Drapeau tâché du sang d'Hernandez, Pieds-Noirs de Bab el Oued

Le dimanche 24 janvier 1960, le centre d`Alger fut le théâtre d`une affreuse tragédie qui, en quelques instants, coucha à terre vingt-sept morts et cent cinquante blesses, tant civils que militaires.
Comment en était-on arrivé la ? Pour bien le comprendre, il faut avoir présent à l`esprit la volonté bien arrêtée de de Gaulle d`abandonner l`Algérie. Cela impliquait d`atteindre trois objectifs préalables :
- Retourner l`opinion publique en France.
- Neutraliser l`Armée.
- Briser la résistance de la population d'Algérie.

Retourner l'opinion publique en métropole ne présentait pas de difficultés. Les communistes étaient évidemment tout acquis, les socialistes divisés (un certain nombre écoutaient Robert Lacoste, Guy Mollet et quelques autres qui avaient montré leur sympathie pour l`Algérie Française), les gaullistes étaient aux ordres et il ne restait, comme opposants, qu`un petit nombre de patriotes clairvoyants qu`il serait facile de neutraliser. Sans doute cette énumération ne tient-elle pas compte d`un important pourcentage de silencieux ou d`indifférents, sans autre opinion que leur refus de se battre pour une Algérie qui ne recelait, leur avait-on dit, que des colons scandaleusement enrichis par leurs exactions. Les mêmes gémiront sur le pétrole perdu quand la question se posera, sans pour autant envisager la moindre attitude courageuse.
L'Armée était tout entière attachée a sa mission de pacification et de surcroit, l`expérience chèrement acquise en Indochine par les meilleurs des soldats, avait conduit à la création dans les Etats-Majors, des Ve Bureaux ou Bureaux d'Action Psychologique qui connaissaient la riposte à la guerre révolutionnaire que nous subissions. Seule de tous les pays non-marxises, la France avait des cadres et une doctrine devant conduire a la victoire, c'est-a-dire non pas a l'écrasement des vaincus mais a leur ralliement.

Il y avait évidemment dans cette Armée des différences de qualité.
A coté des troupes d'élite, connaissant leur métier de guerrier, il y avait des unités de rappelés dont l'ardeur était certainement moindre, ce qui leur occasionnait parfois des difficultés graves, mais aucun noyau important de subversion n`avait encore été décelé. Dans la population d'Alger, la 10e Division Parachutiste jouissait d`une considération particulière. C'était elle qui, sous la conduite du général Massu, avait gagné la " bataille d'Alger " et les Algérois avaient pour elle une affectueuse reconnaissance.
A cote de l`Armée, il y avait une force qui, si elle était tactiquement peu importante, jouait un rôle de très bon outil dans le type de guerre auquel nous étions affrontés. C'était l'ensemble des Unités Territoriales. La lutte contre la guerre révolutionnaire est en effet une redoutable dévoreuse d'effectifs. Pour que la population se sente en sécurité, condition première et essentielle, il lui fallait voir partout des militaires veiller sur elle, que ce soit dans les transports publics, dans les marchés, autour des écoles et même a la porte des cinémas. Bien évidemment, l'Armée ne pouvait à la fois assumer ces indispensables missions de quadrillage et monter des opérations actives contre les katibas rebelles. La police n'avait pas les effectifs suffisants et mobiliser plus avant les réserves semblait une solution impossible parce que trop chère à supporter pour la nation et trop impopulaire dans ses effets sur la métropole.

On imagina alors une autre formule : le rappel sous les drapeaux de toute la population mobilisable d`Algérie jusqu`a 48 ans, mais en ne faisant faire a ces rappelés qu'un service partiel, deux ou trois fois par mois. Ainsi, à Alger, 25 000 rappelés fournissaient chaque jour 2 500 hommes pour la surveillance et le quadrillage de la ville. Telles furent les Unités Territoriales, groupées par compagnies et bataillons et chargées de la sécurité de leurs propres quartiers.
Cette expérience se révéla vite comme un succès. Le contrôlé d'hier devenant le contrôleur de demain, le service se fit dans un climat de bonhomie qui n'enlevait rien a son efficacité mais bien au contraire renforçait la cohésion de la population et la sécurité collective y gagna beaucoup. Mais qu'on ne s'y trompe pas ! Ce service supplémentaire demandé à la partie active de la population représentait une charge, un impôt que chacun paya sans rechigner. Les journées de travail perdues étaient à la charge des entreprises pour les employés ; pour les ouvriers à salaire horaire et pour les artisans, il n'en était pas de même. Pourtant cela n'influa pas sur la qualité du service.

