18 ans de travaux à Mers-el-Kébir

Mers-el-Kébir. Un grand nom. Le grand Port, en langue arabe.
Un nom qu'on ne connaissait guère, en France, avant la guerre mondiale de 1940.
Pourtant cet excellent abri naturel - le meilleur de la cote ouest algérienne - avait déjà plusieurs siècles d'histoire, au cours desquels les Espagnols y avaient bâti les forts du Santon, de Mers-el-Kébir et de la Santa-Cruz. Trois ouvrages, en pierres fauves admirablement assisées, qui commandaient la mer alentour. Apres eux, les Français envisagèrent, des 1850, d'utiliser cette rade magnifique, et la ville d'Oran, toute proche, y fit déborder, un temps, un peu de l`activité de son propre port.
Mais c'est le 12 avril 1939 qu'un décret-loi décida de la création à Mers-el-Kébir d'une base navale de première importance...
En 1939. - Juillet 1940. Le nom de Mers-el-Kébir éclate à travers le monde comme un coup de tonnerre. Nos allies de la veille tirent sur nos navires de guerre. Certains d`entre eux s'échappent en ripostant, d'autres sont coulés. Le cuirassé " Bretagne " se retourne dans le port avec son équipage, et le modeste cimetière voisin se remplira de croix blanches - pieusement fleuries à chaque anniversaire. Tel fut le baptême de la Base de Mers-el-Kébir.

Que sera-t-elle, cette Base ?
D'abord un port. Un port défendu contre la mer par deux jetées, longues au total de plusieurs kilomètres, fondées a 30 mètres de profondeur. Un port qui comportera dans sa partie nord une zone d`escale avec moles accostables par les grands navires ; dans sa partie centrale, 2 000 mètres de quai à (- 12,50) et dans sa partie Est, un quai de réparation de 1 200 mètres d`un seul tenant avec une darse et des bassins de radoub. En arrière, de vastes terre-pleins pour l`exploitation de la Base.
Ensuite un complexe souterrain sans précédent. ll disposera d'un arsenal doté de plusieurs hectares d'ateliers. ll comprendra deux centrales électriques, un parc d'hydrocarbures de grande capacité, des magasins, des casernements, un centre logistique.
Voila le programme.
Mais comment se présente ce Mers-el-Kébir avant que la Base n'y donne ce qu`on appelle le premier coup de pioche ? C'est un cirque marin de plus de 6 kilomètres de tour, dominé par le Djebel Murjadjo qui culmine à 500 mètres. Les massifs du Santon et de la Santa-Cruz le flanquent de part et d`autre. Dans le seul vallonnement qu'il possède, se blottit un village de pêcheurs. Ailleurs, ses pentes abruptes plongent dans la mer.
C'est tout.

Et maintenant, à eux de jouer, les François, les Valcazar, les Ahmed, tous ceux qui, au coude à coude et par milliers, vont avoir à construire cette Base. De toutes les couleurs de peau, de toutes les religions, de tous les savoirs. Des mineurs, des poseurs de voies ferrées, des conducteurs de locomotives, des conducteurs d'hommes, des hommes qui connaissent la poudre, des hommes qui connaissent le vent, des marins, des scaphandriers, des patrons de remorqueur, des manœuvres, des ingénieurs. Par milliers. On n`en finirait pas d'énumérer leurs professions. Tous au coude a coude pendant près de vingt ans. Oui, a vous de jouer, les gars !
Pour commencer, les voila devant une route nationale desservant tout le rivage oranais, qui s`accroche en corniche autour du cirque.
Cette route, on ne peut pas la garder là, elle gênerait les travaux. Ils l`enfoncent dans un tunnel, et la poudre commence a parler.

Cela fait, le chantier s'empare de toute la montagne. Une carrière énorme s'ouvre a la cote 102. Ses enrochements sont déversés en attendant d`autres installations, à même la falaise et repris sur un embryon de terre-plein à la cote 4, presque au niveau de la mer.
Là-haut, ils n'ont pas de temps à perdre, les gars. Ceux d'en-bas non plus. Car ils attendent un matériel marin considérable : pilonneuse, drague, chalands, ponton-mature, remorqueurs en grand nombre. Comment vont-ils le mettre à l'abri des tempêtes, des tempêtes de nord-est qui, même en ce cirque, sont redoutables ? Eh bien, ils vont construire à leur usage personnel un port (un port aussi grand que le port de Mostaganem, excusez du peu). On appelle cela un port de travaux.
A l'ouvrage, donc. Ils débarquent des grues, des pelles diesels, des wagons, des locomotives. Ils défendent a grand renfort d'enrochements leurs premiers terre-pleins. Collés qu`ils sont au pied des falaises. ils cherchent a respirer, a se donner un peu d`aise. Mais les tempêtes ?
Elles surviennent, les tempêtes de nord-est. Les voies sont emportées, les grues en perdition, accrochées à des câbles pour n'être pas basculées dans les vagues. Comme des fourmis, ils recommencent. Les terre-pleins gagnent peu à peu sur la mer. Le port de travaux s'amorce, tandis que, là-haut, les crêtes du front de carrière grimpent dans la montagne et que des pans de celle-ci s'écroulent sur le carreau.

Mais voila qu'une nuit de novembre (1942) le canon recommence à tonner autour de Mers-el-Kébir. La mer se couvre de bateaux de guerre, de transports de troupes. Bon Dieu ! Qui sont ceux-ci ? Les Américains.
Un peu " chaudement " reçus pour commencer (d'où les canonnades), les Américains débarquent bientôt a pleins bateaux. François. Domingo et Ahmed ont tôt fait de baragouiner dans leur langue " Okay Douglas, Okay Macdonald ", de fumer leur tabac blond, d'échanger avec eux des bourrades, d'apprendre leur base-ball et (pour Yvonne et Dolores) de se laisser conter fleurette-par ces grands gars, blancs ou noirs.
Tout beau, tout beau, mais ne vont-ils pas interdire les travaux de la Base ? Pas fous, ces Américains. " Votre base, elle nous intéresse.
Ca peut toujours servir, non ? Continuez, mes petits amis, mais ne tirez pas de mines la nuit. Cela risquerait de provoquer des alertes intempestives. "
Une puissante escadre a pris en effet son mouillage dans les eaux de Mers-el-Kébir. On y voit les plus belles unités du monde, américaines et britanniques. Un peu plus tard, des croiseurs français (libérés d`Alexandrie. où les choses se sont mieux passées qu'à Mers-el-Kébir) viendront également y relâcher. Aussi, quand les sirènes d'Oran se font entendre, certaines nuits, annonçant quelques raids d'avions, il faut voir le feu d'artifice antiaérien qui monte du cirque de Mers-el-Kébir. Un spectacle à rester dehors jusqu'à ce que ces visiteurs importuns aient pris la fuite. Vint même une nuit ou cette redoutable DCA se déchaîna soudain, plongeant nombre d'Oranais dans leurs caves. Les Amerloques sont de joyeux lascars. Point d'avions ennemis dans le ciel. C'était le 31 décembre, sur le coup de minuit.

Revenons a nos gars de la cote 4.
Ils continuent de se mesurer avec la mer, cette garce de Méditerranée. Leur matériel marin est de plus en plus important dans le port de travaux. Attention ! certains de ces engins sont très vulnérables au mauvais temps. En particulier le ponton-mature qui mettra plus tard des blocs de béton de 400 tonnes en défense sur la jetée Est. S'il venait à se perdre, on ne serait pas près d'en trouver un autre. Tout le chantier serait bientôt bloqué et la construction de la Base remise en question, tout simplement. On imagine le branle-bas en haut lieu. " Qui est le responsable ? " demanderait alors l'ingénieur général des Travaux Maritimes, puis son supérieur, rue Royale, au ministère de la Marine, puis le ministre en personne. " Qui est le responsable de cette faute impardonnable ? "
Chaque matin, celui-ci arrive dans le cirque au jour levant, comme tout son monde - et même parfois un peu plus tôt. Aujourd'hui, le temps est bien douteux. La prudence serait d`attendre. Mais que deviendraient les délais d'exécution de la Base si la prudence emportait toujours ? Chalands, grue-flottante, ponton-mature sont prêts à être crochés par les remorqueurs. Alors on verra peut-être le chef-marin aller trouver son ingénieur et lui demander si l'on prend le risque de sortir dehors toute cette flotte. On verra peut-être l'ingénieur s'entretenir à ce sujet avec son chef de service et son chef de service poser la question à celui dont nous venons de parler. lls ont raison.
Quant à ce dernier, il n'a à poser la question a personne, sauf au Bon Dieu. C'est son rôle. Chacun n'est-il pas responsable dans son métier et a son échelon ? Ahmed, à la tête des ateliers de réparations ? Valcazar, lorsqu'il bourre les traverses d'une voie ferrée ? Le Guillou, à la barre de son remorqueur ? Tous responsables, et fiers de l`être.

Pendant ce temps, les événements vont leur chemin. Les Américains débarquent en Italie. L`Algérie lève de son coté des troupes. Mais les gens de la Base en sont exclus. Mobilisés sur place, à part quelques jeunes officiers de réserve que l`on va laisser partir.
Parmi ceux qui restent, il y en a qui grognent. lls aimeraient retourner en tâter, eux aussi. L'un d`eux saute jusqu`à Alger chez le grand patron. Un vieux sanglier au parler rude, mais qui a du cœur.
- Je ne peux rien pour vous. Sauf demander une mutation si, par hasard, quelqu`un de votre grade était appelé. Deux mois plus tard, coup de téléphone du vieux sanglier.
- Lemoal, votre homologue, est appelé. Je sais qu`il n`a pas le cœur solide. Voulez-vous partir à sa place ?
- D`accord.
- Alors, filez quelque part prendre un peu de détente pendant qu`on fait les formalités.
Une semaine au Maroc, dans la forêt d`lfrane avec sa femme. Une semaine de recueillement. Au retour, un télégramme du vieux sanglier dans sa boite aux lettres : Venez me voir immédiatement. A Alger.
- Lemoal est mort avant-hier, infarctus. Plus question que vous partiez.
On aurait dit un peu le doigt de Dieu. Mers-el-Kebir jusqu`à plus soif...

Le chantier s`enfle a vue d`œil. En carrière, les sautages projettent à chaque tir un nuage de poussière à travers la rade. (Tant pis pour les navires de guerre.) Au pied des éboulis, six pelles électriques chargent les enrochements.
On arrivera bientôt à 10 000 tonnes par jour. Deux descenderies à flanc de montagne les amènent maintenant sur les terre-pleins et, de la, au port d'embarquement. Une installation concassage s`accroche à la falaise sur soixante mètres de hauteur. Son gueuloir avale tout ce qu`on bascule dedans, moellons ou blocs calcaires de deux ou trois tonnes. Elle en fait, après de nombreux circuits de triage, du sable, des gravillons, de la caillasse, qui s`emmagasinent dans les silos. Apres quoi une passerelle assez vertigineuse les conduit par un convoyeur au sommet de la " tour à béton " située au milieu des terre-pleins. Cette tour a 40 mètres de haut. Elle va cracher tout le béton des blocs de 400 tonnes qui défendront la jetée Est.

Mais voici que des équipes nouvelles débarquent sur la Base.
Ceux-là ont le teint brouillé des gens qui ne travaillent pas au soleil, et des yeux qui cherchent déjà à réévaluer la qualité du rocher. Les travaux souterrains vont commencer. Ils attaquent sur plusieurs fronts. A chaque entrée de galerie, les marteaux perforateurs sont a l`ouvrage, les jumbos, les savants plans de tir, la dynamite. Ils s`enfoncent dans la montagne. Elle gronde sourdement sous les explosions. Et ce n`est qu`un début.
Les deux grandes jetées, elles, s`en vont à la rencontre l`une de l'autre. La jetée Nord est enracinée à la terre, elle progresse à l'avancement grâce a un Titan, ce qui diminue les risques. La jetée Est au contraire n`est pas, pour des raisons majeures, raccordée au rivage.
Sa construction doit se faire en entier a l`aide d`engins flottants soumis à toutes les fortunes de mer. Une sorte de gageure. Pour le moment, par des fonds de -30 mètres, un genre de colline monte sous l`eau.
Elle n`émerge pas encore. Mais déjà la pose des blocs de 400 tonnes a commencé. Le ponton-mature doit les mettre en place sur des plates-formes en pente préparées par les scaphandriers à une profondeur de 14 mètres et avec une tolérance de quelques centimètres au maximum. ll y faut une mer d`huile, un ponton-mature raidi sur ses amarres, des scaphandriers d`une grande adresse et des géomètres inventifs. Toute cette équipe parvient à poser deux ou trois blocs par jour de très beau temps. Il y en a l 700 a mettre en place...

De Paris, arrivent des lettres écrites à l`encre verte. Assis derrière leurs bureaux, ils ont fait une règle de trois. A ce train-la, la jetée Est ne sera terminée que dans 45 ans.
Francois, Ahmed et Valcazar serrent les dents. Un an après, les lettres des Parisiens ont changé d`encre. Ils sont même si stupéfaits qu`ils mettent sur pied un scenario cocasse. Lors de l`un de leurs conseils d'administration, apprenant que le ponton-mature est en train de poser des blocs, ils demandent qu`on leur téléphone a chacun des blocs mis en place. Autour de la table verte, les sonneries du téléphone interrompent ainsi leur délibération. Un bloc posé à Mers-el-Kébir, deux blocs, trois blocs... six blocs... Ils se dilatent, ils se congratulent. Les plumes du paon.
Pendant ce temps, les gens des souterrains progressent sous la montagne dans des galeries où, plus tard, on circulera en voiture automobile ou en camion comme sur une route nationale. Ils en sont bientôt à entreprendre les " alvéoles " Quel ingénieur sans imagination a pu baptiser de ce nom ridicule ces nefs voutées de 22 mètres de haut sous la clef, de 18 mètres de large et de 125 mètres de longueur ?
Lorsqu`on y accède, on croirait pénétrer dans des cathédrales et, Lorsqu`elles sont de formes toriques, comme celles des réservoirs à produits noirs, l`impression est encore plus étrange : chaque homme a l`air d`une puce à l`intérieur d`un pneu géant.

Des pépins, les gens des souterrains en ont, eux aussi. Des venues d`eau (brûlante, aux approches de la grotte à stalactites de l`Aïdour), des coffrages qui lâchent. Pour une cause mystérieuse - qu`aiment à évoquer les vieux chefs-mineurs - il semblerait que vers une ou deux heures du matin, la terre bouge. C`est l`heure des accidents. Pour l`homme qui s`est couché tard après une dernière tournée de chantier, qui dira combien peut être sinistre la sonnerie du téléphone qui le réveille en sursaut à cette heure-la ! " Allo F Allo 1 Un éboulement à la galerie haute de l`alvéole V. Valcazar et deux ou trois autres sont blessés. Le matériel en danger. "
-" J`y suis au plus vite ; veillez aux câbles électriques. J`arrive. "
Sinistre. Il y en a même unà qui ces appels nocturnes ont fini par déranger l`esprit, ll perdait les pédales. ll voulait se suicider. ll a fallu le remplacer de toute urgence.
Oui, des pépins, ils en ont dans les souterrains, mais pour les coups de Jarnac, rien ne vaut la Méditerranée.

