faites à la fois de ce fort sentiment communiel d'un groupe qui poussent ceux qui le partagent à se rapprocher plus étroitement, et de la définition négative, plus ou moins fantasmée, qu'elles reconnaissent ou croient reconnaître dans l'image que les autres leur donnent d'elles-mêmes. Elles y lisent en effet, par projection, le reflet inversé de leur propre agressivité défensive sous la forme de moqueries, désapprobations ou négligences à leur égard. Ce qui peut entraîner de leur part une protestation combative. La minorité se sent alors nettement constituée par rapport et en dehors de la majorité nationale.
Elle a atteint ce que nous nommons ici son identité microsociale qui se trouvera trempée par les actions éventuellement entreprises. Etre ensemble ne suffit pas toujours et il est nécessaire de faire ensemble pour baptiser la communauté et la maintenir dans son être.

II - LES PIEDS-NOIRS, POURQUOI ?

Les minorités ont des caractéristiques propres, avons-nous dit, qui les définissent, par lesquelles elles se reconnaissent et que l'on peut appeler des particularismes. Ainsi les Bretons s'appuient sur l'histoire de " l'Armorique " invoquant leur rattachement aux peuples nordiques et à une " patrie " maritime, les Basques ont une sensibilité très influencée par le voisinage de l'Espagne et les Corses sont encore bien davantage marqués par leur insularité. Chacun a son dialecte, ses coutumes, ses signes qui pourraient presque faire parler à leur propos, de pseudo ethnies.

Les pieds-noirs, pour leur part, sont marqués par leur exil. C'est à dire que leur sentiment communiel provient d'un passé commun, fait d'une somme d'expériences riches et colorées accomplies hors de la Métropole, sous le ciel africain débordant de lumière, au milieu de peuples divers (berbères, mozabites, arabes, juifs, grecs, espagnols, italiens). Les pieds-noirs sont issus de ce brassage culturel, de ces échanges " osmotiques " qui créent, en dehors de tout contrôle rationnel, une personnalité d'un nouveau genre à quiconque vit à l'un de ces carrefours de races où chacune est invoquée par toutes les autres : l'ethnocentrisme n'y intervient que comme le venimeux produit des idéologies politiques, donc artificiellement.
Son éventuel triomphe ne prouve que la force de la politique (ou ses étranges faiblesses) et ne témoigne nullement de l'authenticité des sentiments. Les pieds-noirs, qui en ont l'amère expérience, y puisent encore ce qui les identifie. Leur " âme commune " est principalement constituée de cette blessure toujours ouverte au fond d'eux, de ce déracinement, de cet " arrachement " (4) que seuls peuvent comprendre ceux qui ont connu l'exil. Les grecs anciens, qui en supputaient les affres, en faisaient l'alternative offerte a leurs condamnés à mort et l'on sait le choix significatif que fit Socrate. Comment ne pas se souvenir ici du cri pathétique de Camus qui résume toutes les clameurs et les lamentations de ce peuple lorsque, confiné aux brumes parisiennes, il se plaignait : " J'ai mal à l'Algérie ". Encore la dernière page n'était-elle pas tournée.

D'aucuns ne veulent considérer que les caractères secondaires de cette minorité et tantôt regrettent que les pieds-noirs n'en finissent pas d'enterrer leurs morts, tantôt en font les importateurs du " couscous-merguez ". Mais c'est oublier qu'une rumination (si cela en relève) ne cesse pas parce qu'on l'adjure et qu'un deuil, même accepté, n'est pas l'oubli mais les murmures d'un amour déçu par la perte de son objet et qui a eu déjà bien du mal à calmer ses premiers cris. C'est oublier que la cuisine épicée ne pimente que le souvenir et qu'avec ses plats le pied-noir remâche sa nostalgie.

Le particularisme des pieds-noirs ne se rencontre donc pas dans les histoires du bon vieux temps, ni dans le fond des casseroles, il n'est même pas dans les expressions linguistiques colorées : il est à rechercher dans le fait que ces hommes et ces femmes ont en commun une patrie selon l'imaginaire, étrange miroir où la Mère Patrie (Marâtre ?) se mire sans se voir, peut-on être davantage Autre que lorsque des semblables ne veulent ou ne peuvent plus reconnaître entre eux que des différences ? Et il est de fait que les pieds-noirs ont fait l'expérience culturelle - quand bien même elle n'aurait été que subjective, on connaît les pouvoirs de l'irrationnel - de l'abandonnisme et, à leur tour, ils ont repoussé cette mauvaise mère qui ne voulait pas d'eux. Bon gré, mal gré, ils ont accepté ce rôle de nègre-blanc qu'on leur assignait et ils ont notamment assumé l'appellation de " pieds-noirs " a la manière habituelle des victimes de discriminations ou de qualifications infamantes, c'est à dire en inversant les signes. F. Hacker (5) a bien décrit ce mécanisme consistant à valoriser, à investir positivement ce qui est insulte de la part de l'adversaire. La connotation raciale et péjorative de l'épithète " noir " appliquée aux hommes de couleur a provoqué chez eux la réaction de se désigner en utilisant eux-mêmes cet adjectif après l'avoir survalorisé. Le défi est soutenu là où il a été lancé ; ce qui est noir est beau, fort, valable (Black Panthers, Black Muslims, Black Power). De la même manière, les pieds-noirs en sont arrivés à proclamer qu'ils étaient pieds-noirs " avec gloire et honneur " (6). Et ils ne se reconnaissent pas volontiers dans le terme administratif de " rapatriés ", notion vague et fade, qui pour être matériellement exacte, n'a, en fait, que peu (ou pas) de réalité psychosociale.

Valorisant leurs différences, les pieds-noirs ont donc sublimé les caractères secondaires de leur particularisme (cuisine, dialectes, coutumes) pour en faire à la fois des signes de reconnaissance entre eux et d'opposition dérision des autres. Et voici un futur Prix Nobel de littérature et un futur Académicien Goncourt (7) parlant le langage de Bab-El-Oued à Saint-Germain-des-Prés, au grand ébahissement (et pour les ébahir) de leurs amis " Français naturels " comme ils les appelaient. Ces signes secondaires prennent alors tout leur sens et renvoient à tout un réfèrent occulte représenté par la nature profonde des véritables attachements affectifs à l'égard de la communauté nationale. C'est dans cette " sous culture " préférentiellement investie que s'atteint et se réalise la notion d'une identité microsociale- Car il semble bien, en effet, que l'on soit en droit d'identifier comme une " culture " (ou " sous culture ") cet ensemble de signes distinctifs, phénoménologiquement stables, à forte cohérence interne, se suffisant à eux-mêmes et animés, en l'occurrence, par la volonté de ressusciter par le mythe culinaire ou dialectal le Paradis Perdu.

Il est difficile de parler d'un exil sans évoquer la béance qu'il ouvre au cœur même des exilés. Dans l'Ancien Testament, le peuple juif quitte l'Egypte mû par l'espoir de trouver devant lui une Terre Promise dont il puisse faire sa patrie, c'est à dire où il puisse réaliser pleinement son unité compromise par le nomadisme et la mise en tutelle. Mais ceux qui laissent leur " territoire " derrière eux et pour qui la voie de l'exil a le goût amer du désespoir, il ne reste que des fantômes de racines. Quoi d'étonnant à ce qu'ils confondent, comme les pieds-noirs l'ont fait semble-t-il (8), la patrie avec l'" Autre Rive " et que celle-ci profite des enrichissements affectifs liés à la perte d'objet que l'on n'a jamais consentie, donc jamais acceptée. L'identité microsociale des pieds-noirs résulte donc de la réaction à cette perte douloureuse et à l'intériorisation des images d'un passé idéal qui s'en est suivi. Mais peut-être que ces individus ne font que redécouvrir et actualiser à leur manière ce qui parait être une caractéristique de notre temps : la résurgence de particularismes préfaçant la dissolution, sinon des grands peuples eux-mêmes, d'un moins celle des nationalismes. On aboutit ainsi au paradoxe qu'au moment où l'on prétend que l'homme moderne ne se définit que par la masse (9), les minorités s'imposent comme nouvelles réalités psychosociales.
Pierre MANNONI (1) - Recherche effectuée en collaboration avec le Centre Universitaire Méditerranéen, programme portant sur la Mémoire des Français d'Outre-Mer

Notes :
(1)CE.VI.QUO., Université de Nice.
(2) Par cette appellation nous désignons l'ancienne population d'origine européenne des ex-départements français d'Algérie (on l'étend parfois à tout individu qui est né et a vécu hors Métropole).
(3) La Psychologie sociale. Paris, P.U.F., 1969, p. 34.
(4) GARCIA, L'Arrachement. Nice. éd. Guetta, 1982.
(5) Terreur et terrorisme. Paris, Flammarion, 1976, p. 164
(6) Slogan encore en usage.
(7) A. CAMUS et E, ROBLES, d'après ce dernier. Préface de l'ouvrage Les Pieds- Noirs. Paris, éd. Lebaud, 1982.
(8) Cf. notre étude Les Pieds-Noirs ou une problématique du rapatriement.
(9) S. MOSCOVICÏ, L'âge des foules. Paris, Fayard, 1981.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
E. BRUA, "Nous, les pieds-noirs" in Historia Magazine, n° 387, pp. 1-9.
X. YACONO, "Les composantes d'une communauté" in Les Pieds Noirs. Paris, éd. Lebaud, 1982, pp. 57-71.
J. de la HOGUE, "Les Livres comme patrie" in Les Pieds-Noirs. Paris, éd. Lebaud, 1982, pp. 112-123.

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Mis en ligne le 29 décembre 2012

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