A cet aspect très positif de l'utilisation des Unités Territoriales, allait s'ajouter un autre avantage infiniment plus important. Chaque UT prenant son service pour 24 heures apportait avec lui le reflet des soucis de sa famille, de son entourage, l'écho de ses préoccupations, des craintes ou des angoisses de toute la population. Par lui, l'Armée était exactement informée du pouls de la collectivité. Inversement, retournant chez lui après sa " vacation ", c'est à son entourage qu'il apportait les consignes de l'Armée. Ainsi se trouva réalisée tout naturellement la symbiose Armée-Population a travers laquelle le terrorisme du FLN ne pouvait plus que très difficilement évoluer.

Cette symbiose rendait impossible la naissance de divergences fondamentales entre l'Armée et la Population et, par la, renforçait l'union de tous autour du principe essentiel et voulu par tous ; l'Algérie Française.
Apres le 13 mai 1958, toute cette organisation qui jusqu'alors ne concernait que la population européenne allait s`étendre aux Musulmans. Le test fut la création du 20° Bataillon d'UT que j'eus l'honneur de commander et dont la zone de recrutement et d'activité fut la casbah d`Alger. Il avait une physionomie bien particulière puisque 30 % de l'effectif s'appe1ait Lopez, 30 % Levy, 30 % Mohamed, avec un petit appoint de 10 % de Dupont. Ses trois compagnies étaient installées, l'une en haut de la casbah, une autre près de la cathédrale et la troisième (ainsi que le PC du bataillon) dans un bain maure désaffecté de la rue Scipion.
Très vite, l'ensemble prit le même rythme, la même efficacité que partout ailleurs, si bien que je pus m'offrir le luxe de circuler de jour et de nuit dans cette casbah, en uniforme et sans arme. Un autre trait mérite d`être signalé pour marquer la bonne entente qui alors régnait entre nous et autour de nous : le fanion du bataillon fut brodé par des femmes musulmanes de cette casbah que certains redoutaient.

Il est vrai, faut-il ajouter, que nous avons été largement aidés dans toute cette période par les épouses des cadres et des hommes du bataillon. Sur l'orientation donnée par Mme Massu, elles créèrent dans la casbah le Mouvement de Solidarité Féminine qui vint prolonger l'élan de fraternisation né spontanément le 13 mai.
Ce test réussi, le Commandement élargit l'expérience en créant dans les zones rurales les Groupes d'autodéfense qui, armés de fusils de chasse, devaient monter la garde autour des villages de regroupement et barrer la route aux infiltrations des fellaghas.

Spontanément s'étaient créées sur divers points de l'Algérie, des amicales de Territoriaux ; certaines éditaient un journal, d'autres créaient des insignes d'unités, toutes avaient pour base l'affirmation de la volonté commune de rester français sur un sol français.
Enfin, pour couronner cet ensemble, le colonel Gardes Suggéra la création d'une fédération des UT et des Autodéfenses. Le général Challe en adopta l`idée d'enthousiasme et réussit à la faire admettre à M. Delouvrier. La Fédération fut fondée le 29 novembre 1959. Me recevant à la suite de mon élection à la présidence de cette fédération, le général Challe me dit : " Tout seul, je peux gagner la guerre et je casserai autant de katibas qu'il le faudra pour y arriver. Mais tout seul, je ne peux pas gagner la paix et il faut m'aider à gagner la paix ".
Cette fédération n'eut pas le temps de remplir le rôle que demandait Challe. Le Pouvoir, très bien renseigné, s'était rapidement rendu compte que, pour réaliser ses sombres desseins, il était urgent d'agir et d'agir vite. Il se bâtit dans l'entourage de de Gaulle un complot machiavélique - le seul complot des barricades - visant à dresser l`une contre l'autre l`Armée et la Population. Pour que l'effet en fut meilleur, c'était entre Alger et la 10e DP qu`il fallait organiser ce " clash ". Le programme comprenait trois étapes :
provoquer l'escalade de la colère, imaginer un détonateur et enfin minuter l'affrontement.

La première étape, le FLN s'en chargea, peu dans Alger ou pourtant un obus piégé éclata contre les grilles de l'Université, tuant et blessant des étudiants, mais surtout a la périphérie de la ville. Et, à chaque attentat, la colère des Algérois augmentait.
Le détonateur, ce fut l'affaire Massu-Kempski. Massu en qui la population d'Alger voyait son meilleur défenseur et le garant des promesses du 13 mai, devait être écarté brutalement de son commandement après être tombé dans le piège tendu par le journaliste allemand Kempski.
Vivement recommandé par le Quai d'Orsay, son voyage et ses frais payés par le gouvernement français (ainsi que le précisa M. Messmer dans une note adressée au Président du Tribunal du procès des Barricades) Kempski arrive à Alger. Il intrigue aussitôt pour rencontrer Massu, lequel, très réticent, ne cédera que devant l'insistance de Delouvrier. Mais, quand il sera en présence de cet ancien parachutiste qui saura le mettre en confiance, Massu se laissera aller a critiquer la politique des marches descendues, que pratiquait de Gaulle.
Aussitôt après cette interview, Kempski se rend au consulat général d'Allemagne pour mettre en sécurité l'enregistrement pris contre toute convention. Là, il déclare devant plusieurs personnes :
" L'Armée Française est le seul obstacle à une solution correcte du problème algérien mais elle sera bientôt brisée ".Un jeune professeur d'allemand du Lycée d`Alger qui se trouvait là me rapporte ce propos mais, si je note le vocabulaire marxiste, je ne comprendrai que plus tard l'importance de ce propos.
Dès la parution de l`article, de Gaulle éprouve ou feint d`éprouver une grande colère. Il décide le rappel immédiat du général Massu et son remplacement par le général Crépin.

Alors Alger s`enflamme.

Toutes les villes ont un lieu de prédilection où se rassemblent les foules lors de tout événement, joyeux ou triste.
A Alger, c'est le Plateau des Glières, vaste place dominée par le Forum et le Gouvernement General. Là est le Monument aux Morts ; de là partit la vague du 13 mai ; c'est là encore que les Algérois vont se réunir pour clamer leur indignation et exiger le retour de Massu.
Il ne reste plus aux " habiles " du sérail entourant de Gaulle qu'à mettre au point le scénario final. La 10e DP est en opération en Kabylie. Elle reçoit l'ordre de rejoindre Alger, toutes affaires cessantes. Quand la foule des Algérois sera rassemblée, on la fera charger par des gendarmes mobiles dévalant des escaliers du Forum et alors, on créera l'irréparable en ouvrant le feu. A ce moment très précis doivent intervenir deux des régiments de la 10e DP : le 1er Régiment Etranger de Parachutistes que commande le colonel Dufour par le tunnel des Facultés et les parachutistes du colonel Broizat par l'avenue Pasteur, venant fermer la nasse à l'autre extrémité de la place. Il est évident que, intervenant en plein combat, les parachutistes reprendront l'affaire a leur compte. Ainsi s'entr'égorgeront les Algérois et leur chère 10e DP.

Une telle affaire ne pouvait être montée que dans le plus grand secret. Pourtant il y eut une fuite. Le journal Juvénal qui arriva dans les kiosques algérois le 23 janvier affirmait qu'Alger donnait tête baissée dans un piège et adjurait les Algérois de se méfier mais l'article n`était pas signé, Juvénal peu lu en Algérie et l'avertissement ne fut pas entendu.

Le 23 janvier, je fus convoqué au GG (Gouvernement General) par le général Challe et par Delouvrier. Ils désiraient se renseigner, non pas sur la manifestation elle-même car il était évident qu'elle aurait lieu le lendemain, mais sur l'ampleur qu'elle pouvait prendre. A aucun moment il ne fut question d'une interdiction. Ce ne sera que beaucoup plus tard que M. Delouvrier parlera de cette mesure pour justifier l'action des forces de l'ordre.
Je dis au général Challe qu'à mon avis, pour peu qu'on évitât le contact entre gendarmes et manifestants, il était probable que tout se passerait bien. Tel était alors mon sentiment et il me répondit " Je ne suis pas un provocateur, les gendarmes ont reçu l'ordre de ne pas se montrer, sauf si les manifestants cherchent à s`emparer du GG ". Pas plus que moi le général Challe ne subodorait le complot, et il tiendra les mêmes propos à Joseph Ortiz dans la matinée du dimanche. En revanche, Delouvrier, qui assistait a l`entretien, ne dit rien. Il n`est pas certain qu'il ait su ce qui se préparait réellement mais il est évident qu'il savait le destin que de Gaulle réservait à l'Algérie. Son rôle consistait à nous mentir a petites doses pour nous conduire le plus quiètement possible à l`abandon.

Et le 24 janvier, des 9 h, la foule algéroise se rendit au Plateau des Glières, bien décidé à hurler son opposition à la politique du Pouvoir. Dans cette foule, il y avait évidemment beaucoup d`UT.
Comment aurait-il pu en être autrement puisque tout homme mobilisable était UT ? Les Territoriaux de Bab-el-Oued arrivèrent musique en tête. Mais il y avait aussi des femmes, des enfants, des civils...
Du balcon où Joseph Ortiz s`était installé, il y eut beaucoup de discours, certainement peu aimables pour le Président de la République, voire même violents, mais rien d`autre que ces violences verbales tellement méditerranéennes. A l'heure de l'anisette, la place se vida. Comme la journée était belle et les plages tentantes, il y eut beaucoup moins de monde l'aprés-midi. Sans doute quelques jeunes gens imaginèrent-ils de barrer la rue Charles-Péguy mais c'était là beaucoup plus pour s'occuper que pour " faire Camerone ", et tout indiquait que la journée se terminerait sans mal.

Mais le Pouvoir voulait réaliser son sombre dessein. L'heure H fut fixée à 18 h. L'ordre a la 10e DP de se mettre en mouvement pour arriver à temps sur le plateau des Glières fut téléphoné du Secteur Alger-Sahel (colonel Fonde) et reçu par le commandant Lafargue qui, à Hydra, assurait l'intérim des fonctions de sous-chef d'Etat-Major.
Fonde dira plus tard qu`il reçut lui-même cet ordre de son supérieur, le général Coste, un Pied-Noir pourtant.
Sur le Forum, les gendarmes aussi se préparent et passent une revue d'armes pour s`assurer que leurs armes ne sont ni approvisionnées ni chargées. Par un dernier raffinement, on a mis en tète les escadrons recrutés en Algérie. Faire tomber sous le même feu des civils algérois et des gendarmes algérois pouvait permettre ultérieurement une bonne exploitation psychologique.
Est-ce le colonel Debrosse qui y a pensé ?

Quelques minutes avant 18 h, Debrosse donna l'ordre au commissaire Trouja de faire les sommations réglementaires. Mais celui-ci n'était pas " au parfum " et, comme la manifestation se dispersait, un tel ordre lui parut tellement aberrant qu'il refusa de l`exécuter. Il ne restait guère que 5 à 6 OOO personnes sur la place. Le temps pressait. Debrosse passa outre et, à 18 h, les malheureux gendarmes, ignorant le sort qui les attendait. descendirent les escaliers du Forum. Derrière eux, sur le muret qui borde ce Forum, des fusils-mitrailleurs servis par des hommes vêtus comme des CRS se mirent en batterie.
Un instant de silence, de stupeur chez les manifestants puis un coup de feu isolé et l`enfer se déchaine. Aux fusils-mitrailleurs du Forum tirant dans le dos des gendarmes et le ventre des manifestants, répond bientôt un FM des UT. Mitraillés par derrière et par devant, les gendarmes tournoient, s'écroulent, refluent, les manifestants fuient dans tous les sens. De nouveau, un silence épais s'étend sur cette place vide, bleuie par la fumée, d'où les oiseaux mêmes ont fui.
Et les parachutistes n'arrivent pas.

Que s'est-il donc passé pour que ce complot si minutieusement préparé échoue ? Quel grain de sable a-t-il empêché le scenario de se dérouler comme l'escomptaient ses auteurs ?
La réalité est bien simple. Lorsque le commandant Lafargue reçut l'ordre du colonel Fonde, il se débattait au milieu des difficultés urgentes dues au rappel des régiments de leur zone d'opération, plus urgentes, lui sembla-t-il, que l'arrivée à un horaire précis sur le plateau des Glières. La transmission aux unités des ordres de mouvement en prit un certain retard que Lafargue jugeait sans importance. Sans qu'il s`en doutât, il venait de faire échouer la partie la plus importante du complot.
Quand les légionnaires du colonel Dufour débouchèrent enfin du tunnel des Facultés, ils n'eurent pas à reprendre a leur compte un combat qui avait cessé. Ils se contentèrent de tendre entre les gendarmes qui continuaient à refluer et les manifestants un rideau que nul ne songea à franchir.
Le complot avait échoué, la semaine des Barricades commençait.

Appelé par le général Challe dans la soirée du 24 janvier, je me rendis au Quartier Rignot accompagne du commandant Grisoni, mon adjoint au commandement du 20e BUT. Tenaillé par une crise de goutte, il nous reçut en pantoufles. Furieux, il nous hurla :
" On m'a fait un enfant dans le dos ! J'ai relevé le colonel Fonde de son commandement ". De fait, le colonel Fonde venait d'être remplacé par le colonel Meyer, de la 10e DP. Le général Challe avait donc bien compris d'où venait ce mauvais coup, pas suffisamment toutefois puisqu`il s`emporta encore contre les Algérois dont il ne comprenait pas l'attitude. Comme je lui disais que tout venait de l`ambigüité du Pouvoir, il me rétorqua : " Le général de Gaulle ne veut pas brader l'Algérie, ce n'est pas possible. Si je le croyais, je n'aurais qu'a poser ma casquette sur la table, il n'y aurait plus de de Gaulle ! ".
Le général Challe comprendra plus tard et il posera sa casquette sur la table... trop tard. Ce fut la dernière chance de l'Algérie Française.

L'Armée ne bascula pas et rien ne fut possible sans elle.
Malgré l'arrestation des principaux leaders ou leur fuite, malgré la démobilisation des UT et la dissolution de la Fédération, la nécessité d'un " clash " entre l'Armée et la Population demeurait aux yeux du Pouvoir la condition sine qua non de l'abandon. Il lui faudra deux ans pour y parvenir et ce sera le 26 mars 1962, le massacre de la rue d'Isly, une parfaite réussite cette fois. En ce jour noir, se consomma le divorce entre l'Armée et la Population. Ainsi l'Algérie mourut sous les balles françaises.

Nous comprenons bien qu'un semblable exposé doit s'appuyer sur des preuves. Alors, les voici.
Le procès des " inculpés d'Alger " avait commencé dans les premiers jours de novembre 1960. On en était à plus de 60 audiences, quand le vendredi 3 février 1961 vint déposer le capitaine de la Bourdonnaye. Calmement, il déclara : " J'ai arrêté le tir d'un FM qui avait déjà tiré trois chargeurs. Le colonel Godard l'a vu comme moi et le commandant Allaire également ". Sur les juges militaires, ces propos firent l'effet d'une bombe. Il n'avait jamais été question de ces FM. D'ailleurs, curieusement, aucun des inculpés présents n'était poursuivi pour la fusillade mais pour un soi-disant complot ourdi contre le Pouvoir. De la part des juges, de nombreuses questions fusèrent. Le Président Thiriet, usant de son pouvoir discrétionnaire, décida d`entendre à nouveau le lendemain le colonel Godard et le commandant Allaire qui avaient déjà déposé, Le jour suivant, ces deux témoins confirmèrent les dires du capitaine de la Bourdonnaye ; le colonel Godard précisa qu'il avait vu trois FM sur le muret du Forum. Tirant conclusion de ces faits nouveaux, le bâtonnier Charpentier déclara : " Messieurs, nous avons maintenant la certitude que le tribunal a été maintenu depuis des semaines dans l'erreur par des témoignages concertés. Il faut que l'on sache la vérité ! "

On se souvint alors que, le mercredi 28 décembre, sans être contredit, le capitaine Filippi avait déclaré que le GG savait parfaitement qui était Kempski ; que, le jeudi 29 décembre, le général Morin, commandant la gendarmerie d'Algérie, avait déclaré que, contrairement aux prescriptions permanentes, le colonel Debrosse avait donné ordre de prendre des FM ; que Debrosse avait alors reconnu le tir d`une seule rafale par ses gendarmes " pour marquer une fenêtre d`où l`on avait tiré sur lui ", mais que cette intéressante déposition avait été interrompue par l`arrivée du général Weygand ; on se souvint que, le 27 janvier, l'audience avait révélé que sur 14 gendarmes tués, 9 l'avaient été par des balles tirées dans le dos. On se souvint aussi de la démesure avec laquelle Debrosse reprocha au commandant Lafargue le retard des parachutistes, violence qui ne peut se comprendre hors de l'existence de ce complot du Pouvoir, car on aurait du, au contraire, se féliciter d'un tel retard, qui épargna la vie de soldats de la 10e DP.