Ce samedi, le ponton-mature a été appelé au port d`Oran pour mettre à quai des pièces que lui seul est capable de lever. Tout a bien marché. Le soir vient. Mer belle, pas de vent. L`homme descend au port s`assurer du bon retour au bercail. Il serre la main de Domingo.
le patron du grand engin. Le remorqueur " Taureau " le croche. En route pour Mers-el-Kébir. lls y seront dans une demi-heure. L`homme monte chez lui ; un journal, une pipe.
Soudain, un coup de vent dans ses fenêtres. Aussitôt il est au balcon, d`ou l'on découvre tout le port d`Oran. Point de ponton en vue. ll doit être à l`entrée de Mers-el-Kébir, mais le vent force de plus en plus.
A fond de train dans sa voiture jusqu'à l`entrée de la route en corniche de Monte-Cristo. Là, se penchant au parapet, il découvre le ponton-mature, trente mètres au-dessous et à moins d`une demi-encablure de la falaise sur laquelle s`écrasent les vagues. Le " Taureau " s`arc-boute en vain. Le ponton coule. il coule.
Brusque cliquetis de chaines. Domingo a mouille ses ancres, ll a bien fait, mais le ponton pule quand même, il va et sa perdition. La-haut, l'homme regarde. En un éclair, il juge de la situation. Ce samedi soir, ses autres remorqueurs ont leurs feux en veilleuse, leurs équipages dispersés à la maison. Des remorqueurs du port d`Oran. Trop tard pour aller en querir un. Foutu, le ponton-mature.

Mais voila que des coups de sifflet sortent du port de travaux. Le remorqueur, le " Lion ", prend la passe et fonce dans la lame. ll siffle pour dire à Domingo :
" Tiens bon ! J`arrive ".
Il arrive. il décrit une courbe impeccable, passe la remorque au ponton. Et maintenant, " Lion " et " Taureau " contre la bourrasque. Les remorques vibrent comme des cordes de violon. Pourvu qu`elles tiennent. Là-haut, l`homme regarde toujours. Lentement, lentement, le ponton gagne le vent, il décolle. La vapeur d`échappement des guindeaux. Domingo remonte ses ancres. Son ponton est sauvé.
Un moment après, au port de travaux, l`homme monte à bord du " Lion :
". Le Guillou, avec son sourire breton, tranquille comme si rien ne s`était passé. " J`avais senti dans mes narines que le vent allait se lever. J`ai lâché mon fricot, j`ai été toquer à bien des portes, j`ai récolté ici un chauffeur, là un mécanicien, ailleurs quelques hommes d'équipage. Ah ! Ils n`ont pas trainé. On à poussé les feux, et voilà tout. Ce " Lion ", on le manœuvre du bout des doigts. "
Les Ahmed de l`équipage n`avaient pas eu le temps d'enfiler leurs suroits avant de courir au " Lion ". Ils sont trempés jusqu'aux aux os mais rigolards. L'un d'eux adresse un bras d'honneur à la mer.
Voilà comme ils sont, lorsqu`ils se sentent dans le coup.

Pourtant, l'atmosphère est devenue lourde en Algérie. Les routes ne sont plus sures. Des attentats sont signalés un peu partout. A la Base, rien n`y parait. Ce n`est cependant pas la poudre qui manque. Francois, Ahmed et Valcazar font toujours bon ménage, toujours au coude à coude dans les bons moments comme dans les mauvais. Et il en sera ainsi jusqu`à ce que les travaux touchent à leur fin.
Leur fin, on commence à y penser un peu.

