Le juge et les « dettes algériennes ». L’écart entre le droit et l’équité

" « Il n’y a rien de pire que les périodes de transition, même pour les juristes » 1 "

1 Avocat général Blondeau, conclusions, Dalloz 1969, jurisprudence, p. 341
Le problème abordé ici se résume en quelques phrases simples, ce qui ne veut pas dire que sa solution soit facile à trouver. Il concerne presque exclusivement des Français d’Algérie. Ces Français d’Algérie se trouvent, après l’indépendance, poursuivis en paiement pour des dettes qu’ils ont contractées en vue du développement ou de l’entretien de biens dont ils ont été dépossédés sans indemnisation par le nouvel État indépendant. Les débiteurs et les créanciers sont français, puisque les prêteurs sont, majoritairement, des banques françaises. Les débiteurs argumentent qu’il est totalement immoral de les poursuivre en paiement de dettes faites pour des biens dont ils ont été spoliés et estiment que les créanciers doivent poursuivre les nouveaux propriétaires algériens. Les créanciers se fondent sur l’unicité de patrimoine et l’autonomie des contrats pour affirmer que, quelle que soit l’issue d’une éventuelle indemnisation, ils doivent être payés parce qu’ils ne sont pour rien dans cet état de fait. C’est ici résumer fort brièvement une situation juridique qui, nous allons le voir, est beaucoup plus complexe.

Pour bien comprendre les difficultés qu’ont connues les juges dans cette époque troublée il faut, au préalable, faire une synthèse chronologique des textes sur lesquels ils ont tenté de s’appuyer.
Or ces textes, émanent d’un État français qui n’a pas prévu les problèmequi allaient surgir et d’un État algérien qui ne respecte en rien les engagements pris lors des accords d’Évian.

Que disaient les accords d’Évian du 19 mars 1962 à propos des Français propriétaires en Algérie ?

Ils prévoyaient, assez naïvement d’ailleurs quand on sait le climat de violence qui régnait en Algérie à cette époque, que de nombreux Français resteraient sur place dans la nouvelle Algérie indépendante. Ils affirmaient que les Français, remplissant certaines conditions, auraient trois ans pour décider s’ils prenaient la nationalité algérienne (c’est-à-dire jusqu’en 1965).
Un peu plus loin, ils leur garantissaient : « la protection de leur personne et de leurs biens, et leur participation régulière à la vie de l'Algérie ». Mais surtout il était bien précisé que « leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l'octroi d'une indemnité équitable préalablement fixée » et « une association de sauvegarde contribuera à la protection des droits qui leur sont garantis. Une Cour des garanties 2, institution de droit interne algérien, sera chargée de veiller au respect de ces droits. ».

2 Elle ne sera jamais créée.
Le contenu de ces accords ne peut que surprendre en pleine guerre d'indépendance où la violence est permanente. Les rédacteurs ont-ils cru à ces affirmations faisant preuve d'un grand aveuglement ou fallait-il faire semblant d'y croire ? En effet, il importait de dire aux Françaisd'Algérie que cette indépendance, qui leur était imposée, leur donnait toutes les garanties possibles.
De nombreux tracts leur disaient : " vous qui avez souffert, vous qui avez vécu dans la colère et la peur, vous que la France n'a pas abandonnés dans la guerre, comment pouvez-vous croire que dans la paix, la France puisse vous abandonner ? Cette paix pour laquelle elle a lutté, cela s'appelle : VOS GARANTIE ! VOS DROITS ! VOTRE DIGNITE ! "3, on comprend mieux pourquoi les débiteurs spoliés ont refusé de payer leurs dettes algériennes.

Dans le chapitre suivant des accords d’Évian, consacré à « La coopération entre la France et l'Algérie », dès le préambule, il est affirmé : « Les relations entre les deux pays seront fondées, dans le respect mutuel de leur indépendance, sur la réciprocité des avantages et l'intérêt des deux parties », et ensuite : « L'Algérie garantit les intérêts de la France et les droits acquis des personnes physiques et morales dans les conditions fixées par les présentes déclarations. En contrepartie, la France accordera à l'Algérie son assistance technique et culturelle et apportera à son développement économique et social une aide financière privilégiée. » La rédaction ne laisse pas de doute : il est bien ici question des droits acquis par les personnes physiques et morales.

Or l’Algérie ne va pas tarder à enfreindre ces accords. Il importe, dans un premier temps, de dresser un catalogue sommaire des textes algériens ayant organisé la dépossession des Français d’Algérie. Il faudra y revenir sur le fond, au gré des arguments retenus par les juges lors de leurs décisions.

Dans la période trouble qui suit le départ des Français d’Algérie, les immeubles ou les propriétés appartenant à des Français ont été occupés de manière « sauvage » par des algériens, qu’il s’agisse d’immeubles ou de domaines agricoles.

Mais dès le mois d’août 1962, le nouvel État algérien prend des mesures législatives légitimant la dépossession et la spoliation. Ces textes peuvent se scinder en deux catégories : des textes qui légitiment la prise de possession dans l’intérêt de l’État ou de l’économie algérienne et qui ne prévoient aucune indemnisation ; et des textes intitulés « nationalisations » qui eux, envisagent un transfert de passif et une indemnisation.

Le premier groupe de textes se situe en 1962 et 1963 et vise à prendre purement et simplement les propriétés des Français dans l’intérêt de l’État. La première mesure est une ordonnance d’août 1962 4 concernant la gestion des biens vacants qui sera complétée par le décret du 18 mars 1963 5. Le gouvernement provisoire confie aux préfets le soin de recenser les locaux d’habitation vacants depuis deux mois ainsi que toutes les entreprises industrielles, artisanales et agricoles qui ne fonctionnent pas depuis deux mois. Ils doivent ensuite nommer un administrateur-gérant. Il est bien précisé dans l’article 12 que les propriétaires (français) pourront réintégrer leurs biens, mais le décret de mars 1963 ne laisse plus de doute : ces biens deviennent la propriété de l’État algérien.
Par le décret du 9 mai 1963 qui vise à la mise sous protection de l’État des biens dont le mode d’acquisition ou d’exploitation est susceptible de troubler l’ordre public, l’État verrouille son système.

3 G. Vedel, R.W. Thorp, Ch. Chaisemartin, P. Lacombe, A. Ghanassia Le droit à indemnisation des Français d’Algérie atteints par des mesures de dépossession, éds. Montchrestien, 1965, annexes p. 178.
4 Ordonnance n° 62.020 du 24 août 1962 concernant la protection et la gestion des biens vacants. Texte intégral dans les annexes, G. Vedel… Op. cit. p. 96.
5 Idem, p. 106.

Enfin le premier octobre 1963 6, un décret déclare biens de l’État toutes les propriétés agricoles qui n’appartiennent pas à des Algériens (celles des Français). Les domaines agricoles qui étaient passés par la phase « biens vacants » et dont l’exploitation avait été confiée à des comités de gestion deviennent définitivement propriété de l’État algérien en ces termes : « sont déclarées biens de l’État les exploitations agricoles appartenant aux personnes physiques ou morales qui, à la date du présent décret, ne jouissaient pas de la nationalité algérienne ou ne justifiaient pas avoir accompli les formalités légales en vue de l’acquisition de cette nationalité ». Sont concernés également tous les Français qui sont restés après l’indépendance, ils sont expulsés de leur domaine car ils n’ont pas la nationalité algérienne. Or, si l’on suit les accords d’Évian, ils avaient trois ans, donc, jusqu’en 1965, pour choisir de devenir algériens.

6 Ibid., p.115.

Il y a bien d’autres textes mais ceux-ci sont essentiels. Dans aucun d’entre eux, il n’est question d’indemnisation des personnes spoliées au nom de la Révolution socialiste. Une interview 7 du président Ben Bella ne laisse aucun doute sur les intentions du gouvernement algérien de ne pas respecter les accords d’Évian : à la question qui lui était posée de savoir s’il comptait indemniser les colons expropriés, il répond : « non parce que je pense que leur exploitation est amortie depuis longtemps, et d’ailleurs où trouver cet argent pour indemniser ? …. Même avec tous les gaz et pétroles du monde, je ne pourrais pas payer, je pense qu’il faut tourner la page. Cela a obéré la coopération.»
Le président a l’astuce d’en faire une lutte anticapitaliste justifiant le non-respect des engagements. Cette affirmation, même si elle est teintée de doctrine socialisante, correspond à une réalité, les nouveaux États indépendants n’ont pas les moyens d’indemniser. Ainsi, en Tunisie 8, par deux protocoles du 13 octobre 1960 et 2 mars 1963. Le chef de l’État tunisien au nom du « patrimoine de la Nation » souhaitait reprendre les terres agricoles. Devant cette volonté, c’est une solution négociée qui a prévalu. Dès 1957 (8 mai) la France s’engage à payer un milliard de francs à la Tunisie pour acheter les terres des Français situées dans des zones à risque ; 228 propriétés seront rachetées. Mais la politique socialisante du gouvernement, par diverses mesures, s’approprie des domaines (avec les mêmes moyens que ceux employés jadis par le colonisateur). Tous ces mouvements aboutiront à l’éviction de nombreux propriétaires. Il est prévu dans les protocoles que la cession est volontaire, que les conditions de la cession doivent être acceptables et que les cessions doivent faire l’objet d’un programme. Le gouvernement tunisien verse au gouvernement français une somme forfaitaire d’un million cinq cent mille dinars. Elle ne constitue pas un prix payé pour les terres, en effet elle n’excède pas 10 % de la valeur des terres, elle représente « l’effort financier maximum » que peut produire l’État tunisien et une participation de la Tunisie à l’aide consentie par la France à la réinstallation des Français de Tunisie dépossédés. C’est donc une « indemnisation » tout à fait symbolique qui est complétée grâce à l’État français.

7 Journal Hebdo-coopération d’Alger reproduit par G. Vedel dans l’ouvrage précité, annexes, p. 154.
8 Thierry Hubert, « La cession des terres des agriculteurs français – protocoles franco-tunisiens des 13 octobre 1960 et 2 mars 1963 », Annuaire français du droit international, volume 9, 1963, p. 933-952.

Le second groupe de textes réglemente les « nationalisations ». On change de taille, il s’agit ici de très grandes entreprises ou d’industries. Par l’Ordonnance du 4 novembre 1963, la fabrication, la vente et l’importation de tabacs et allumettes est nationalisée 9. Il est dit dans l’article 7 « l’ensemble des biens, droits et obligations des manufactures et entreprises de tabacs et allumettes est intégralement transféré à la S.N.T.A 10 ». L’article suivant prévoit une indemnisation. Et l’article 11 édicte que « des arrêtés du ministre de l’Économie fixeront, pour chaque entreprise le montant de l’indemnisation. »
Le 7 novembre 1963 11, c’est au tour des entreprises de transport de passer sous le contrôle de l’État. Ici aussi, il est question d’un accord avec le propriétaire initial. Le 24 avril 1964, l’on nationalise les entreprises de ferraille. Le décret du 22 mai 1964 nationalise les meuneries, semouleries et fabriques de pâtes alimentaires et coucous, son article 4 prévoit une indemnisation des propriétaires. Enfin, l’ordonnance du 6 mai 1966 nationalise les entreprises minières. Les lois de nationalisation sont des copies des lois françaises de nationalisation édictées en métropole, notamment celle de l’EDF. Elles se situent dans le droit fil du socialisme animant le nouveau gouvernement et elles paraissent respecter les engagements pris à Évian. Nous verrons que du point de vue pratique les indemnisations resteront à l’état de promesses. Cette énumération est nécessaire pour comprendre comment beaucoup de Français se sont trouvés dépossédés de biens pour lesquels ils s’étaient endettés. Que fait l’État Français face à ces lois algériennes ? Il proteste, mollement d’abord, puis avec véhémence. Mais cela reste au stade du communiqué 12. Il prend quelques mesures totalement insuffisantes dans un premier temps et laisse ainsi les juges seuls face à ces litiges à fort coefficient émotionnel.

9 Ibid., p. 117.
10 Etablissement public de gestion « Société Nationale des tabacs et Allumettes »
11 Décret n° 63-429 du 7 novembre 1963, relatif à l’organisation et aux attributions de l’office national des transports.
12 J. Charpentier « Pratique française du droit international », Annuaire français de droit international, volume 9, 1963, p. 1024 ou encore, dans la même chronique, Annuaire français de droit international, volume 13, 1967, p. 871. Ces volumes sont accessibles sur www.persee.fr.

