D'après les promesses de Georges Pompidou, ils devaient être réglés en dix ans. A l'élection présidentielle de 1974, 60 000 seulement avaient été traités et, en 1978, lors des législatives, soit neuf ans après, 90 000 seulement.

Les aménagements à la loi du 15 juillet 1970

Les insuffisances de la loi et de ses décrets d'application apparurent vite si évidentes que les différents partis politiques, sous la pression des associations de rapatriés, étaient unanimes, au moment de l'élection présidentielle de 1974, pour en demander l'amélioration. Après l'élection, une commission fut réunie pour proposer au gouvernement un certain nombre d'aménagements. Certains, d'intérêt limité, furent apportés par des décisions ministérielles; d'autres firent l'objet de mesures législatives insérées dans la loi de finances rectificative du 27 décembre 1974, où fut employé le procédé du " vote bloqué ".

Parmi les mesures législatives adoptées, la plus importante concernait la " grille". Le plafond des indemnités se trouvait porté à 131 000 F par personne ; l'éventail des tranches intermédiaires était quelque peu ouvert. D'autre part, pour tenir compte, dans une certaine mesure, de l'inflation, qui réduisait à rien les valeurs d'indemnisation fixées d'après le niveau des prix de 1962, un " coefficient de revalorisation" annuel était institué. Mais bien que ce coefficient fût destiné à tenir compte de l'inflation intervenue depuis la dépossession, ce n'est pas à l'indemnité qu'il s'appliquait, mais à la valeur d'indemnisation, en sorte que les " bénéficiaires " ayant un patrimoine moyen se trouvaient toujours " plafonnés" à 131 000 F, somme qui devenait de plus en plus dérisoire. En outre, aucune indexation n'était retenue entre 1962 et 1970 et le coefficient était de 15 % entre 1970 et 1974, période pendant laquelle les salaires avaient augmenté de 60 %.

Les dettes contractées outre-mer

L'exiguïté de l'indemnisation allait conduire à d'étonnantes acrobaties dans ce domaine. La loi stipule, d'une manière définitive, que les personnes spoliées outre-mer ne peuvent être poursuivies pour des obligations ayant trait à l'acquisition, la conservation, l'amélioration ou l'exploitation des biens dont ils ont été dépossédés.
Toutefois, dans la mesure où ils sont indemnisés pour la perte de ces biens et si les droits de leur créancier sont reconnus valables, ils peuvent être tenus de s'acquitter de la totalité ou d'une fraction de leur dette correspondant au rapport entre la valeur d'indemnisation des biens du débiteur et l'indemnité qui lui est attribuée. Cette disposition aboutissait à cette conséquence paradoxale que plus le rapatrié possédait outre-mer un patrimoine important, moins le créancier percevait sur sa créance.

Avec la loi du 2 janvier 1978, qui a " amélioré" l'indemnisation prévue par la loi de 1970, cette conséquence n'a pas disparu, mais, les cas de règlement à 100 % de la valeur d'indemnisation étant plus fréquents, la majorité des créanciers peuvent ainsi recevoir la totalité de leur créance. Cependant, même dans cette hypothèse, ils ne perçoivent que le montant nominal de ce qui leur est dû, sans aucune revalorisation ni aucun intérêt pour la période postérieure à la dépossession, et, le plus souvent, sous forme de titres amortissables en cinq ou quinze ans suivant que leur débiteur est, au moment de la liquidation de ses droits, âgé de plus ou de moins de soixante-dix ans.

Les dettes de réinstallation

Le problème des dettes de réinstallation "est encore loin d'être réglé. La loi du 6 novembre 1969 avait suspendu les poursuites contre les rapatriés débiteurs de prêts de réinstallation et levé les sûretés réelles prises sur leurs biens. La loi du 15 juillet 1970 va plus loin. Elle prévoit que le cours des intérêts, arrêté à la date du 7 novembre 1969, demeure suspendu jusqu'à la liquidation du dossier d'indemnisation de l'emprunteur. Pour ceux qui n'ont pas déposé de demande d'indemnisation, ce moratoire prend fin un an après la date limite fixée pour le dépôt des demandes d'indemnisation. Pour les débiteurs indemnisés, les poursuites pouvaient reprendre, pour le solde restant dû, un an après la liquidation de l'indemnité. Ces dispositions sont d'autant plus choquantes qu'en fait le remboursement des banques créancières est déjà compris dans les crédits pour l'indemnisation votés par le Parlement et qu'elles ont été, ainsi, déjà remboursées.
En outre, la loi de 1970 permettait à l'État de se payer par priorité de la totalité des prêts de réinstallation. Cette situation risquait de devenir insoutenable, car étant donné l'extrême parcimonie des indemnités attribuées en application de la loi du 15 juillet 1970, de très nombreux rapatriés voyaient la totalité de leur indemnité affectée au remboursement des prêts, se trouvant en outre débiteurs de sommes importantes, pour lesquelles ils risquaient d'être poursuivis. Malgré une légère amélioration due à la loi du 2 janvier 1978, les rapatriés mal reclassés, et que l'attribution d'un prêt prive souvent de toute indemnisation réelle, vivent, vingt ans après, dans l'angoisse permanente.