La jetée Est est sortie de la mer, comme un rocher émerge en Bretagne à marée descendante, ou comme l`échine d`un cachalot d`un kilomètre de long, et davantage.
Le vieux sanglier d'Alger n`a pas manqué de venir voir ça de plus près. Lorsqu`il arrive dans une vedette du chantier et qu`il grimpe sur la plate-forme de la jetée, il y est aidé par une main, celle de l`homme à qui, pendant la guerre, il avait assigné Mers-el-Kebir jusqu`à plus soif.
Oui, une main l`aide, car il n'est plus ingambe, le vieux sanglier. On sait qu`il a confié à ses proches collaborateurs que le mal dont il souffre, ne pardonne pas. Néanmoins, il n`a plus aujourd`hui le visage soucieux qu`on lui voyait souvent lorsqu'il venait se rendre compte de l`avancement des travaux. Depuis combien d`années François, Ahmed et Valcazar turbinent-ils dans ce cirque ? Des visiteurs, ils en ont vu beaucoup. Des gens importants, des gouverneurs généraux, des ministres de toutes couleurs politiques, de Tillon à Pleven. Ils arrivaient dans des voitures à fanion. On leur montrait la Base en gésine, tous ces travaux turbulents. Ils posaient des questions souvent naïves. Non, les visites n`ont pas manqué à Mers-el-Kébir. On a même raconté qu`un jour Franklin Roosevelt, en chemin pour une célèbre conférence, avait débarqué ici d`un gros bateau de guerre et filé à cent à l`heure sous bonne escorte par cette route détournée en souterrain dès le début des travaux. Si c`est vrai, Valcazar, ce n`aurait pas été le moment de tirer un sautage en carrière.
Le vieux sanglier, lui, à grimpé sur la plate-forme de la jetée. Il regarde tout autour de lui. Ce cirque, quand on le découvrait autrefois, c`était de l`un de ses bords, perché au sommet de l`un de ses promontoires. Aujourd`hui, sur l'émergence de la jetée Est, on est au milieu du cirque, il vous entoure de ses falaises, avec ses crêtes, ses forts espagnols. Le vieux Cochard ne déteste pas les gestes symboliques, on le sent ému. Peut-être va-t-il s`écrier ; " Soldats, du haut de ces pyramides. " Non, mais il se découvre, lève son feutre cabossé et il gronde :
" Je suis content. Et je vous le dis ". Ce n'avait pas été si souvent...

Les hommes de la Base tiennent maintenant le bon bout. Elles montrent ce qu'elles sont capables de faire, toutes ces puissantes installations qu`ils avaient mises sur pied après tant de combats, souvent douteux, contre la montagne et contre la mer. A longueur de semaines, de mois, d'années, elles crachent les enrochements, les agrégats, le béton. Le radier et le mur de garde de la jetée Est assure sa pérennité. Son musoir s`arrondit face à celui de la jetée Nord, qui le couvre de son brise-lames. A l`autre extrémité, une digue de fermeture finit d'enclore la rade. Les tempêtes peuvent souffler l

Désormais celle-ci est sûre. Les grandes heures du chantier touchent à leur fin. Les rangs s'éclaircissent dans le personnel. C`est le temps des pots d`adieu, des cadeaux que les hommes qui restent encore font aux partants. L`un de ceux-ci en reçoit de si nombreux qu`il en est confus, mais ceux qui lui vont droit au cœur lui sont offerts par tous les Ahmed du chantier, avec des poignées de main qui ne trompent pas.
Et il emporte d`eux également quelques mauvaises photos de petits groupes où on le reconnait à peine au milieu de ceux qui l'entourent.
Mauvaises photos, mais bien précieux souvenirs qu`il fourre dans ses poches.
Ses meubles sont partis hier vers son pays, la Bretagne. Sa femme et lui gagnent, ce matin-là, le terrain de la Sénia et gravissent l`échelle d`un gros avion régulier ou les passagers sont nombreux. Du poste avant, sort le pilote, qui cherche des yeux notre homme, vient à lui et lui tape sur l`épaule. L`avion se dirige vers la piste et décolle.