La loi du 26 décembre 1961 13 qui aborde, pour la première fois, la question des rapatriements, ne fait qu’affirmer le principe d’une indemnisation : dans son dernier paragraphe, qui a donné lieu à des discussions fournies dans les travaux préparatoires, il est expressément dit : « une loi distincte fixera, en fonction des circonstances, le montant et les modalités d’une indemnisation en cas de spoliation et de perte définitivement établie des biens appartenant aux personnes visées au premier alinéa de l’article 1er et au premier alinéa de l’article ». Cette loi distincte tardera bien à voir le jour.
La loi du 11 décembre 1963 14 est la première qui traite exclusivement du problème qui nous intéresse, elle concerne les personnes rapatriées « relativement aux dettes qu’elles ont contractées ou qui sont nées à leur égard, antérieurement à leur rapatriement et à la date d’entrée en vigueur de la présente loi ». Il y est dit que « les juges pourront, compte tenu de la situation respective des parties, […] accorder des délais de paiement ne dépassant pas deux années et surseoir à l’exécution des poursuites » 15. Ils pourront aussi « procéder à un aménagement des échéances » ou encore, mais à titre tout à fait exceptionnel, « accorder mainlevée des mesures conservatoires ». Ils auront également la faculté de « suspendre l’exécution des résolutions de plein droit ou encore des clauses pénales ». Nous y reviendrons. Ce ne sont que des mesures temporaires qui parent au plus pressé. Elles ne concernent que les personnes physiques rapatriées.

13 légifrance.gouv.fr.
14 Idem.
15 Article 2 de la loi n° 63-1218 du 11 décembre 1963.

La loi n° 66-485 du 6 juillet 1966 16 apporte des modifications à la loi de 1963. La loi de 1963 ne visait que les rapatriés, personnes physiques, la loi de 1966 l’étend aussi aux personnes morales. La loi de 1966 vise toutes les obligations même les prêts de réinstallation. Pour ce qui est des « dettes algériennes », elles sont prises en compte dans leur ensemble. Et, de plus, la durée des délais qu’il est possible au juge d’accorder est augmentée.

16 Idem.

Il faudra attendre la loi du 6 novembre 1969 spécifique aux personnes « dépossédées de leurs biens Outre-mer », loi à titre provisoire, loi d’urgence ou en urgence, pour que soit consacrée la suspension des poursuites en paiement contre les rapatriés. Elle sera suivie par la loi n° 70-632 du 15 juillet 1970 qui organise « la contribution nationale à l’indemnisation des Français dépossédés de biens situés dans un territoire antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France ». Cette loi contient un chapitre relatif aux conditions de dépossession, ouvrant droit à indemnisation. Le titre IV est consacré aux créances sur les rapatriés et les personnes dépossédées de leurs biens Outre-mer. Le droit prend enfin en compte, dans leur complexité, les « dettes algériennes ».
Il aura fallu attendre huit ans.

C’est dans ce contexte juridique que les juges, saisis des actions en paiement dès les premières années après les accords d’Évian, ont dû résoudre au mieux ces situations extrêmement complexes. L’analyse de 85 décisions de justice allant de 1965 à 2006 permet de déterminer le rôle très important du magistrat. La première question à résoudre est celle de l’extinction ou du maintien de la dette à la charge du rapatrié. (I.) Dans un premier temps les magistrats ont tendance, devant l’iniquité de ces poursuites, troublés par le drame que vivent les Français d’Algérie, à prendre des décisions très favorables au débiteur rapatrié (A.). Puis, la Cour de cassation intervient et applique la loi sans faire de sentiment. Elle décide, sans équivoque que le débiteur est tenu de payer (B.) La seconde question a trait aux moyens juridiques disponibles pour tempérer cette obligation. (II.) La première mesure législative permet au juge d’accorder des délais de paiement exceptionnels mais n’offre pas une réponse satisfaisante au problème des « dettes algériennes » (A.). Il faudra attendre que le législateur intervienne pour que cessent ces poursuites mais les problèmes juridiques, s’ils changent de nature n’ont pas disparu pour autant. (B.)

I. Une jurisprudence contrastée : dette éteinte ou dette exigible

Dès leur retour en métropole, les créanciers des rapatriés les poursuivent en paiement pour des dettes nées en Algérie. Les débiteurs spoliés de leurs biens refusent de payer et ils vont rencontrer, dans un premier temps, la compréhension des juges.

A. La compassion des juridictions de première instance : une obligation morale

Les recours des créanciers contre leurs débiteurs algériens interviennent dès la première année des rapatriements et les juges de première instance, saisis de ces questions, sont tout à fait démunis car, dès 1963, l’État algérien a commencé à déposséder les Français des biens qu’ils détenaient sur leur territoire. Aucune loi n’ayant été faite pour permettre de résoudre le problème particulier des dettes algériennes, c’est au juriste d’aller puiser dans les textes existants la légitimation du choix de déclarer éteinte ou exigible une dette née en Algérie au profit de biens dont le débiteur a été dépossédé.
C’est une question épineuse, la querelle doctrinale fait rage 17. Le système d’interprétation favorable aux débiteurs est défendu principalement par les professeurs Goldman et Loussouarn 18 et par Jean-Denis Bredin et la solution qui leur est défavorable est soutenue par les professeurs Batiffol 19 et Givord 20, qui s’appuient sur l’argument suivant : comme les textes algériens sont contraires à l’ordre public français, on ne peut pas fonder une argumentation dessus. On se limitera à évoquer le débat qui, à lui seul pourrait faire l’objet d’une contribution, pour s’attacher à l’étude de la jurisprudence.

17 De Grandcourt de Musset, « Les dettes des rapatriés d’Algérie », J.C.P. C.I., 1967, n° 80966 ; Chardenon, « Dettes des rapatriés de nationalisations algériennes », Journ. Dr. Intern. (Clunet), 1967, 290. Rabinovitch, « Les nationalisations d’Algérie devant les tribunaux », Banque, mai 1966, p. 331-336. Ribs et Asting, « Le droit d’indemnisation des spoliés d’Algérie », JCP. G. 1966, I, 1974. Les notes sous arrêt sont nombreuses et écrites par des juristes prestigieux, elles contribuent également au débat.
18 Y. Loussouarn, « Le sort du passif des entreprises françaises victimes des mesures de dépossession algériennes », JCP. G. 1968, I, 2140.
19 Battifol, Traité élémentaire de droit international privé, 4e éd., n° 281 et 538.
20 Givord, « Les dettes des rapatriés et la droit et l’équité », Dalloz, 1968, Chron. p. 15.

Il faut éliminer la piste administrative car les décisions du Conseil d’État ne laissent aucune possibilité de poursuivre la responsabilité de l’État français. Certains ont recherché cette responsabilité de l’État français au motif qu’il n’a pas exigé la création de la Cour des garanties prévue par les accords d’Evian. Le Tribunal administratif répond à cet argument que la constitution de cette institution relevait de l’État algérien et que, de ce fait, les juridictions administratives doivent se déclarer incompétentes. Dans une affaire plus tardive, devant le Conseil d’État, en novembre 1968 21, la Haute juridiction administrative confirme cette jurisprudence. L’État français ne peut voir sa responsabilité recherchée au motif qu’en négociant les accords d’Évian, il se serait engagé à garantir l’indemnisation des Français dépossédés. En effet, il s’agit d’une action de caractère international qui n’est pas de la compétence du Conseil d’État. De même, les juridictions administratives sont incompétentes pour connaître d’un problème se rattachant aux rapports entre l’exécutif et le Parlement comme le fait de ne pas avoir déposé de projet de loi d’indemnisation conformément à ce qui était prévu dans le texte de loi de 1961. Donc les juridictions administratives étant incompétentes, c’est au civil que les litiges nés des « dettes algériennes » vont être portés et particulièrement devant la première Chambre civile de la Cour de cassation.

21 C.E. 29 novembre 1968, Dalloz 1969, jurisprudence, p. 386, note, V. Silvera.

Dans un premier temps, les juges de première instance, une peu désemparés, ont sursis à statuer sans donner aucun délai 22, en se fondant sur la loi du 26 décembre 1961 qui annonçait un texte à venir sur les indemnisations des rapatriés victimes de spoliation.
Le Tribunal de commerce de la Seine le 18 novembre 1964 a sursis à statuer sur le motif que l’obligation d’indemniser les Français spoliés est inscrite de manière solennelle dans la loi du 26 décembre 1961 et dans les accords d’Évian qui ont été ratifiés par référendum.

22 Trib. Com. Bordeaux 24 janvier 1964, inédit.

Mais, assez vite, la loi de 1963 qui traite spécifiquement de la question des « dettes algériennes » enferme les juges qui ne peuvent plus les déclarer éteintes mais seulement donner des délais. Cependant, cette loi ne s’applique pas aux personnes morales et les tribunaux continuent de chercher des solutions équitables pour le débiteur, lorsqu’il est une société par exemple.

Car il y a aussi des spoliés qui ne sont pas des rapatriés. En effet, s’ils avaient des biens en Algérie, certains n’y habitaient pas. C’est souvent le cas d’importantes sociétés nationalisées. Ceux là ne bénéficient pas des délais de la loi de 1963 réservée aux rapatriés personnes physiques (la correction sera faite par la loi de 1966). Mais alors, on se heurte à un autre problème : la loi de 1961 ne concernant que les personnes physiques, on ne peut surseoir à statuer indéfiniment sans commettre un déni de justice.

D’autres magistrats se sont alors appuyés sur la force majeure et le fait du prince pour déclarer les dettes éteintes 23. Mais s’il y a bien fait du prince, il ne rend pas impossible le paiement d’une dette contractée avec un tiers étranger à la spoliation. La théorie de l’unicité de patrimoine rendant difficile l’application de la force majeure.

23 TGI. Toulouse 25 mars 1964 et Trib. Com. Lille, 5 juillet 1965.

De nombreux juges 24 ordonnent aussi les mainlevées de mesures conservatoires sur le motif que les poursuites des créanciers fondées sur des dettes algériennes vont obliger les rapatriés à les rembourser grâce aux prêts de réinstallation octroyés par l’État français, ajoutant une seconde spoliation à la première. Mais ce n’était que temporaire. Une autre solution se fait jour fondée sur le transfert du passif qui serait la conséquence de la confiscation de l’actif. Le juge des référés du Tribunal de grande instance de Marseille 25 a décidé qu’en cas de nationalisation algérienne, il y avait transfert du passif vers l’État algérien nouveau propriétaire. En effet, beaucoup de juges ont trouvé facile d’assimiler les dépossessions de biens vacants à des nationalisations et ainsi de soumettre ces opérations aux règles des nationalisations notamment à celle du transfert de passif, mais cela se heurte au fait que, dans les lois algériennes, il n’en est nullement question.

24 TGI Aix-en-Provence, 30 oct. 1964, TGI Narbonne, 30 oct. 1964, TGI de Montpellier, 30 oct. 1964 et TGI de la seine, 13 juillet 1965.
25 TGI. Marseille, 5 février 1965.

La Cour d’appel d’Aix-en-Provence, en 1966 26 fait avancer les choses en distinguant les personnes dépossédées selon les lois sur les biens vacants et les domaines agricoles, où aucun transfert de passif ni aucune indemnisation ne sont prévus, des personnes dont les entreprises ont été nationalisées, la loi algérienne de nationalisation envisageant le transfert de passif et l’indemnisation.

26 Aix-en-Provence 26 mai 1966, Dalloz 1966, sommaires, p. 3

Mais les Cours d’appel, si elles compatissent avec les rapatriés spoliés, vont vite revenir à une application du droit plus orthodoxe. Dans plusieurs décisions 27, elles infirment des décisions de première instance qui avaient sursis à statuer sans fixer de terme. La Cour d’appel conteste que l’on puisse s’appuyer sur le principe d’une loi d’indemnisation annoncée par la loi du 26 décembre 1961. La Cour d’Aix-en-Provence affirme en effet : « le retard apporté par le débiteur au payement de sa dette ne met pas, en principe, le créancier en droit de surseoir au paiement dû à un tiers, si par suite de la carence de ses débiteurs, fut-elle liée au fait du prince ou à un cas de force majeure, ce créancier est dans l’impossibilité de remplir ses propres engagements, il ne pourra que solliciter un délai de grâce.» Ainsi on ne peut surseoir à statuer au motif d’une indemnisation future par l’État français. Les juges ajoutent que si c’était le cas, on ne voit pas pourquoi le législateur aurait prévu des délais exceptionnels dans la loi du 11 décembre 1963.