La loi du 2 janvier 1978

Cette fois, une véritable loi d'indemnisation était annoncée. Des crédits, dont le montant pouvait paraître considérable, étaient mis à la disposition de cette catégorie de Français dont le projet gouvernemental reconnaissait - dans le préambule ! - le droit à une compensation réelle des pertes qu'ils avaient subies. En fait - car il y a souvent loin des promesses gouvernementales à la réalité - la loi du 2 janvier 1978 est très insuffisante.

1) Tout d'abord, elle laisse dans l'ensemble intactes les dispositions de la loi du 15 juillet 1970 concernant la définition et l'évaluation des biens indemnisables. Ceux qui étaient exclus de l'indemnisation le sont toujours, ceux dont les biens ont été systématiquement sous-évalués ne peuvent, dans la plupart des cas, obtenir une plus juste évaluation.
Une mesure a, certes, été adopté, destinée apparemment à remédier à ces carences: la création d'une instance arbitrale. Mais il s'agit, dans la plupart des cas, d'un véritable trompe- l'œil. Ses attributions ont, en effet, été étroitement limitées. Il a fallu, en outre, un combat acharné du conseil de l'ordre des avocats de Paris et de certaines associations d'avocats pour que soit admis, dans le principe, un exercice normal des droits de la défense devant cette juridiction, exercice en fait inappliqué ; son fonctionnement est en outre si défectueux que 4000 dossiers y sont en souffrance à fin 1981.

2) Le plafond de l'indemnisation a été sensiblement relevé, puisque le montant total de celle-ci (c'est-à-dire la somme de la contribution nationale et du complément d'indemnisation attribué en exécution de la nouvelle loi) peut atteindre 500 000 F pour une personne seule et 1 million de francs pour un ménage. En principe, l'indemnisation devrait, dans la limite de ce plafond, être égale à la valeur d'indemnisation revalorisée comme le prévoyait la loi du 27 décembre 1974. Mais, en réalité, cela n'est vrai que pour les personnes qui ont perçu leur indemnité de contribution nationale en 1978. Pour les autres, on multiplie par le coefficient 1,622 la valeur d'indemnisation de base.

3) Invoquant le coût financier trop lourd d'une indemnisation immédiate en espèces et aussi ses conséquences inflationnistes, la loi a prévu que le complément d'indemnisation serait payé par la remise de titres, portant intérêt au taux annuel de 6,5 % net d'impôt à partir du 1er janvier 1979, amortissables en 2 ans, 5 ans ou 15 ans suivant que le bénéficiaire est âgé de plus de quatre-vingts ans, de plus de soixante-dix ans ou plus jeune ; les personnes ayant des ressources inférieures au salaire minimum interprofessionnel sont assimilées aux personnes âgées de plus de soixante-dix ans. Or un étalement assez long devient inadmissible lorsqu'il s'agit de personnes qui attendent depuis quinze, voire vingt ans, une légitime indemnisation. D'autre part, en période d'inflation rapide, la remise d'un titre incessible amortissable en quinze ans (et dont la première annuité ne sera payée qu'en 1982) revient à payer le bénéficiaire en monnaie fondante, pour ne pas dire en " monnaie de singe ". Une " clause de sauvegarde " a été insérée dans la loi, mais, d'application compliquée, elle ne joue que lorsque le taux annuel d'inflation dépasse 10 % et pour la fraction seulement qui dépasse ce taux.

La loi de finances de 1980

Dans celle-ci, le gouvernement a proposé la réduction de la durée de dix à quinze ans des titres d'indemnisation qui doivent être remis à partir de 1982 aux rapatriés ayant moins de soixante-dix ans au 1er janvier 1978. Le seuil au-dessous duquel l'indemnisation est payée en espèces a été élevé à 20 000 F.