Mais le procès durait depuis plus de trois mois. L'accusation se chargea de noyer l'incident. Toutefois, les juges s'en souvinrent, qui acquittèrent tous les inculpés présents. Certes le complot du Pouvoir avait échoué. Pas complètement cependant et l'exploitation qui en fut faite réalisa en partie ce qui n'avait pu être obtenu le 24 janvier. Les officiers sympathisants furent mutés hors d'Alger. La presque totalité des leaders civils furent expulsés. L'Algérie se retrouva sans cadres civils ou militaires capables d'exprimer la volonté de la population.
En dehors du procès, on put aussi apprendre que, sur l'emplacement de tir des FM, des douilles avaient été récupérées par le colonel Godard, ce qui permit de constater que les munitions tirées provenaient d'un lot distribué quelques jours auparavant à des " Auxiliaires du Service d`Ordre ". D'autres témoignages sont venus depuis corroborer la thèse que nous venons d'exposer. Les Pieds-Noirs étaient vraiment hors d'état de faire prévaloir leur attachement à leur patrie en face d'agissements aussi sordides.
Michel Sapin-Lignieres

24 janvier 1960, 19 h 53 : le général Challe décrète l'état de siège et annonce qu'il fait converger des régiments de l'intérieur sur Alger. Beaucoup d'Algérois, bravant l'interdiction de rassemblement de plus de trois personnes, rejoignent le réduit des facultés, " le PC Lagaillarde " ou le camp retranché de la Compagnie algérienne, " le PC Ortiz ". Le député Lagaillarde et le cafetier du Forum Joseph Ortiz, le chef du Front National Français sont les leaders de cette entreprise patriotique, avec Auguste Arnould. l'animateur du Comité d'Entente des Anciens combattants, le Dr Pérez, adjoint d'Ortiz, et Jean-Jacques Susini, président de l'Association générale des Etudiants d'Alger, qui répond ainsi au général Challe : " Nous jurons sur l'honneur que les manifestants n'ont pas tiré les premiers. Nous n'avons jamais combattu les fils de France. Notre décision est toutefois prise. Nous tiendrons jusqu'au bout." La " semaine des barricades " commence, tandis qu'à 2 h 30 du matin le général de Gaulle dénonce ce " mauvais coup porté à la France ". Ce lundi 25 janvier, population et parachutistes fraternisent avec les émeutiers. Au PC Lagaillarde règne une atmosphère militaire, avec le salut aux couleurs et la garde au drapeau taché de sang qui porte la croix de la Valeur militaire d'un UT. Le premier ministre Debré, arrivé à Alger, constate avec inquiétude " l'osmose " insurgés-militaires.
Et, le 28 janvier, coup de théâtre : le général Challe et le délégué Delouvrier se sont retirés au PC de La Reghaïa pour retrouver " la liberté de commandement ". Delouvrier adjure les insurgés dans un discours qui se veut pathétique : " Je vous laisse, Algérois, le dépôt le plus sacré qu'un homme puisse avoir : sa femme et ses enfants. Veillez sur Mathieu, mon dernier fils. Je veux qu'il grandisse, symbole de l'indéfectible attachement de l'Algérie à la France ". Le lendemain, le discours de de Gaulle sera plus " politique " : " Comment pouvez-vous douter que si, un jour, les Musulmans décidaient librement et formellement que l'Algérie de demain doit être unie à la France, rien ne causerait plus de joie à la patrie et à de Gaulle que de les voir choisir entre telle et telle solution, celle qui serait la plus française ? " Les chefs parachutistes, n'attendant que ces mots, sont relativement satisfaits et négocient une reddition " dans l'honneur " des chefs insurgés. Le 1er février, c'est la reddition du camp retranché de Lagaillarde. Les insurgés sortent ; les troupes leur rendent les honneurs.

Extrait du livre de Philippe Heduy "Algérie Française" Société de Production Littéraire

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Mis en ligne le 06 avril 2012

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