27 Aix-en-Provence 19 mai et 3 juin 1965 ; Grenoble, 29 avril 1965, Pau, 23 juin 1965 ; Trib. Com. Nantes, 23 juin 1965, Dalloz, 1966, p. 11, Note

Cela n’empêche pas le Tribunal de commerce de la Seine 28 de résister et de donner une motivation originale au sursis à statuer qu’il prononce : « Ce principe d’une indemnisation équitable est non seulement conforme à l’article 545 du Code civil français et considéré comme d’ordre public, mais encore est conforme aux principes généralement admis par tous les pays civilisés ; attendu que, si l’État algérien n’a pris aucune disposition quant à présent, pour l’appliquer, ce principe est, par contre, clairement exprimé par l’article 4 de la loi-cadre française du 26 décembre 1961 et est entré dans le droit interne français par le jeu de la loi référendaire ayant approuvé les accords d’Évian.
A l’exception de la loi du 11 décembre 1963 qui n’est pas applicable à notre espèce, puisqu’elle ne vise que les personnes physiques et qui n’est qu’un palliatif provisoire, aucune des dispositions annoncées par la loi du 26 décembre 1961 n’a été prise jusqu’à présent pour régler la situation exorbitante créée par les spoliations dont l’État algérien est l’auteur ; attendu qu’ainsi, l’application des textes de droit commun se trouve écartée ; Attendu qu’en l’absence de tout texte, ce tribunal se trouve dans l’obligation de surseoir à statuer jusqu’à parution des textes nécessaires. » Le Tribunal met l’État français devant ses responsabilités. Il part du principe que les intentions affichées par les accords d’Evian sont devenues des obligations par le fait du référendum 29. L’État français a donc l’obligation d’indemniser les personnes spoliées. Il s’est porté fort pour le futur État algérien. La non-ratification ultérieure engage la responsabilité du porte-fort. René Rodière qui commente la décision fait une proposition : il estime que la meilleure interprétation possible est celle qui consiste à dire que l’État algérien s’est substitué aux spoliés pour le paiement du passif, et à envoyer les créanciers à se pourvoir contre lui en Algérie.

28 Trib. Com. de la Seine 27 juillet 1965, Dalloz 1966, jurisprudence, p. 262, note R. Rodière.
29 Thèse défendue par M Duverger, Le Monde du 2 novembre 1963.

Pour ce qui concerne la dépossession d’un domaine agricole, la Cour d’appel d’Aix-en- Provence, estime que, bien que qu’il ait été déclaré bien de l’État et bien qu’il ait été précisé qu’aucune poursuite pour dette antérieure ne serait possible contre ces biens, il n’y a pas pour autant transfert du passif. La spoliation ne fait pas disparaître la dette pour le débiteur initial qui peut être poursuivi sur ses biens en France 30.
En revanche, la Cour d’appel de Nancy 31, assimile la décision de l’État de s’approprier toutes les propriétés agricoles à une nationalisation de la société gérant plusieurs domaines agricoles, et estime les dettes antérieures à la nationalisation éteintes. L’assimilation de la confiscation à une nationalisation est un argument qui sera très souvent plaidé.

30 Aix-en-Provence. 24 janvier 1966, Dalloz 1966, sommaires, p. 63.
31 Nancy, 23 avril 1966, Dalloz, 1966, jurisprudence, p. 563.

Par ailleurs, plusieurs sociétés ont fait l’objet de dépossession dans le cadre de véritables lois de nationalisation, intitulées ainsi par l’État algérien. Ces spoliations, parce que les textes algériens prévoient le transfert du passif sont moins problématiques. Le juge s’appuie alors sur la novation extinctive, le changement de débiteur ayant éteint la dette à l’égard du débiteur initial. Dans une affaire, jugée par le Tribunal de commerce d’Aix-en-Provence 32, la Banque nationale pour le commerce et l’industrie-Afrique poursuit en paiement d’avances bancaires, un associé d’une société en nom collectif de semoulerie qui a fait l’objet d’une nationalisation. En réalité, elle a d’abord été déclarée bien vacant, puis mise sous comité de gestion, puis une personne morale algérienne a été créée et c’est un établissement public qui a repris la semoulerie, la société ayant été déclarée bien de l’État « nationalisée » avec transfert de l’actif et du passif. Le débiteur soutient que la dette de la société serait éteinte par novation extinctive. Le Tribunal fait remarquer que la dette étant née entre les parties après l’indépendance, c’est la loi algérienne qui s’applique et en tire pour conséquence que la banque doit poursuivre l’établissement public ayant pris possession de l’entreprise en Algérie, nouveau débiteur. Dans sa note M. Ghanassia 33 fait remarquer que tous ces débiteurs poursuivis ont dû emprunter à leur arrivée en France pour reconstruire un patrimoine et que si l’on exige le paiement des dettes nées en Algérie sur des biens dont ils ont été spoliés, ils ne pourront rembourser les emprunts contractés en métropole. Cette jurisprudence qui a eu de grands retentissements dans la presse est suivie par deux décisions semblables 34.
Les juges de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence 35 vont dans le même sens. En s’appuyant sur ces textes concernant les meuneries et semouleries, ils estiment que les dettes incombent désormais à la seule société nationale algérienne et les dettes de l’ancienne société sont considérées comme éteintes.

32 Trib. Com. Aix-en Provence, 8 mars 1965, Dalloz 1965, jurisprudence, p. 593, Note A. Ghanassia.
33 C’est un avocat qui va se spécialiser dans les problèmes juridiques des rapatriés.
34 Trib. Com. de la Seine 4 mai 1965 et TGI Montpellier 3 juin 1965, inédits.
35 Aix-en-Provence. 2 décembre 1965, Dalloz 1966, sommaires, p. 63.

La Cour d’appel de Paris 36 distingue bien les dépossessions résultant de la déclaration de biens vacants qui n’entraînent pas transfert de passif à l’État algérien, des nationalisations qui prévoient expressément ce transfert, pour condamner le propriétaire spolié d’un domaine agricole à payer sa dette. Le commentateur, J. Ribs, est très critique, il pense que le juge n’a aucun droit d’interpréter les textes algériens qui restent silencieux quant au sort du passif pour les biens vacants et les domaines agricoles, comme excluant toute extinction de la dette et il ajoute, « la seule voie raisonnablement ouverte à la jurisprudence est de constater le silence de la loi algérienne et, faisant application des principes d’ordre public du droit français, de décider que l’appropriation par le Gouvernement algérien des exploitations de nos ressortissants a eu pour effet de transférer le passif de ces entreprises détachées du patrimoine de leurs anciens propriétaires, au Gouvernement algérien dans la proportion et à due concurrence de l’actif recueilli. »

36 Paris, 17 janvier 1967, Dalloz 1968, jurisprudence p. 82, note J. Ribs.

La Cour d’appel de Paris n’a jamais été très favorable au rapatrié, ainsi rend-elle une décision obligeant le débiteur spolié d’un appartement acheté à crédit, à payer son créancier. Elle estime que le débiteur ne peut prétendre avoir une créance d’indemnisation contre l’État français en s’appuyant sur le principe d’indemnisation annoncé dans la loi de 1961. Il ne peut prétendre non plus que le prêteur doit se retourner contre le possesseur de l’appartement car l’unité de patrimoine s’oppose à ce que l’on fractionne les biens du débiteur 37. La Cour de Paris suit toujours sa ligne jurisprudentielle en février 1967 38 et ajoute un argument qui, on le verra, sera retenu et fondera l’argumentation de la Cour de cassation : les nationalisations algériennes (biens vacants et domaines agricoles) faites sans indemnité sont contraires à l’ordre public français, dès lors le débiteur ne peut en faire état pour s’exonérer de son obligation envers le créancier français.

37 Paris, 12 février 1966, Dalloz 1967, sommaires, p. 26.
38 Paris, 8 février 1967, Dalloz 1968, sommaires, p. 6.

En mai 1967, la Cour d’appel de Nîmes s’engage sur la même voie, elle distingue les lois de nationalisation des textes de dépossession des biens vacants. Elle affirme que « le transfert de propriété à l’État algérien, décidé au dépens de personnes physiques ou morales de droit privé, au profit de la collectivité et dans le but proclamé de socialisation des terres, ne peut s’analyser qu’en une nationalisation. » Cependant, la dette étant née alors que l’Algérie était française, c’est la loi française qui s’applique et l’on ne peut imposer au créancier une substitution de débiteur décidée par une loi étrangère. Encore une autre argumentation défavorable au débiteur.

Le 18 octobre 1967 une décision de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence condamne l’acheteur d’un appartement en Algérie à payer le solde du prix, même s’il en a été dépossédé, la vente étant parfaite dès sa conclusion 39. Un arrêt de la même Cour du 1er octobre 1968 40, rejette aussi les arguments du débiteur pour refuser de payer et déclare que les spoliations ne constituent pas des cas de force majeure exonératoire car elles ne rendent pas impossible le paiement de la dette.

39 Aix-en-Provence, 18 octobre 1967, Dalloz 1968, sommaires, p. 26.
40 Aix-en-Provence. 1er octobre 1968, Dalloz 1969, sommaires, p. 34.

Si l’essentiel des affaires de nationalisations concernent l’Algérie, la question s’est aussi posée pour le Maroc : le Tribunal de Grande Instance de Nice 41 a eu à connaître d’un litige portant sur la nationalisation d’un domaine agricole au titre de la « récupération des terres de colonisation officielle » 42. Or les propriétaires n’avaient pas fini de rembourser un prêt fait dans l’intérêt de cette propriété. Pour une propriété estimée à 640 000 F, ils ont reçu une indemnisation de 90 175 F ; ils ont donc subi un préjudice important. Les juges assimilent cette dépossession à une nationalisation faisant du domaine agricole une entité économique indépendante qui a été transmise à l’État marocain avec son actif et son passif. Le TGI fait preuve d’originalité en ventilant la somme de l’indemnisation (90 175 F) entre le prêteur, en l’occurrence l’État français, et le débiteur spolié un tiers pour le prêteur et les deux tiers pour le propriétaire spolié. Comme toutes les juridictions de première instance, on reste favorable au débiteur. L’astuce ici consiste à considérer que la dette incombe à l’exploitation elle-même et non à l’exploitant. « Savoir réaliser l’équité à l’aide de la règle juridique, telle est l’ambition suprême de tout magistrat ; le jugement du tribunal de Nice y parvient ; il n’eut pas été désavoué par Salomon 43.»

41 TGI Nice, 20 décembre 1967, Dalloz 1968 jurisprudence, p. 211, note Fernand Derrida. Voir la suite de cette affaire à la fin de cet article p.24.
42 Dahir du 26 septembre 1963.
43 F. Derrida, op.cit., p. 216.

Nous avons fait le choix délibéré de décrire la jurisprudence dans son ordre chronologique pour montrer son caractère mouvant et dispersé. Si les cours d’appel ont tendance à être moins favorables au débiteur, les premières instances et notamment les juridictions commerciales continuent de le défendre. Pour résumer un peu cet imbroglio juridique, on peut dire que les décisions favorables aux débiteurs, soit sursoient à statuer en attendant une éventuelle indemnisation, soit déclarent la dette éteinte pour force majeure ou fait du prince ou encore parce qu’elles assimilent les dépossessions à des nationalisations et décident qu’il y a eu transfert de passif libérant le débiteur initial. Les jugements et arrêts qui condamnent le débiteur au paiement malgré son caractère injuste, s’appuient sur le principe de l’unicité de patrimoine, sur l’existence d’une possibilité de paiement sur les biens situés en métropole et sur le caractère contraire à l’ordre public français des décrets algériens qui, de ce fait, ne peuvent fonder l’action judiciaire.
Début 1969, plus d’une centaine de pourvois sont portés devant la Cour de cassation. La Haute juridiction se doit de donner une solution cohérente. Cela sera fait par une série d’arrêts de principe rendus en avril 1969.

B. La rigueur de la Cour de cassation : une obligation juridique

Jusque-là aucune décision de la Cour de cassation n’est venue fixer un droit. La première à trancher la question est la Chambre commerciale le 3 mars 1969. Il s’agissait d’une affaire opposant les dirigeants de la société Rivoire et Carret à un de ses fournisseurs bénéficiaire de lettres de change. Cette société, d’abord déclarée bien vacant, gérée par un comité de gestion, a été nationalisée par le décret du 22 mai 1964. La Cour d’appel avait rejeté la demande en paiement à l’encontre des dirigeants précisant que c’était la société nationalisée algérienne qui était débitrice. La Cour de cassation rejette le pourvoi. Donc un premier arrêt de cassation assez favorable au débiteur même si l’on est ici dans le cadre des décrets de nationalisation. La Chambre commerciale s’appuyant tout de même sur des textes algériens décidant du transfert du passif.