En cas de décès d'un spolié de plus de soixante-dix ans, la succession continue à bénéficier du remboursement des titres sur cinq ans prévus pour le défunt. D'autre part, après de multiples échecs dans ce domaine, un accord semble être intervenu entre le gouvernement français et le gouvernement algérien sur les fonds appartenant à des Français et demeurés bloqués en Algérie, point particulièrement douloureux et demeuré sans solution depuis dix-neuf ans, alors que le gouvernement français autorisait sans aucune restriction tous les transferts de France en Algérie. Depuis les mesures prises en novembre 1980 par le gouvernement algérien, les comptes individuels d'attente et de départ définitif appartenant à des Français en Algérie, ouverts avant le 30 novembre 1980, sont rendus transférables, ainsi que les comptes d'affaires inférieurs à 5000 dinars. Pour les comptes d'affaires supérieurs, les règles les plus tatillonnes subsistent.

D'autre part, un décret algérien du 29 novembre 1980 a supprimé la réglementation des biens vacants, qui mettait obstacle à toute vente de biens appartenant encore à des Français en Algérie, spécialement à certains des 3000 vieux pieds-noirs demeurés sur place, et une instruction interministérielle du 28 mars 1981 permet donc désormais aux étrangers résidant en Algérie de vendre leurs biens immobiliers sans production d'un certificat de non vacance. Mais les notaires chargés de la vente doivent néanmoins saisir pour autorisation la wilaya. Mais il se révèle maintenant que ceux qui auront pu franchir ces obstacles, s'ils versent le produit de ces ventes dans des comptes d'attente ou de départ définitif ouverts après le 30 novembre 1980 - et ce sera, par la force dés choses, la majorité des cas, vu que les ventes ne sont possibles que depuis le 28 mars 1981 -, ne seront pas autorisés à transférer ces fonds, puisque seuls les comptes d'attente et définitifs sont susceptibles de transfert libre.

UNE FRANCE QUI A FAILLI

Plus d'un million de Français d'Algérie sont peu ou prou concernés par les dispositions tout à fait insuffisantes que nous avons analysé. Les Français musulmans ont été sûrement les plus défavorisés dans la mesure où leurs patrimoines indemnisables étaient plus difficiles à connaître et leur reclassement plus aléatoire, en raison d'une adaptation culturelle plus difficile, dans une conjoncture propice au développement d'un certain racisme. Dans le drame général des rapatriés, la condition des rapatriés musulmans constitue un scandale permanent. Qu'il s'agisse de l'indemnisation ou du reclassement, rien n'a été réellement réglé en vingt ans en ce qui les concerne, spécialement pour assurer le développement de leur spécificité culturelle et cultuelle dans le cadre de leur citoyenneté française. Une tâche considérable reste à accomplir.
La France, à l'égard de tous ses rapatriés, a failli à sa tradition de générosité et d'humanisme. Plus encore que les conséquences matérielles de cette lenteur, ce sont ses conséquences morales qui sont inacceptables.

Combien de rapatriés qui avaient en Algérie un patrimoine plus ou moins important, sont morts dans la misère, après avoir vécu les dernières années de leur vie dans l'humiliation et l'amertume, à la charge de leur famille ou de l'aide publique ! Il est maintenant trop tard pour rendre la vie à ceux qui sont morts mais la volonté de se faire rendre justice et l'espoir d'y parvenir subsistent très vifs chez les rapatriés. Et c'est à quoi le nouveau président de la République que la France s'est donné le 10 mai 1981 s'est engagé.

Déjà, en six mois, par la loi du 6 janvier 1982, les plus défavorisés des pieds-noirs recevront l'indemnisation de leur modeste mobilier perdu outre-mer. Également, l'instance arbitrale a été modifiée pour en accroître l'efficacité. Elle statuera désormais à juge unique et sera composée seulement de magistrats. Puis la levée de toutes les forclusions vient d'être décidée et les réinstallés se verront enfin sécurisés. Mais seul le temps pourra apaiser l'immense douleur morale des pieds-noirs d'avoir perdu leur terre natale, où sont enterrés leurs morts. Ils doivent puiser une consolation, face à leur passé tragique, dans la constatation de l'indestructible vitalité de leur identité, qui a traversé les générations pour, vingt ans après, s'affirmer plus vigoureuse encore.

Jacques Ribs

Tiré du livre " Les Pieds-Noirs (Ces minorités qui font la France) Philippe Lebaud Editeur 1982

Jacques Ribs est né le 1er août 1925 à Alger. Diplômé des sciences politiques, il est docteur en droit, avocat à la cour de Paris. Depuis de nombreuses années, Jacques Ribs s'est consacré à la défense des rapatriés. Il est l'auteur de nombreux articles sur ce sujet et de deux ouvrages : l'Indemnisation des Français d'outre-mer, chez Dalloz, et Plaidoyer pour un million de victimes, chez Robert Laffont.

Retour en haut de la page

Retour au menu "Indemnisation"


Mis en ligne le 10 sept 2010

Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -