Les historiens s'accordent à décrire la mémoire des événements collectifs tragiques selon un même cycle : deuil, refoulement, retour brutal du refoulé et enfin hypermnésie. Pour la période de Vichy, cette prise de parole tous azimuts aura nécessité un demi-siècle : en 1995, alors que Jacques Chirac reconnaissait la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des juifs de France, les témoignages, les travaux étaient déjà légion. Pour la guerre d'Algérie, la France suit le même cycle, mais plus lentement.

Un constat : le cinquantième anniversaire des accords d'Evian donne lieu à une avalanche d'ouvrages. Pour les seuls mois de février et mars, on en a dénombré plus d'une vingtaine. Une première. Au début des années 90, le refoulé avait resurgi : le bouleversant documentaire de Bertrand Tavernier, que Le Point propose (" La guerre sans nom "), en fut l'expression la plus spectaculaire.

Aujourd'hui, on s'achemine vers l'hypermnésie. Des témoignages, qui concernent aussi, autre nouveauté, la seconde génération (voir p. 81). Les travaux d'historiens sont plus rares (1). On ne peut pas dire que notre université ait suscité les vocations. L'Etat non plus.
A la fin de notre dossier, l'historien Neil Mac-Master rappelle une donnée essentielle : malgré quelques mesurettes, les gouvernements rendent très ardu l'accès aux archives militaires (2). L'armée serait-elle toujours la " Grande Muette " ? Comment s'en étonner ? Il aura fallu trente-sept ans pour que la France, en 1999, via l'Assemblée nationale, admette qu'il y eut bien une " guerre d'Algérie " et non des " opérations de maintien de l'ordre ".

Depuis dix ans, les lignes se sont un peu déplacées. Dates commémoratives pour les appelés, les harkis, hommages aux morts de la guerre, aux Arabes massacrés à Paris le 17 octobre 1961. Des petits gestes. Des paroles aussi, avec des généraux (Aussaresses, Massu) qui reconnaissaient l'usage de la torture, libérant ainsi la parole de certains appelés et militaires. Pourtant l'armée française, comme le souligne l'historien Benjamin Stora, n'a toujours pas officiellement admis l'usage de la torture (3).

Désillusions

Mais la guerre d'Algérie continue de diviser les Français. Car tout le monde s'est senti trahi. Les militaires et les appelés par les politiques, les pieds-noirs et les harkis par la France (4).
On vit à l'heure du communautarisme mémoriel. Cette guerre en est symptomatique. Chacun veut voir sa souffrance reconnue (5). Mais comment faire la paix dans les mémoires quand personne ne s'accorde sur le nombre de victimes ?

Bilan militaire, massacre des harkis, victimes pieds-noirs d'Oran (5 juillet 1962)... La guerre d Algérie est cet étrange conflit où le nombre de tués est à lui seul problématique.
Prenons les appelés. Ils furent 1,5 million. Comme le rappelle Claude Juin dans " Des soldats tortionnaires " (Robert Laffont), des médecins psychiatres de l'armée recevaient encore aux Invalides, dans les années 2000, des anciens de la guerre d'Algérie qui souffraient de troubles, de cauchemars.

Le soldat français fut fier d'être un poilu. Il fut fier d'entrer dans la Résistance. L'appelé est rarement fier d'avoir été en Algérie : " Quand je suis revenu personne n'osait me poser des questions, On redoutait que je sois un salaud ", déclare Daniel Zimmermann dans " Nouvelles de la zone interdite". Pour l'appelé, qui se sent illégitime(6), la guerre d'Algérie sonna l'heure de la désillusion et de la nausée. Dix ans après la Résistance - laps de temps infime -, le résistant était devenu l'algérien.
Le retour en France ouvrit l'ère du soupçon, intolérable, et donc du silence, tout aussi intolérable. " Notre guerre à nous, c'est une guerre qui pue ", résume l'écrivain Jean-Pierre Farkas dans " Ils avaient vingt ans ", l'enquête de Dominique Paganelli dont nous publions des extraits. Le malaise subsiste : l'Etat, si friand d'histoire d'ordinaire, ne semble pas savoir s'il faut ou non commémorer ce cinquantenaire. (7)

Vote pied-noir

Prenons les pieds-noirs, figés souvent dans une " nostalgérie ", qui a arrêté le temps au jour du " grand départ " de ce beau pays tant aimé. Comment en serait-il autrement ? Daniel Saint-Hamont, dans un livre à paraître, " Et le sirocco emportera nos larmes " (Grasset), raconte le pèlerinage de septuagénaires, qui reviennent dans leur village qu'ils ont quitté adolescents. Mélancolie et larmes, mêlées de rire, assurées.

Pour beaucoup subsiste l'idée qu'en 1962 l'alternative fut " La valise ou le cercueil ", pour reprendre le titre du récent documentaire de Charly Cassan et Marie Havenel. Comment confronter cette douleur à l'enquête de Pierre Daum " Ni valise ni cercueil ", qui va heurter la communauté pied-noir ? Un point, qui n'est pas de détail, demeure incontestable la disparition des civils européens après les accords d'Evian (8). Sur la base d'archives, Jean-Jacques Jordi (" Un silence d'Etat ", Soteca) pointe du doigt le gouvernement du général de Gaulle, au courant de ces " exactions perpétrées contre ses ressortissants " et qui se contenta de protester mollement, mais laissa faire. Le cinquantenaire des accords d'Evian coïncide avec la présidentielle. Les pieds-noirs n'ont pas laissé passer cette aubaine. Des associations (Jeunes pieds-noirs) ont décidé de rappeler aux candidats le poids du vote pied-noir : près de 3 millions de votants. Très remontés contre Nicolas Sarkozy, qui leur avait fait en 2007 des promesses qu'il na pas tenues, elles demandent cette fois un engagement écrit aux candidats.

Le gâchis

Dans sa remarquable enquête (9)* sur les pieds-noirs restés en Algérie, Pierre Daum montre qu'une cohabitation entre pieds-noirs et algériens aurait été possible, du moins dans les premières années de l'indépendance. Sur 1 million d'entre eux présents en 1962, 200 000 sont restés.
Mais le Code de la nationalité (1963) puis la présidence de Boumediene (1965) vont sonner le glas de ce rêve de coexistence. En 1990, ces Européens n'étaient plus que quelques milliers.

Fossé

Dans leur combat, les pieds-noirs s'unissent aux harkis, dont le massacre par les Algériens - près de 60 000 tués - n a pas été reconnu non plus par l'Etat français (10). En 1962, le gouvernement donna l'ordre de les désarmer. Il ne veut plus entendre parler de ces harkis qui l'ont aidé et qui vont être massacrés à leur retour dans leurs villages. Ceux qui s'échapperont en France seront parqués dans des conditions ignobles, dans les camps du Larzac, de Rivesaltes ou de Saint Maurice-l'Ardoise. Près de 700 000 harkis et enfants de harkis vivent en France. Là aussi, la deuxième génération demande un geste au gouvernement. Les propos tenus vendredi 9 mars par Nicolas Sarkozy n'ont pas répondu aux questions posées. Comment réagira l'Algérie (11) ? Le combat des mémoires est aussi l'otage de tractations où la France semble prise dans ses contradictions. D'un côté, elle cherche à faire reconnaître l'aspect positif de la colonisation, de l'autre, elle entend célébrer avec l'Algérie les 50 ans de son indépendance. Silencieux ou dilatoire sur les points de friction, l'Etat prend du retard sur les mémoires civiles.

Le fossé se creuse. Témoin, la censure dont a été victime l'historien Guy Pervillé. Invité à rédiger pour le livre des commémorations nationales l'article sur la guerre d'Algérie, il a vu disparaître de la version publiée parle ministère de la Culture les passages concernant les enlèvements des Français, les massacres des harkis et le rôle du général de Gaulle. Faut-il que l'Etat soit gêné aux entournures ? Aux antipodes de cette gêne, un livre, " Nos pères ennemis ", d'Hélène Erlingsen-Creste et Mohamed Zerouki (Privat). Il a été écrit à quatre mains par le fils d'un commissaire politique au FLN et la fille d'un sous-officier français tué dans une embuscade en 1958. Comment mieux sceller la réconciliation des mémoires ?
F-G.I. Le Point N°2061 - jeudi 15 mars 2012

* " Ni valise ni cercueil " (Solin/Actes Sud,430 p, 34 €).

*Note de la Rédaction :

(1) Les travaux d'historiens ne sont pas rares, mais certains chercheurs sont consciencieusement occultés.
Seuls quelques uns, inamovibles et omniprésents sont pris en considération et leurs productions encensées à grand renfort de publicités médiatiques.
(2) Le gouvernement français n'est pas seul à rendre ardu la consultation des archives. Le gouvernement algérien également joue l'inertie au grand désespoir des historiens et chercheurs algériens. Voir dans l'ouverture des archives la solution est un leurre, car qui pourra dire que l'intégralité des archives sera exposée. Un tri sélectif sera sans aucun doute opéré. Pour raisons politiques ou idéologiques.
(3) Ce n'est pas l'usage de la torture qui est nié par l'armée mais l'affirmation par certains milieux qu'elle fut systématique. De plus les exactions de certaines franges du FLN, ne sont jamais ou rarement évoquées.
(4) C'est loin d'être un sentiment. C'est une réalité. Les témoignages des historiens pas ou peu médiatisés sont légions. Même le commun des mortels, pour peu qu'il s'y intéresse, trouvera nombre d'ouvrages ou de déclarations qui l'attestent.
(5) C'est justement en donnant acte de leurs souffrances à TOUTES les victimes que se trouvera l'apaisement. Pour cela, les idéologies et les jugements péremptoires doivent être bannis.
(6) L'appelé d'Algérie se sent illégitime parce que l'œuvre de la propagande à sens unique a produit ses effets. Les politiques, les intellectuels et les " humanistes progressistes " ont décidé qu'il s'agissait d'une " sale guerre ". Comme s'il pouvait y avoir des guerres propres ! Participant à un conflit qui selon certains d'entre eux, ne les concernait pas et dénigrés dans leur ensemble par les moralistes pour leur participation effective, ils ne purent en parler sans risquer le mépris voire l'hostilité.
(7) Pour la France, commémorer le cinquantenaire de l'indépendance n'a aucun sens. Jamais, une défaite, même politique ou diplomatique, n'a été célébrée par une nation digne de ce nom. Ou alors, il faudrait, comme le Sénateur Jacques Duclos, membre influent du PC, affirmer : " La victoire du peuple algérien, c'est notre victoire ! ". Ce serait plus clair et la question ne se poserait plus.
(8) Cette phrase est un des éléments qui contredit l'ouvrage précédemment cité.
(9) Peut-on parler " de remarquable enquête " ce reportage basé sur une vingtaine de témoignages, qui ne donne pas la parole à ceux qui auraient voulu rester et ainsi essayer d'entrevoir le motif " irraisonné " de leur départ.
(10) Si le massacre des Harkis par l'Etat français n'est pas reconnu, ce n'est pas dans les préoccupations de l'Etat algérien non plus. Et si la France doit reconnaître la façon ignoble dont son gouvernement de l'époque a abandonné lâchement ses supplétifs promis à une mort certaine et leur accueil en dessous de tout, il faut aussi reconnaître que ce n'est pas elle qui les a trucidés.
Elle est complice certes, mais la responsabilité est partagée. On a souvent tendance, en ces temps de repentance, à oublier cette évidence.
(11) Que l'on s"inquiète de savoir comment va réagir l'Algérie démontre bien la culpabilisation à sens unique et la paranoïa de la France. L'Algérie réagira comme bon lui semble. C'est un état souverain et indépendant qui exprimera ce qu'il lui semble bon.

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Mis en ligne le 19 janvier 2013

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