La première chambre civile, saisie de l’essentiel des pourvois se devait de réagir. Elle le fera par neuf décisions rendues le même jour le 23 avril 1969 44, décisions qui reflètent tous les cas de figure qui ont pu se présenter devant les juges de première instance et qui toutes décident que le débiteur doit payer. « C’est un bien grand désordre qu’un droit, même inspiré par l’équité, qui se plie aux circonstances. Il n’est, à long terme meilleure garantie de l’équité que la rigueur de la règle de droit » 45 dit Jean Denis Bredin. Effectivement on ne pouvait rester dans cet éparpillement jurisprudentiel qui donnait un caractère tout à fait aléatoire à la solution juridique.

44 Bull. Civ., 1969, n°138 à144. Certaines de ces décisions contiennent plusieurs arrêts car elles sont regroupées par type de problème. A ce sujet, voir Y. Loussouarn, « du caractère confiscatoire des mesures prises par l’État algérien à l’encontre des entreprises françaises », Dalloz, 1969, Chr. P. 241.
45 Jean-Denis Bredin, Clunet 1967, p ; 111.

Ces décisions sont précédées par des conclusions absolument remarquables de l’avocat général Blondeau qui participera à l’essentiel de la jurisprudence construite par la Cour de cassation sur les questions juridiques soulevées par les rapatriés 46. Il y reprend, point par point, toutes les argumentations avancées jusque-là et fait des suggestions aux juges de la Haute juridiction. On verra que la solution finalement adoptée n’était pas la préférée de l’avocat général mais la plus simple, la plus radicale et surtout la plus « politique ».

46 Conclusions de l’avocat général Blondeau, Dalloz 1969, jurisprudence, p. 341-350.

L’avocat général dresse d’abord la liste des difficultés inhérentes à ces dossiers. Les débiteurs sont des Français qui ont tout perdu 47. Les condamner au paiement de dettes nées en Algérie remet en cause les mesures d’aide à la réinstallation car si les prêts accordés servent à rembourser les dettes algériennes, les rapatriés n’auront plus aucun moyen de réinsertion. Les sommes empruntées ont profité aux exploitations dont ils ont été spoliés. Mais d’un autre côté, les créanciers sont aussi des banques françaises. Elles sont des créanciers sans reproche et il n’est pas exclu qu’un particulier puisse être créancier. Il pose la question à la Cour : « pouvez vous courir le risque de remplacer un spolié par un autre ? » Or le problème est né du fait qu’un État étranger a légiféré dans des circonstances exceptionnelles. Ces textes ont abouti à la dépossession des Français d’Algérie et ils sont en contradiction avec nos conceptions juridiques et avec les accords d’Évian. L’avocat général affirme que les juridictions algériennes n’ont donné aucune interprétation de ces textes sommaires et, qui plus est, aucun Français ne s’est porté devant ces juridictions pour obtenir cette interprétation (ce raisonnement est un peu naïf quand on sait dans quelles circonstances, les Français ont quitté l’Algérie).
Cependant dans une étude approfondie publiée en 1965, un groupe de juristes 48 étudie les recours intentés par des Français devant les juridictions algériennes. Ils font état de quelques décisions favorables ayant suivi le décret de 1963 sur les biens vacants mais s’empressent de dire qu’elles n’ont jamais pu être exécutées, la force publique refusant de prêter son concours pour expulser les occupants.
Très vite les autorités algériennes enlèvent par décret toute compétence au juge de référés. Il y a donc bien eu des recours devant les juridictions algériennes mais ils sont restés sans effet.

47 Ceux qui ont pris la précaution de transférer leurs avoirs en France sont des exceptions.
48 G. Vedel, R.W. Thorp, Ch. De Chaisemartin, P. Lacombe, A. Ghanassia, Le droit à indemnisation, éds. Montchrestien, p. 34.

Donc « situation sans précédent », ce sont nos tribunaux de première instance qui ont été les premiers à interpréter ces textes. L’avocat général conseille une analyse stricte des textes algériens et réfute la construction doctrinale brillante qui les a interprétés comme des nationalisations favorables aux débiteur, mais il réfute également l’interprétation inverse qui s’appuie sur l’incompatibilité de ces textes avec l’ordre public international et qui ferme toute possibilité de remboursement au débiteur.

Avant de proposer des solutions qui seront défavorables au débiteur, il rappelle que la loi de 1963 modifiée par la loi de 1966 permet d’atténuer les effets de ces décisions en accordant des délais et que, comme cela est prévu par la loi de 1961, l’État prendra bien un jour la décision d’indemniser.

D’abord, il démolit l’argument fondé sur le fait que la perte du patrimoine résultant du fait du prince constituait un cas de force majeure. En effet, le remboursement de cette dette ne présente pas ici un caractère d’impossibilité absolue car la plupart des débiteurs possèdent d’autres biens.

Le deuxième argument juridique est celui qui est basé sur le transfert de passif au nouveau débiteur au moment de la dépossession ; M. Blondeau estime qu’il paraît logique de dire que la dépossession, par une sorte de loi de police autoritaire, semble effectivement emporter transfert de l’actif et du passif. Mais peut-on invoquer contre un cocontractant français, en l’occurrence une banque, des lois étrangères ? C’est ce qu’a décidé la Chambre commerciale de la Cour de cassation 49. Pourtant il s’agit d’une question de droit international privé et c’est sur cette base qu’il faut la résoudre. Si le contrat a bien été conclu en Algérie par deux personnes vivant en Algérie, la loi applicable est la loi algérienne. Ses modifications sont extérieures au contrat qu’il ait été conclu avant l’indépendance ou après. Ces lois algériennes, il les range en deux groupes. Le premier décide de dépossession sans aucune indemnité et le second parle de nationalisations avec indemnisation.

49 Cass. Com. 13 juin 1950, Bull. Civ. 1950, n° 213, p. 147.
Dans l’un comme dans l’autre cas, aucune indemnisation effective n’a été faite et les créanciers soutiennent que cela étant contraire à l’ordre public international, on ne peut plaider en se fondant sur ces lois. L’avocat général ajoute en parlant de cette solution : « si vous l’adoptiez, elle mettrait fin radicalement à tout débat, et elle y mettrait fin dans un sens favorable aux créanciers ». Le professeur Derrida est hostile à cette argumentation au motif « qu’on ne peut retourner contre les victimes un argument qui leur est favorable » car le débiteur serait spolié deux fois : une fois à l’étranger et une fois en France où il ne peut se prévaloir de cette spoliation. L’avocat général le suit et pourtant c’est cette solution fondée sur l’ordre public qui sera retenue par la Cour.

L’auteur des conclusions analyse ensuite dans le détail les textes algériens pour savoir si, à la lumière des accords d’Evian, on peut penser que le législateur algérien avait l’intention d’indemniser. Sur les biens vacants, il semble que l’État algérien n’ait pas eu l’intention d’indemniser ni de se charger du passif, sur les domaines agricoles qu’il s’est appropriés, le texte, très laconique, ne prévoit aucun transfert de passif. En revanche, dans les textes décidant des nationalisations il faut s’assurer avec certitude qu’il y a bien un nouveau débiteur que le créancier peut poursuivre. Or aucune mesure visant à fixer le passif et l’indemnité n’a été prise par le gouvernement algérien. On ne connait pas la position des juges algériens et M. Blondeau suggère que les débiteurs « victimes » des nationalisations fassent une action devant les juges algériens pour obtenir transfert de passif et indemnisation.
Pour terminer ses conclusions, il affirme que ce qu’il préconise ne fera pas des arrêts rendus, « un ensemble élégant » mais il ajoute : « ce qui importe - et ce qui importe exclusivement aujourd’hui – c’est que vous posiez des bases solides résultant de l’analyse juridique la plus stricte et sur lesquelles, demain les juges du fond pourront construire ou reconstruire. »

Quel est le contenu des décisions ? Elles sont toutes favorables au créancier : le débiteur doit payer. Elles approuvent les arrêts de Cours d’appel condamnant le débiteur au paiement et elles cassent ceux qui avaient donné raison au débiteur.

Ces arrêts se caractérisent par le laconisme de leurs motivations. Ainsi, alors qu’une caution refusait de payer la dette d’un débiteur dont l’entreprise de transport avait fait l’objet d’une déclaration de vacance en vertu du décret algérien du 18 mars 1963, la Cour 50 a rejeté l’arrêt d’Aix-en-Provence en estimant que « le contrat de compte-courant intervenu entre les parties toutes françaises, a pris naissance avant la date de l’indépendance de l’Algérie, en territoire français ». La Cour d’appel en a, à bon droit, déduit la volonté des parties de se soumettre à la loi française. La Cour de cassation estime que la Cour d’appel ne « s’est référée au décret algérien du 18 mars 1963 qu’à titre surabondant » et qu’en appliquant la loi française, le débiteur et sa caution sont tenus au paiement. L’affaire suivante concernait également une entreprise commerciale qui avait été déclarée bien vacant, elle a donné lieu à deux décisions. La première 51 pose l’argument « massue » de la Cour de cassation qui sera repris par la suite par les juridictions ayant eu à connaître de ce type de problème : « Le décret algérien (18 mars 1963) duquel est résultée la dépossession immédiate des biens de la société X en Algérie est contraire à l’ordre public français dont les exigences correspondent en l’occurrence aux déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 approuvées en France par la loi référendaire du 8 avril 1962 et en Algérie par le scrutin d’auto-détermination du 1er juillet 1962, lesquelles prévoient que nul ne peut être privé de ses droits de propriété sans une indemnité équitable préalablement fixée : d’où il suit que la Cour d’appel 52 ayant énoncé que pareille mesure ne pouvait avoir pour effet d’éteindre la dette du propriétaire de ces biens ni d’interdire les poursuites sur les autres biens dont il dispose notamment en France, l’arrêt attaqué se trouve légalement justifié en droit ».
Dans le deuxième arrêt 53 opposant les mêmes parties, le débiteur demandait à ce que soit levée l’hypothèque provisoire prise sur un immeuble lui appartenant à Marseille et il prétendait aussi bénéficier des délais accordés par la loi du 11 décembre 1963. A la première demande il a déjà été répondu par la décision précédente. Quant aux délais, les magistrats estiment qu’il est de l’appréciation souveraine des juges du fond de décider si le débiteur est en mesure ou pas de payer sur ses biens en métropole ; décisions très dures donc. Les propriétaires de domaines agricoles dépossédés par le décret algérien du 1er octobre 1963 n’auront pas droit à plus de compréhension. La première décision 54 reprend la motivation fondée sur le caractère contraire à l’ordre public français des textes algériens mais s’y ajoute également la mise à mal de l’argument fondé sur la force majeure en ces termes : « S’agissant d’une dette d’argent, l’impossibilité alléguée d’exécuter l’obligation n’était ni absolue ni définitive ». L’arrêt suivant casse, pour les mêmes motifs une décision de la Cour d’appel de Nancy 55 qui avait libéré les débiteurs de leurs obligations envers leur créancier par application d’une loi étrangère contraire à l’ordre public français et en écartant le principe posé par l’article 2092 56 du Code civil ». Cette décision réduit à néant la théorie fondée sur « les nationalisations » qui auraient opéré un transfert de passif.

50 Cass. Civ1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 139.
51 Cass. Civ1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 138.
52 Aix-en-Provence, 8 juin 1965.
53 Cass. Civ1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 144.
54 Cass. Civ1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 141. 55 Nancy, 22 avril 1966.
56 « Quiconque s'est obligé personnellement, est tenu de remplir son engagement sur tous ses biens mobiliers et immobiliers, présents et à venir ».
La Cour de cassation suit même une interprétation hasardeuse faite par la Cour d’appel de Paris quant à la loi applicable 57. En effet, la dette concernait une distillerie déclarée bien vacant, mais, contrairement aux autres cas soumis à la Cour la dette était née entre les parties, en Algérie, postérieurement à l’indépendance. Cependant la Haute juridiction va approuver la Cour d’appel de Paris 58 qui avait décidé que si l’ensemble des éléments relevés pouvaient faire penser à la volonté des parties de se soumettre à la loi algérienne, il fallait tenir compte « des circonstances spéciales de l’époque [qui] commandent une interprétation inverse ». C’est que, disent les magistrats de Paris, il ne s’agissait que de renouvellement d’une opération de crédit antérieure conclue entre des Français sur le territoire français. La Cour de cassation admet avec la Cour d’appel que « les indices font apparaître « la volonté des parties – qui n’avait même pas été exprimée tellement elle était naturelle – de soumettre leurs relations , nées de ce contrat, à la loi française ». Et, en s’appuyant sur le principe de l’unité de patrimoine, le débiteur est condamné à payer sur les biens qu’il possède en France. 57 Cass. Civ.1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 140.
58 Paris, 10 juillet 1965.

La Haute juridiction va aller beaucoup plus loin 59. En effet, jusque-là on est en présence de lois algériennes qui dépossèdent les anciens colons sans aucune indemnisation ni transferts de passif, mais les textes postérieurs qui « nationalisent » des entreprises françaises, prévoient le transfert du passif et posent le principe d’une indemnisation. La semoulerie appartenant aux frères Narbonne a été nationalisée par le décret du 22 mai 1964. Un des dirigeants, poursuivi en paiement, opposait au créancier le fait que le passif avait été transféré aux nouveaux propriétaires, transfert expressément prévu par la loi. La Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence 60 qui avait considéré la dette comme éteinte pour le dirigeant.
L’argument juridique est le suivant : aucun droit ne peut être reconnu à une dépossession par un État étranger sans qu’une indemnité équitable soit préalablement fixée. Or la Cour estime que l’État algérien en est resté aux déclarations de principe. En effet, contrairement à ce qui avait été prévu dans la loi algérienne, aucun inventaire n’a été fait pour déterminer l’actif et le passif de ces sociétés. Et donc « semblables dispositions de pur principe qui, après dépossession immédiate, laissent le soin à l’administration de fixer, dans un délai indéterminé et discrétionnaire, une indemnité en indiquant seulement le montant qu’elle ne pourrait pas dépasser sont contraires à l’ordre public français ». On retrouve alors l’attendu de principe qui affirme que l’on ne peut, pour refuser de payer s’appuyer sur des textes contraires à l’ordre public. La même solution est appliquée pour la nationalisation de la minoterie-semoulerie Atard Frères et compagnie avec un attendu identique 61 et d’ailleurs ces affaires relatives aux nationalisations figurent sous le même numéro au Bulletin civil.

59 Cass. Civ.1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 143.
60 Aix-en-Provence, 2 décembre 1965.
61 Cass. Civ.1, 23 avril 1969, Bull. Civ., 1969, n° 143.

L’analyse de toutes ces décisions démontre que la Cour de cassation a pris une position de principe : débiteurs et créanciers étant tous les deux Français, elle a décidé de favoriser les créanciers. Si, pour tout ce qui concerne la confiscation de biens vacants et la spoliation des domaines agricoles, on peut suivre le raisonnement juridique de la Cour car, effectivement, les textes algériens sont contraires aux accords d’Évian qui prévoyaient l’obligation d’indemniser en cas de dépossession, on comprend beaucoup moins la position de la Cour de cassation quand il s’agit de « nationalisations » d’entreprises car la loi algérienne prévoit transfert du passif, et une indemnisation, le texte étant alors conforme aux engagements de 1962 du nouvel État indépendant. Alors on s’interroge. Pourquoi cette intransigeance ? Est-ce pour que tout le monde soit traité à la même enseigne, particuliers, agriculteurs et chefs d’entreprise ? Ce n’est pas convaincant. Est-ce pour mettre fin à une jurisprudence anarchique qui d’un point à l’autre du pays rendait des décisions contraires ? C’est certain mais, à notre avis, ce n’est pas la raison essentielle. Les arrêts postérieurs vont s’en tenir à cette ligne avec constance 62. Il y a une nouvelle rafale d’arrêts le 6 octobre 2009 qui vient asseoir la jurisprudence de la Cour 63 et encore le 17 novembre 1969 64. Dans ces affaires, c’est le caractère contraire à l’ordre public français qui constitue la motivation principale. Cette solution, mise au point en avril 1969 est toujours en vigueur en 1970 65. Puisque les pourvois soumis à la Cour, portaient sur l’existence ou non de la dette, la Cour applique le principe de contrariété à l’ordre public ; cependant, à partir de novembre 1969, la suspension de l’exécution est de plein droit.

62 Cass. Civ.1, 18 juin 1969, Bull. Civ., 1969 n° 237.
63 Cass. Civ.1, 6 octobre 1969, Bull. Civ., 1969, n° 285à 289.
64 Cass. Civ.1, 17 novembre 1969, Bull. Civ., 1969, 342 et 343.
65 Cass. Civ.1, 16 février 1970, Bull. Civ., 1970, n°56 et 57.

Il faut se reporter aux conclusions de l’avocat général. Il dit, dans son préambule « Si des condamnations à payer devaient être exécutées, il en résulterait, certes, des dommages ; mais il me paraît inévitable que ces dommages seront tôt ou tard réparés par l’effet de la solidarité nationale, déjà annoncée par la loi du 26 décembre 1961 ».

Que disait cette loi dans son article 4 ? « Une loi distincte fixera, en fonction des circonstances, le montant et les modalités d’une indemnisation en cas de spoliation et de perte définitivement établies des biens appartenant aux personnes visées au premier alinéa de l’article 1er 66 et au premier alinéa de l’article 3 67 ». Or en avril 1969, aucune loi n’a été votée et aucune ébauche ou proposition de loi n’est en chantier. Peut-on alors penser que la Cour de cassation, excédée que l’on laisse aux juges la gestion d’une décolonisation décidée au plus haut sommet de l’État, a pris des décisions « politiques », des décisions tellement radicales, notamment pour ce qui est des nationalisations, qu’elles ne peuvent laisser indifférent. Force est de constater que ce coup d’éclat de la Haute juridiction, volontaire ou involontaire, (nous penchons vers une décision délibérée) a eu l’effet escompté.
Effectivement dès le 6 novembre 1969, le gouvernement fait voter un texte qui autorise, en urgence, une suspension de toutes les poursuites contre les personnes dépossédées de leurs biens Outre-mer et c’est le 15 juillet 1970 que sera votée la loi, tant attendue, d’indemnisation des Français dépossédés.

66 « Les Français ayant dû ou estimé devoir quitter par suite des événements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté de la France… »
67 « Par décret le gouvernement pourra étendre … la présente loi à des Français ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d’événements politiques, un territoire non visé à l’article 1er. »

Il y a donc, enfin, une réponse législative au problème. Mais avant de l’examiner il faut s’interroger sur l’efficacité limitée de la loi du 11 décembre 1963 complétée par celle du 6 juillet 1966, qui permettait d’accorder de larges délais de paiement.

II. Des réponses législatives

Les juges ont eu la lourde tâche de résoudre des questions que l’État laissait délibérément en suspens. Plusieurs facteurs font que la situation s’éclaircit en 1969 : le coup d’arrêt de la Cour de cassation en avril 1969, les revendications de plus en plus virulentes des associations de rapatriés et l’arrivée à la présidence de la République de Georges Pompidou qui avait fait des promesses aux rapatriés lors de la campagne électorale. De Gaulle artisan de l’indépendance de l’Algérie, et qui avait fait savoir qu’il était réticent à l’indemnisation 68, est parti. On a confirmation de cela dans le rapport fait devant l’Assemblée Nationale lors du vote de la loi de novembre 1969 où le rapporteur rend hommage à ses prédécesseurs en ces termes : « la tâche du rapporteur de l’époque était beaucoup plus malaisée que la mienne, M. Limouzy devait, en effet, travailler au sein de la commission des lois dans des conditions fort difficiles, car les différents projets envisagés se heurtaient à des dispositions en vigueur et à une position du Gouvernement qui – il faut le reconnaître – n’était pas celle d’aujourd’hui ». Les pieds-noirs représentent un enjeu électoral et la situation n’est plus possible. Aussi une loi « à titre provisoire » vient contrer les effets de la jurisprudence de la Cour de cassation en novembre 1969 et quelques mois après une loi, très étayée, règle, entre autres, la question des dettes des personnes dépossédées (B). Cependant, dès 1963, en décembre, devant les dépossessions opérées par l’État algérien, une loi, très brève, prenait des mesures de « protection juridique » en faveur des Français rapatriés (A).

68 « La Nation ne leur doit rien. Elle les a laissés s’installer en Algérie à leurs risques et périls. Ils en ont tiré suffisamment d‘avantages, pendant suffisamment de temps. Elle a consenti suffisamment de sacrifices, pendant huit ans pour essayer de les y maintenir…Dès lors que nous avons mis fin au système colonial, il n’est pas possible qu’ils en profitent encore indéfiniment. Il ne faut pas se laisser entraîner et accepter des dommages de guerre. Quand un problème politique est fâcheux, il n’y a qu’une manière de la traiter, c’est la négative ». Cité dans la thèse de Valérie Esclangon-Morin, Les rapatriés d’Afrique du Nord de 1956 à nos jours, l’Harmattan 2008, Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Tome 2, p. 139, conseil des ministres du 10 juin 1964.

A. Les lois accordant des délais de paiement

Dès décembre 1963 (le 11), François Missofe, ministre des Rapatriés fait voter par l’Assemblée et le Sénat, une loi « instituant des mesures de protection juridique en faveur des Français rapatriés ». Cette loi d’urgence se compose de huit articles seulement. Elle est très incomplète, on le verra et semble être faite dans l’urgence. Elle ne concerne que les personnes physiques et renvoie aux articles : 1 et 3 de la loi du 26 décembre 1961 69 qui donnait la qualification de rapatrié. Elle est tout à fait spécifique au problème qui nous préoccupe car elle est applicable « aux dettes qu’elles (les personnes rapatriées) ont contractées ou qui sont nées à leur égard, antérieurement à leur rapatriement et à la date d’entrée en vigueur de la présente loi ». Elle institue une possibilité de dérogation à l’article 1244 du Code civil en permettant d’octroyer des délais de paiement ne dépassant pas deux ans, de surseoir à exécution des poursuites ou d’en organiser les modalités. Ces délais pourront être portés à trois ans, au total, après renouvellement. Ils sont laissés à l’entière appréciation de juges qui prennent en compte la situation financière des parties. Les autres articles détaillent les mesures que le magistrat peut prendre. C’est seulement en 1966 70, qu’une nouvelle loi accorde aux personnes morales spoliées, les mêmes droits qu’aux personnes physiques. Mais la loi de 1966 est aussi l’occasion d’augmenter les délais en passant de deux à trois ans avec une possibilité de les porter jusqu’à cinq ans.

69 légifrance.gouv.fr
70 Loi du 6 juillet 1966 portant modification de la loi du 11 décembre 1963 instituant des mesures de protection juridique en faveur des rapatriés. légifrance.gouv.fr.

Bizarrement, on ne trouve que très peu de jurisprudence relative à de l’application de la loi de 1963 avant les années 1970. Une explication logique réside dans le fait que, jusqu’à ce que la Cour de cassation tranche, les débiteurs demandent que leur dette soit considérée comme éteinte, ils ne peuvent dans le même temps solliciter des délais de paiement, puisque ce serait reconnaître qu’ils sont encore susceptibles de payer. D’autre part, il faut attendre 1966 pour que les délais soient également accordés aux personnes morales. Or de nombreux litiges les concernent. Enfin, mais cela semble une explication peu probable, les délais auraient été accordés facilement et donc les litiges seraient restés au niveau de la première instance.

Cependant quelques décisions permettent dès 1965 de se faire une idée sur la manière dont les juges apprécient les conditions d’application de cette loi, puisqu’elle leur laisse l’opportunité d’octrpyer un délai de paiement. Par un arrêt du 19 mai 1965, la Cour d’appel d’Aix-en- Provence 71, accorde les plus larges délais au débiteur « compte tenu de la situation particulièrement difficile où se trouvent actuellement ceux-ci (ils ont perdu des domaines agricoles et industriels) par suite des pertes considérables subies par eux en Algérie ». L’existence de la loi de 1963 met fin à la possibilité de surseoir à statuer. On retrouve dans plusieurs textes cette affirmation : s’il était permis de surseoir à statuer jusqu’à la mise en place de la loi sur l’indemnisation, le texte de 1963 l’aurait prévu, or il ne laisse que la possibilité de donner des délais 72. Dans l’autre décision de la même Cour 73, les juges, après avoir expliqué pour cette raison évoquée plus haut, l’impossibilité de surseoir à statuer, estiment que, le débiteur ayant déjà bénéficié d’un délai de deux ans octroyé par le premier juge, il n’y a pas lieu de le prolonger. La Cour d’appel de Grenoble 74 s’appuie sur la loi de 1963 pour étaler le paiement de la dette en 20 mensualités. Il s’agissait du paiement de marchandises envoyées de France à un commerçant de Mostaganem. Le commerçant affirmait avoir été pillé et avoir pu quitter l’Algérie avec une partie des marchandises livrées qu’il offrait de restituer. La marchandise est chiffrée et le débiteur condamné au paiement. Le juge d’instance ayant accordé des délais, les magistrats de la Cour d’appel de Grenoble, s’ils refusent de nouveaux délais, fixent des mensualités au motif que « le condamner à payer dans l’immédiat une somme relativement importante serait de nature à compromettre sa reconversion en métropole ». Le tribunal de commerce de Nantes suit la même logique en étalant la dette sur plusieurs mensualités 75.


71 Aix-en-Provence, 19 mai 1965, Dalloz, 1966, p. 12, note.
72 Voir également dans ce sens : Cass. Civ.1, 17 juin 1970, Bull. Civ.1970, n° 179.
73 Aix-en-Provence, 8 juin 1965, Dalloz, 1966, p. 13, note.
74 Grenoble, 29 avril 1965, Dalloz, 1966, p. 14, note.
75 Tribunal de commerce de Nantes, 28 juin 1965, Dalloz, 1966, p. 15, note.

Une décision de la Chambre commerciale de la Cour de cassation 76 estime qu’une fille qui s’était portée caution pour son père, commerçant à Oran et qui a été dépossédé, « placée dans une situation digne d’intérêt à la suite d’événements indépendants de sa volonté, est fondée à obtenir les plus grandes facilités à la fois pour se libérer d’obligations contractées dans les circonstances rappelées et pour lui permettre d’assurer les conditions d’une vie nouvelle ». Ainsi, approuve-telle la Cour d’appel « de lui avoir donné un délai de deux ans et d’avoir levé le nantissement qui grevait son fonds de commerce de pharmacie ». On constate, encore une fois que dans ses rares décisions la Chambre commerciale est assez favorable au débiteur.

76 Cass. Com., 7 juin 1968, Bull. Civ. 1968, n° 178

Par une série d’arrêts, la première Chambre de la Cour de cassation tranche cette question des délais en avril 1970. Cela illustre parfaitement le décalage entre la jurisprudence et la loi. En effet, en décembre 1969, une loi a affirmé la suspension des poursuites à l’encontre des « dettes algériennes », mais elle n’a pas abrogé la loi de 1963, or, en raison de la durée de la procédure, la Cour de cassation tranche des pourvois portant sur la difficulté d’application de la loi de 1963 accordant quelques délais aux même débiteurs. La Cour de cassation 77 approuve la Cour d’appel d’Aix-en-Provence 78 d’avoir accordé un délai de deux ans au débiteur et d’avoir estimé que, contrairement à ce qu’il plaidait, sa dette n’était pas éteinte par transfert de passif aux autorités algériennes. La décision suivante, à la même date 79, est fondée sur la loi de 1966 80. Elle pose les limites de la liberté laissée au juge quant à l’opportunité d’accorder des délais. En l’espèce, les magistrats de la Cour d’appel ont estimé que les débiteurs ne rapportaient pas la preuve que les billets à ordre litigieux avaient été contractés en vue de la conservation ou de l’amélioration du bien dont ils ont été dépossédés en Algérie. La Cour de cassation estime que la Cour d’appel a fait une fausse application de la loi. En effet la loi exige que le demandeur ait été dépossédé de ses biens mais elle ne demande pas de prouver que la dette pour laquelle ils sont poursuivis a été contractée directement pour ce bien.

77 Cass. Civ.1, 14 avril 1970, Bull. Civ.1970, n° 112.
78 Aix-en-Provence, 31 octobre 1967.
79 Cass. Civ.1, 14 avril 1970, Bull. Civ., 1970, n° 114. Dans le même sens, Cass. Civ.1, 15 avril 1970, Bull. Civ.1970, n° 120.
80 Loi n° 63-1218 du 6 juillet 1966, légifrance.gouv.fr.
Par un autre arrêt du même jour 81, la Cour de cassation continue d’interpréter cette loi assez vague et surtout le concept de « personnes dépossédées » condition essentielle pour en bénéficier. Il était reproché à l’arrêt de la Cour d'appel d’avoir accordé des délais de paiement à des débiteurs qui avaient perdu leur bien à la suite de pillage et d’incendie. La Cour de cassation affirme : « la dépossession […] peut être la conséquence aussi bien d’un acte de la puissance publique que d’une voie de fait ayant entraîné la perte d’un bien et qui a été réalisée au cours des événements qui ont précédé ou suivi l’accession d’un territoire à l’indépendance ». Ainsi les propriétaires d’un fonds de commerce qui a été pillé lé 23 juin 1962 et incendié le 26 du même mois peuvent bénéficier des mesures prévues par la loi. Cet éclairage de la Cour qui construit un concept laissé flou par une loi « d’urgence » va être très utile pour les magistrats des juridictions de première instance. De même qu’il est important d’affirmer que le débiteur ayant obtenu un délai de trois ans fondé sur la loi de 1963 ne peut faire l’objet d’une saisie-arrêt 82 sous peine de violer le texte de la loi. La Cour affirme encore que la seule qualité de rapatrié ne suffit pas pour bénéficier des délais de paiement 83 il faut également avoir été dépossédé. Or, la vente du fonds, objet du nantissement de garantie, avait été ordonnée par un jugement, ce qui prouvait bien que le débiteur n’avait pas été dépossédé, condition essentielle pour bénéficier de la loi. De la même manière, un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence est cassé pour avoir, dans le même temps accordé un délai de trois ans et validé la saisie-arrêt pratiquée par le créancier 84.
81 Cass. Civ.1, 14 avril 1970, Bull. Civ. 1970, n° 113.
82 Cass. Civ.1, 15 avril 1970, Bull. Civ. 1970, n° 124.
83 Cass. Civ.1, 15 avril 1970, Bull. Civ.1970, n° 119.
84 Cass. Civ.1, 28 mai 1970, Bull. Civ.1970, n° 181.

La Cour de cassation saisie d’une affaire dans laquelle la Cour d’appel a refusé d’accorder tout délai de paiement pour des lettres de change échues en 1960 et 1961 a approuvé la solution donnée par la Cour d’appel au motif que « le juge du fond apprécie souverainement l’opportunité d’accorder un délai de grâce, et, le cas échéant, la durée de ce délai, dans les limites fixées par la loi ». Ainsi, c’est à bon droit que des délais ne sont pas accordés quand le débiteur est dans une situation florissante 85. Il s’agissait ici d’une vente de parcelles de terres entre particuliers. Ces terrains ont été déclarés biens de l’État algérien en 1963 et le vendeur impayé, poursuivait la vente sur saisie-immobilière de deux appartements à Nice, propriétés de l’acheteur. La Cour d’appel a autorisé la libération en deux versements et n’a pas accordé de délais car la situation financière du débiteur était nettement supérieure à celle du créancier.

85 Cass. Civ.1, 7 octobre 1970, Bull. Civ.1970, n° 253.

Pour bénéficier de cette loi, il faut avoir été victime de dépossession. S’est alors posé le problème à propos d’une personne qui avait vendu son bien en Algérie. La première Chambre civile 86 a décidé que, comme l’atteste le notaire, le prix n’a jamais été payé au motif que l’État algérien a considéré cette vente comme illégale et s’est approprié tous les biens objets de la vente. En revanche, le juge n’a pas à demander qu’il soit prouvé que la dette a servi à la conservation ou l’amélioration du bien car la loi ne l’exige pas 87.

86 Cass. Civ.1, 10 janvier 1973, Bull. Civ.1973, n° 20.
87 Cass. Civ.1, 5 Mai 1971, Bull. Civ.1971, n° 148.

Cette jurisprudence peut sembler vaine dans la mesure où les délais perdent de leur intérêt quand une loi plus récente est venu suspendre toute poursuite en paiement des « dettes algériennes » à l’encontre des débiteurs dépossédés, mais, en réalité, elles font avancer les définitions : le concept de dépossession, la qualification des bénéficiaires, notions importantes pour l’application des nouvelles lois qui font référence à ces notions. Jusque-là, toutefois, les mesures prises pour protéger les rapatriés étaient très timides, à un tel point que cela n’avait pas empêché la Cour de cassation de prononcer toute une série de condamnations au paiement à l’encontre des débiteurs dépossédés. C’est avec les lois de novembre 1969 et de juillet 1970 que l’État français va enfin prendre à son compte cette situation inique soit 8 ans après la déclaration d’indépendance de l’Algérie.

B. La suspension légale des poursuites jusqu’à indemnisation

Le 6 novembre 1969 88 l’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté une loi qui décide dans son article 1er « à titre provisoire et jusqu’à l’entrée en vigueur de mesures législatives d’indemnisation » que les personnes qui ont contracté des obligations pour des biens dont elles ont été dépossédées sans avoir été indemnisées « ne peuvent être poursuivies à raison de ces obligations sur les biens qu’elles possèdent dans les départements français.» Dans son article 2 elle suspend « l’exécution des obligations financières contractées auprès des organismes de crédit ayant passé des conventions avec l’État ». Donc pour résumer, toute poursuite en paiement contre un rapatrié soit pour des dettes contractées en Algérie, soit pour des dettes contractées en France pour leur réinstallation est gelée. Le rapporteur de cette loi, Bernard Marie 89 affirme « qu’il s’agissait d’un texte imparfait, jugé par certains juridiquement indéfendable et qualifié par d’autres, particulièrement sévères, de monstruosité juridique, Mais n’est-ce pas là le sort de tous les textes transitoires qui essaient d’apporter des palliatifs à des situations très exceptionnelles et qui recherchent plus d’équité que des solutions rationnelles ». C’est tout de même étonnant d’entendre ces mots dans la bouche du rapporteur de la loi. Donc le principe est le suivant : pas ou plus de poursuite, de sûretés et de voie d’exécution. Cependant l’article 7 de la loi prévoit que le juge, peut, à titre exceptionnel y déroger en considération des facultés de paiement du débiteur et de la situation économique du créancier. Le Garde des sceaux confirme lors du débat parlementaire 90 précédant le vote que, parmi les raisons qui ont poussé le gouvernement à proposer ce texte, il y a la position de la Cour de cassation. « Depuis que, en application d’un des principes fondamentaux de notre droit privé, celui de l’unité de patrimoine, la Cour de cassation a été amenée, par une exacte application de l’article 2092 du code civil, à admettre que les poursuites étaient possibles en pareil cas (dette sur des biens dont les rapatriés ont été dépossédés), les textes antérieurs devenaient insuffisants et le législateur se devait d’intervenir pour éviter que cette exacte application du droit n’aboutisse à une situation dont tout le monde aurait ressenti le caractère socialement, moralement et humainement choquant » 91. Cette référence aux sentiments et à l’équité de la part du législateur est assez rare pour qu’on la remarque.

88 Loi n° 69-992 instituant des mesures de protection juridique en faveur des rapatriés et des personnes dépossédées Outre-mer. légifrance.gouv.fr, J.O. 7 novembre 1969, 10916.
89 Journal Officiel, Débats parlementaires, Assemblée Nationale, 7 octobre 1969, 2498.
90 Ibid. 2499.
91 C’est tout de même assez remarquable que le ministre de la Justice fonde son raisonnement sur l’unité de patrimoine alors que cet argument a été très peu été retenu par la Cour de cassation qui s’est surtout fondée sur la contrariété à l’ordre public des textes algériens.

L’ampleur et la durée des débats parlementaires illustrent le caractère éminemment sensible de la question du paiement des dettes par les rapatriés, victimes de l’État algérien qui les a dépossédés et contraints au retour 92.

92 C’est une opération qui va coûter cher à l’État qui supporte désormais le poids des dettes. Il s’engage par convention à rembourser les organismes de crédit. Pour l’évaluation, voir thèse de Valérie Esclangon- Morin, op. cit. p. 187.

On n’a que peu de jurisprudence sur l’application de la loi de novembre 1969 pour une raison très objective : provisoire par essence, elle a été remplacée par la loi de juillet 1970. La première décision de la Cour de cassation de janvier 1972 93 refuse d’appliquer la suspension des poursuites à une dette née en Algérie. En l’espèce, un fonds de commerce avait été vendu pour un prix payable en trois billets à ordre. Le vendeur a assigné en paiement l’acheteur pour deux billets à ordre restés impayés. L’acheteur oppose que son commerce aurait été déclaré bien vacant et confisqué par l’État algérien. Or aucune preuve de dépossession n’est rapportée et de plus il est fait remarquer que, concomitamment à la fermeture du fonds, un autre commerce à l’activité similaire a été créé sous la forme d’une SARL dont l’acheteur détient la presque totalité des parts. Il est démontré que le départ a été volontaire et que les biens ont été transférés d’un fonds à l’autre. La décision suivante précise bien que l’on ne peut, a posteriori, reprocher de n’avoir pas appliqué une loi inexistante. En l’espèce, la Cour d’appel, en 1962, ne pouvait pas appliquer la loi de 1969 et suspendre l’application d’une clause pénale 94. Mais il arrive également à la Cour d’appel de déduire la dépossession même s’il n’y a pas de preuve formelle 95. En l’occurrence, il s’agissait d’une dette contractée pour l’achat de vaches dans un domaine agricole. La Cour d’appel constate avec raison que la loi algérienne du 1er octobre 1963 ayant dévolu à l’État algérien, sans indemnité pour leurs anciens propriétaires, toutes les propriétés agricoles, le débiteur pouvait donc bénéficier de la loi de 1969.

93 Cass. Civ.1, 4 janvier 1972, c’est une décision inédite qui rejette un arrêt d’Aix-en-Provence du 11 mars 1970. Juris-Data, 1972, n° 70-12289.
94 Cass. Civ.1, 2 mai 1972, Bull. Civ.1972 n° 113.
95 Cass. Civ.1, 10 janvier 1973, Bull. Civ., 1973, n° 19.

La loi du 15 juillet 1970 96 a un contenu beaucoup plus large. Elle n’indemnise pas les rapatriés, elle contribue à leur indemnisation, la nuance est d’importance. Il est fait référence à l’article 4 de la loi du 26 décembre 1961 qui posait le principe d’une indemnisation. Il est bien précisé, dès le préambule, que « cette contribution a le caractère d’une avance sur les créances détenues à l’encontre des États étrangers ou des bénéficiaires de la dépossession ». Même si le sujet de l’indemnisation fait l’objet d’une étude approfondie, dans cet ouvrage, il faut relever l’hypocrisie majeure de ces propos car tout le monde sait et cela depuis 1963, que l’État algérien puisqu’il s’agit principalement de lui, ne remboursera jamais et n’a jamais eu l’intention d’indemniser les victimes de dépossession contrairement à ce qui était fort naïvement annoncé dans les accords d’Évian. Cette loi qui comprend de nombreux titres et chapitres ne nous intéresse ici que pour son titre IV : « Des créances sur les rapatriés et les personnes dépossédées de leurs biens Outre-mer », qui a pour vocation de régler le problème des « dettes algériennes ». On reprend le principe de la suspension des poursuites sur des biens du débiteur situés en France et dans les territoires restés français mais il est précisé dans quelles conditions le créancier, qui conserve tous ses droits, pourra obtenir paiement sur le montant des indemnités versées par l’État français. Le créancier doit déclarer sa créance à l’agence nationale pour l’indemnisation. Les droits des créanciers sont réduits dans la même proportion ou a été réduite l’indemnisation (un coefficient est appliqué par tranche de valeur des biens) 97. De plus l’opposition au paiement ne pourra être exercée que sur la somme qui restera disponible après que l’État se sera remboursé de toutes les aides à la réinstallation accordées 98. De nombreux articles du texte donnent des détails de technique juridique selon les cas de figure qui sont assez variés mais tous limitent grandement le droit des créanciers à se payer sur les sommes allouées à titre d’indemnité. Cette partie du texte, consacrée « aux dettes algériennes » va donner lieu à un contentieux intéressant. En effet, tant qu’aucun texte n’avait décidé de l’indemnisation les rapatriés pouvaient reprocher à l’État son inertie mais ils pouvaient aussi espérer être indemnisés à hauteur des biens réellement perdus 99. Cette loi est assez réductrice, elle ne consent qu’une certaine solidarité en s’abritant derrière le non-respect des engagements pris par le nouvel État algérien et va en décevoir plus d’un. De plus, une fois l’État remboursé des frais de réinstallation, une fois les créanciers payés, on peut penser qu’il ne reste pas grand-chose à certains rapatriés.

96 Loi n° 70-632, du 15 juillet 1970 relative à une contribution nationale à l’indemnisation des Français dépossédés de biens situés dans un territoire antérieurement placé sou la souveraineté le protectorat ou la tutelle de la France.
97 Voir article 41 de la même loi. Cass. Civ.1, 29 janvier 1976, Bull. Civ.1976 n° 45.
98 Pour plus de détails, voir les articles 42 et 43 de la loi.
99 D’autant plus que les rapatriés d’Indochine ont eux, été indemnisés sur le fondement des dommages de guerre (D. n° 55-776 du 9 juin 1955).

Les juges affirment d’abord que le sursis à exécution de la condamnation à paiement s’applique de plein droit. Ainsi, une Cour d’appel peut condamner un débiteur rapatrié à payer, sans mentionner l’application de l’article 49 de la loi du 15 juillet 1970, car, étant donné que le créancier ne demande pas à bénéficier de la dérogation prévue par l’article 55 de la même loi, elle n’était pas tenue de préciser « ce qui allait de soi que cette condamnation ne pouvait, en l’état, être exécutée sur les biens des débiteurs situés en France 100 ». Une décision de 1973 101 confirme cette position : « L’interdiction édictée par l’article 49 (de la loi du 15 juillet 1970) de poursuivre l’exécution de la condamnation sur les biens que le débiteur possède en France ne met nullement obstacle à la recevabilité de l’action du créancier en tant qu’elle tend à la reconnaissance judiciaire de l’obligation du débiteur».
La Cour de cassation confirme bien 102 que, via la loi de 1970, les rapatriés n’obtiennent « qu’une contribution sous la forme d’avances remboursables, dans la mesure où elle dépasserait la valeur du bien, sur les créances détenus par eux à l’encontre de l’État algérien ». Ainsi, le fait que le débiteur ait obtenu une certaine indemnisation de l’État français n’exonère pas la société occupant l’immeuble depuis la dépossession par l’État algérien de sa condamnation au paiement d’une indemnité d’occupation.

100 Cass. Civ.1, 14 novembre 1972, inédit Juris-Data 1972 n° 71-11.545. Voir dans le même sens Cass. Civ. 1, 14 novembre 1971, Bull. Civ.1971 n° 238.
101 Cass. Civ.1, 24 juillet 1973, Bull. Civ. 1973, n° 256.
102Cass. Civ.1, 14 mars 1984, Bull. Civ.1984 n° 97. JCP. E. 1984 14367, Note Gulphe.

Elle applique également cette nouvelle loi pour justifier de la nullité ou de la mainlevée de toutes les mesures conservatoires. À un créancier qui plaidait qu’il n’y avait pas lieu d’annuler les sûretés conservatoires, la créance étant seulement gelée, la Cour répond 103 que, hormis les cas dérogatoires prévus par l’article 55 (voir infra), la loi de 1970 interdit toute poursuite sur les biens situés en France, quelle que soit la nature de la sûreté. En effet la loi permet seulement au créancier de « dettes algériennes » d’être payé sur les sommes obtenues par le biais de l’indemnisation. Elle ordonne la radiation d’une hypothèque provisoire prise par la banque créancière sur les biens possédés en France par le débiteur. Elle approuve une Cour d’appel d’avoir ordonné la mainlevée d’une saisie-arrêt 104 car « la saisie-arrêt rendant indisponible le bien du rapatrié et aboutissant normalement à une exécution forcée constitue, au sens où l’entendent la loi du 6 novembre 1969 et l’article 49 de la loi du 15 juillet 1970, une procédure d’exécution interdite à l’égard d’un tel débiteur ». Il en va de même pour une saisie-exécution 105 car la loi du 15 juillet 1970 qui a abrogé l’article 1er de la loi du 6 novembre 1969 en a maintenu l’article 5 avec lequel elle doit se combiner.

103 Cass. Civ.1, 16 octobre 1973, Bull. Civ. 1973 n° 269 ; voir aussi Cass. Civ.1, 16 octobre 1973, Bull. Civ. 1973 n° 268 et Cass. Civ. 1, 15 janvier 1974, Bull. Civ.1974 n° 22.
104 Cass. Civ.1, 16 décembre 1975, Bull. Civ.1975 n° 378.
105 Cass. Civ.1, 10 février 1976, Bull. Civ.1976 n° 60. Voir dans ce sens, Cass. Civ.1, 7 octobre 1980, Juris-Data 1980 n° 005150.

Cette loi est très complète, elle envisage, dans son article 54 le cas des ventes immobilières avec rente viagère et le sort de ces rentes quand l’acheteur a été dépossédé. La Cour de cassation 106 s’appuie sur ce texte pour refuser une annulation de la vente fondée sur le défaut de paiement de la rente car « ce texte, en disposant que le crédirentier ne peut réclamer au débirentier que le paiement d’un capital, a nécessairement mis obstacle au jeu de la clause résolutoire sanctionnant le défaut de règlement de la rente viagère ». Ici, en effet, l’acheteur aurait eu tout intérêt à faire annuler la vente puisque l’immeuble a été confisqué.

106 Cass. Civ.1, 4 juillet 1973, Bull. Civ. 1973 n° 232.

On se rend compte que, même si la loi est très complète, même si à peu près tous les cas ont été envisagés, on a besoin du juge pour dire comment elle s’applique.

Tel est le cas dès qu’il s’agit de savoir si le débiteur remplit les conditions pour bénéficier de la suspension des poursuites, et, notamment pour déterminer s’il a bien été dépossédé de sa propriété située en Algérie.

La dépossession d’un bien dont le rapatrié était propriétaire en Algérie est un élément essentiel et indispensable pour bénéficier du gel des « dettes algériennes » et de leur paiement limité au montant de l’indemnisation. Ainsi, la Cour de cassation exige-t-elle qu’il soit démontré que le débiteur a bien fait l’objet d’une dépossession 107. De la même manière, la Cour de cassation 108 affirme que « si en principe, pour apprécier si une obligation est, au sens de l’article 49 de la loi du 15 juillet 1970, afférente à l’acquisition, la conservation, l’amélioration ou l’exploitation d’un bien dont le débiteur a été dépossédé, il faut s’attacher moins à la cause réelle du contrat, qu’à l’utilisation effective des fonds prêtés, il en va différemment lorsque le débiteur a, pour obtenir un crédit de son créancier, usé d’une fraude envers celui-ci ». En l’occurrence, la banque n’a accordé des crédits qu’au vu des bilans de la succursale française sans savoir qu’ils étaient employés pour la succursale d’Oran dont le débiteur a été dépossédé.
On ne peut étendre le bénéfice de la loi du 15 juillet à un gérant qui s’est engagé personnellement à garantir la paiement d’effets de commerce par la société de fabrication de chaussures ayant son siège en Vendée même si les liens de cette société avec la manufacture algérienne dont il a été dépossédé étaient importants et réguliers 109. De la même manière, dès lors qu’il est démontré, à travers les mouvements de fond de son compte, que la débitrice n’a pas utilisé les crédits obtenus de la banque pour sa propriété en Algérie, mais pour investir dans un autre bien en métropole, elle ne peut prétendre bénéficier de la suspension des poursuites 110. Enfin, lorsque le fonds de commerce a été placé en location-gérance et que le problème réside dans le non-paiement des loyers, il n’y a pas dépossession et la loi de 1970 est inapplicable 111.

107 Cass. Civ.1, 10 avril 1973, Bull. Civ.1973, n° 139 ; voir aussi Cass. Civ.1, 19 octobre 1982, Juris-Data, n° 1982-702590 ; Cass. Civ.1, 16 février 1983, Juris-Data, n° 1983-700638
108 Cass. Civ.1, 9 avril 1975, Bull. Civ.1975, n° 125.
109 Cass. Civ.1, 16 juillet 1974, Bull. Civ. 1974, n° 235. Voir aussi, Cass. Civ.1, 14 février 1973, Bull. Civ.1973, n° 59.
110 Cass. Civ.1, 5 décembre 1972, Bull. Civ.1972, n° 275 ;
111 Cass. Civ.1, 21 janvier 1975, Bull. Civ. 1975, n° 22.

Mais la loi a prévu, dans son article 55 que, « par dérogation… le créancier peut obtenir du juge l’autorisation de poursuivre son débiteur en exécution de son obligation ». Le législateur laisse le soin au juge de dire s’il y a lieu de faire des exceptions à la suspension des poursuites. C’est tout à fait logique que ce soit dans ces cas là qu’il y a contestation et que le contentieux est le plus important. En effet, dès la loi de 1969, son rapporteur devant l’Assemblée nationale 112reconnaissait que ce principe de suspension de l’exécution, contenait « dans sa générosité, des éléments d’injustice. C’est le cas du moratoire accordé à des personnes qui n’en ont pas réellement besoin ». Le texte de loi semble reposer sur un postulat : les débiteurs sont des victimes et les créanciers sont des banques qui ne seraient pas dans le besoin. Mais le créancier peut être un particulier, lui-même rapatrié. La loi du 15 juillet 1970 prend en compte la possibilité que le créancier soit en difficulté alors que le débiteur a tout à fait les moyens de payer. La loi prévoit quatre cas dans lesquels il est possible pour le juge d’autoriser les poursuites: 1° si les fonds prêtés ont été transférés et sont restés à la disposition du débiteur, 2° si le débiteur n’a pas été dépossédé, 3° si le prêt a été garanti, au départ par des possessions détenues en France ou dans un autre pays, 4° s’il est établi que la situation du créancier est difficile et digne d’intérêt et que le débiteur est en état de faire face, en tout ou partie à ses engagements. C’est sur cette base que plusieurs créanciers vont demander au juge de bénéficier de cette dérogation.

112 Ibid. p. 2498

Il n’y a pas une jurisprudence abondante mais tout de même certains créanciers ont profité de la brèche ouverte par l’article 55 pour obtenir paiement de leur créance.

Même si la Cour d’appel a une appréciation souveraine des faits, la Cour de cassation demande que le juge motive sa décision 113. Ainsi la formule « la situation en l’espèce est en réalité, à ce jour, celle que prévoit l’article 49 de la loi du 15 juillet 1970, lequel met obstacle à l’exécution du débiteur sur les biens que celui-ci possède en France » est jugée insuffisante dès lors que le créancier plaide la dérogation de l’article 55. L’arrêt est donc cassé pour défaut de base légale.

113 Cass. Civ.1, 24 juillet 1973, Bull. Civ. 1973, n° 258.

Deux affaires ont pour fondement l’article 55-1. La première concerne les propriétaires d’une minoterie située en Algérie 114 et qui a fait l’objet d’une nationalisation. Mais les juges constatent que « des crédits de campagne destinés à faire face aux frais engagés pour l’exploitation de la société en Algérie entre juin 1962 et janvier 1963 pour une somme de 600 000 francs ont été transférés en France pour au moins 440 000 francs, et ont été utilisés à des fins autres que la conservation de leur bien en Algérie ». C’est donc à bon droit qu’ils ont autorisé la banque créancière à poursuivre l’exécution de la condamnation au paiement du solde du comptecourant. Dans l’affaire suivante, 115 il est également démontré qu’une partie des fonds a été transférée et la Cour d’appel autorise les poursuites à concurrence du montant des fonds transférés. Et il est laissé à son appréciation souveraine de décider comment un compte-courant a fonctionné et que sont devenues les sommes avancées.

114 Cass. Civ.1, 18 décembre 1973, Bull. Civ.1973, n° 355.
115 Cass. Civ.1, 28 janvier 1976, Bull. Civ.1976, n° 39.

La dérogation demandée sur le fondement de l’article 55-2 de la loi du 15 juillet 1970 concerne des parties marocaines 116. Le débiteur avait obtenu d’une banque marocaine diverses avances de trésorerie garanties par le nantissement de valeurs mobilières possédées en France, pour l’exploitation d’un domaine agricole dont il a été dépossédé. On a très peu d’explication mais la Cour de cassation reconnaît à la cour d’appel le pouvoir souverain d’apprécier les faits et de décider qu’elle n’accorde pas la dérogation à la banque marocaine.

116 Cass. Civ.1, 4 avril 1978, Bull. Civ.1978, n° 140.

La Cour de cassation approuve la Cour d’appel de Toulouse qui a refusé de suspendre les poursuites en se fondant sur l’article 55 alinéa 3 car la banque créancière n’avait accepté de maintenir ouvert le compte courant de la société située en Algérie que parce qu’une personne s’était portée caution en France et avait déposé une garantie de 50000 francs à l’agence de Toulouse. Il s’agissait bien du cas où le crédit n’a été donné que grâce une garantie métropolitaine. Toujours en invoquant l’article 55-3, une société et sa caution sont condamnées à payer le solde d’un compte courant 117. En l’espèce l’emprunt était bien postérieur à l’indépendance et la société avait transféré progressivement son patrimoine en France. « La cour d’appel a déduit implicitement mais nécessairement des circonstances par elle souverainement appréciées, que les avances de la BNCIA avait été consenties du commun accord des parties, principalement en considération du patrimoine ou de biens en France et à l’étranger 118 ».

117 Cass. Civ.1, 5 décembre 1972, Bull. Civ.1972, n° 238.
118 Il s’agissait d’une société internationale

Les litiges précédents reposent sur des faits que l’on peut démontrer alors que l’alinéa 4 de l’article 55 fait appel à une appréciation subjective même si elle s’appuie sur des données financières 119. La première affaire, en 1973, oppose deux particuliers 120. Une dame avait prêté à une autre la somme de 80 000 francs en 1959, avec garantie hypothécaire sur un immeuble sis à Oran. La créancière a demandé le remboursement du prêt en France et la Cour d’appel le lui a accordé en condamnant la débitrice à verser mensuellement sept cent francs. Elle a validé le nantissement pris sur son fonds de commerce en France. La décision est contestée au motif que la débitrice devrait bénéficier de la suspension des poursuites de la loi de 1970. La décision de première instance s’était fondée sur l’article 7 de la loi de novembre 1969 qui permettait de déroger à la suspension des poursuites. L’arrêt déféré s’est appuyé sur la loi de 1970 et a décidé que la situation de la créancière était difficile et digne d’intérêt et que la débitrice était en état de faire face à sa dette.

119 Cass. Civ. 1, 27 avril 1982, Juris-Data n° 1982-701616.
120 Cass. Civ.1, 14 février 1973, Bull. Civ.1973, n° 57.

C’est sur le fondement de l’alinéa 4 de l’article 55 également que la Cour d’appel de Toulouse, approuvée par la Haute juridiction, accorde la dérogation au créancier aux motifs que sa situation est difficile et « qu’il résulte une différence de ressources sensible au profit du débiteur qui est d’ores et déjà en mesure de satisfaire partiellement ses engagements ». Il s’agissait ici d’une dette « familiale » : de l’argent avait été prêté par le beau-père pour l’entreprise du gendre.

Toujours sur le même fondement, la Cour de cassation rejette le pourvoi 121 contre la Cour d’appel de Montpellier qui avait décidé, dans son appréciation souveraine, de déroger à la suspension des poursuites au motif que le débiteur possède en France une entreprise de transport florissante alors que la créancier a fait l’objet de multiples saisies et ne possède que très peu d’argent sur son compte.

121 Cass. Civ.1, 13 février 1974, Bull. Civ. 1974, n° 54.

Si la jurisprudence a trait essentiellement aux rapatriés d’Algérie, une affaire concerne des rapatriés du protectorat marocain, une affaire qui illustre bien les errements juridiques qui entourent ces litiges. Il faut préciser qu’un décret d’application du 21 avril 1971 122 prévoit les modalités d’indemnisation pour les rapatriés marocains dépossédés. Ce décret a fait l’objet d’un recours devant le Conseil d’État au motif qu’il méconnaitrait le principe général d’égalité des citoyens devant la loi car les modalités d’indemnisation sont différentes de celles retenues pour l’Algérie. Ce recours sera rejeté car « le gouvernement pouvait, pour tenir compte des conditions économiques et sociales prévalant dans ces différents territoires, adopter des critères d’évaluation des biens différents pour chacun d’eux. 123 ». Cette affaire de 1973 124 a été jugée par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence en 1968 (c’est-à-dire avant les lois de 1969 et de 1970), pourtant aucune de ces lois n’est évoquée devant la Haute juridiction. L’affaire qui est plaidée devant la première Chambre civile repose sur l’article 2292 du Code civil : le principe de l’unicité de patrimoine. L’ambassadeur de France au Maroc avait accordé un prêt de 30 millions de francs marocains à des agriculteurs à Beni Madane en 1960 pour l’amélioration d’une propriété qu’ils possédaient depuis 1932. Par le dahir du 26 septembre 1963, la propriété agricole a fait l’objet d’une décision de « récupération des terres de colonisation officielle ». Une indemnité de 90 175 francs marocains a été allouée aux propriétaires, soit un huitième de la valeur réelle. Pour avoir paiement du solde de la créance de l’État, le Trésor public a poursuivi les propriétaires. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a décidé que la créance de l’État devait être réduite dans les mêmes proportions, soit un huitième de son montant. La motivation : « le patrimoine des consorts X n’ayant pas été intégralement « nationalisé», une véritable séparation s’était opérée dans ce patrimoine et avait isolé, à l’intérieur de celui-ci une entité juridique composée de biens, droits et obligations sur lesquels porte la nationalisation » est inacceptable pour la Cour de cassation qui précise bien « en l’état de la législation en vigueur à l’époque ». Bien sûr, on ne peut, en principe, revenir sur l’unicité de patrimoine, et pourtant, c’est bien ce que va faire la loi de 1970 et décidant que les créanciers ne pourront être payés que sur les sommes allouées comme indemnités pour la dépossession des biens détenus dans nos colonies et encore dans les proportions où le propriétaire a été indemnisé (puisqu’il ne s’agit pas d’une indemnisation intégrale).
Mais les propriétaires marocains spoliés ne s’en tiennent pas là, ils intentent une action en justice fondée sur la loi du 15 juillet 1970. La Cour d’appel de Toulouse rend une décision semblable à celle qu’avait rendu la Cour d’Aix-en-Provence et décide que l’État ne peut poursuivre le débiteur qu’en limitant sa demande dans les mêmes proportions, soit un huitième. La Cour précise, que l’on doit assimiler une indemnisation dérisoire, comme en l’espèce à un défaut d’indemnisation. La Cour de cassation 125 approuve la décision et rejette le pourvoi. La ténacité judiciaire a été ici récompensée.

122 D. n° 71-308, du 21 avril 1971, J.O. du 24 avril 11971 p. 3952 ; legifrance.gouv.fr. application de la loi du 15 juillet 1970 aux rapatriés marocains.
123 Conseil d’état, 3 octobre 1973, n° 83762, 83763, Publié au Recueil Lebon de 1973,
124 Cass. Civ.1, 23 janvier 1973, Bull. Civ. 1973, n° 31.
125 Cass. Civ.1, 20 juillet 1976, Bull. Civ. 1976, n° 275.

Conclusion

Rarement, dans la jurisprudence a-t-on trouvé de tels exemples de la place majeure occupée par des juges et du jeu de rôle établi entre le législateur et les magistrats. Du juge de première instance qui met en avant l’équité et la justice pour exonérer le débiteur, à la Cour de cassation qui applique le droit, et seulement le droit, pour provoquer le législateur, toutes les nuances et l’inventivité des juristes se trouvent réunies en vue de résoudre un problème inédit.
Face à ces magistrats intransigeants, au plus haut niveau, on rencontre un législateur d’abord absent et muet, puis justifiant les nouvelles lois par la morale, l’équité, la justice sociale, la compassion.
Les réponses juridiques sont en dents de scie, parfois le juge semble comprendre le rapatrié, parfois il le traite avec la plus grande indifférence. Les réponses législatives sous des couverts humanistes, n’en sont pas moins décevantes, car, quand arrive enfin la fameuse loi promise en 1961, c’est une indemnisation « peau de chagrin » qui se décide pour les rapatriés spoliés.
On se doit, toutefois, de remarquer que, si cette loi n’est pas totalement satisfaisante, elle a le mérite de régler la question des « dettes algériennes ». Tout le monde y perd un peu : le débiteur car il voit son indemnisation servir au remboursement de ses dettes et le créancier car il obtient un paiement limité. Le règlement des créances nées en Algérie se fait par des moyens totalement dérogatoires au droit commun. Les juges vont être très attentifs à ce de droit « d’exception » soit interprété de manière restrictive. Ce caractère exceptionnel est une caractéristique première du droit mis en place pour régler les questions juridiques soulevées par le rapatriement de plus d’un million de personnes, nous allons le voir tout au long de cet ouvrage.


Martine Fabre (UMR 5815 Dynamiques du droit)


Article à paraître en 2013 dans le volume 9 du Juge et l'Outre-mer. Justice et décolonisation de 1940 à nos jours : Le Juge et les rapatriés
http://www.histoiredroitcolonies.fr/IMG/pdf/DettesAlge_riennes2013JugeEtL_Outre-mer.pdf

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Mis en ligne le 02 mai 2015

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