Mais que se passe-t-il donc ? Au lieu de prendre la route coutumière vers le nord-est et le cap de l'Aiguille, l`appareil décrit time une grande courbe pour mieux gagner de l'altitude. Le voici maintenant qui se dirige vers le massif du Murjadjo et qui le survole. De l`autre coté, c`est Mers-el-Kébir. On passe au-dessus à petite allure. La Base est la comme sur un plan, avec ses jetées, ses moles, ses installations et tout ce qu`elle renferme au creux de sa montagne. Pendant que l`homme la regarde une dernière fois, cette Base, il entend contre son épaule un sanglot vite étouffé. Elle comme lui, comment ne seraient-ils pas au courant de ce qui se prépare ?
L`avion continue sa route. Mers-el-Kébir a disparu derrière eux.
L`homme se penche vers sa femme : " Dix-huit ans de travaux. Et tout ca, je le crains, pour des prunes ! " René Pichon
Ingénieur des Arts et Manufactures
Directeur de travaux à la Base de Mers-el-Kébir

" Algérie française " - Philippe Heduy, Ed SPL

Alors que les accords d'Evian cédaient à bail à la France, pour une période de 15 ans renouvelable, la base de Mers-el-Kébir, le Gouvernement français a décidé de l'évacuer et de la remettre au gouvernement algérien. Dans sa réponse à deux questions orales de MM. les Sénateurs Bruyneel et Bonnefous, le Secrétaire d'Etat aux affaires étrangères s'attache à préciser le caractère unilatéral de cette mesure.
« Le Gouvernement a, en effet, décidé de réduire progressivement la base de Mers-el-Kébir qui, de base stratégique aéro-navale, sera transformée en une simple base aérienne.
S'il est exact que les accords d'Evian ont concédé à la France l'utilisation de cette base pour une période de quinze ans à compter de l'autodétermination, ceux-ci laissaient évidemment toute latitude à la France pour déterminer l'ampleur et les conditions mêmes de cette utilisation.
Les mesures d'allégement de notre dispositif à Mers-el-Kébir ne constituent qu'une évacuation partielle de la base et sont la conséquence d'un remaniement de notre dispositif militaire décidé pour des raisons stratégiques. Il n'est donc pas exact de dire, comme l'a fait avec éloquence M. Bruyneel, que la France a consenti la restitution de la base avant le terme prévu par les accords d'Evian. Il s'agit en fait d'une décision du Gouvernement Français qui, en fonction de considérations militaires, a décidé de remanier son dispositif en Méditerranée et a bien entendu, informé le Gouvernement algérien de sa décision en temps utile ».
U.O. Sénat, 8 novembre 1967, p. 1073).

II s'efforce de la justifier par des considérations d'ordre stratégique, et, répondant au sénateur Bonnefous qui avait invoqué les 300 000 NF par mois payés par la France depuis l'indépendance algérienne en loyer de la base, il réplique :


« Je tiens à préciser que la France n'a versé, directement ou indirectement, à l'Etat algérien, aucun loyer au titre de la base de Mers-el-Kébir. A fortiori, ne peut-il être question d'un dédit, les dispositions essentiellement politiques des accords d'Evian excluant toute analogie avec les conventions de droit privé ».

Sur le même sujet, on retiendra la réponse du ministre des affaires étrangères à Q.E. Peronnet, n° 5946 (J.O., A.N., 2 mars 1968, p. 604) en notant le lien qu'elle tient à marquer entre cette restitution et le principe de successionaux biens publics visé par l'article 19 de la déclaration de principe relative à la coopération économique et financière.

« 1. — Le Gouvernement a décidé de fermer la base navale de Mers-el-Kébir, d'où ont été retirés les moyens navals et la plus grande partie des forces terrestres qui y étaient stationnées. Une présence militaire sera maintenue à l'aérodrome de Bou-Sfer. Cette décision est la conséquence d'un remaniement de notre dispositif militaire en Méditerranée permettant de réaliser des économies budgétaires.

« 2. — Les opérations d'évacuation de Mers-el-Kébir ont été effectuées dans le cadre juridique des accords d'Evian, par application de la déclaration générale, de l'article 19 de la déclaration de principe relative à la coopération économique et financière et de la déclaration de principe relative aux questions militaires. Le général commandant supérieur de la base a été chargé de l'exécution des décisions et habilité à en arrêter les modalités d'ordre technique ou pratique avec une délégation algérienne constituée à cet effet. La remise du domaine public au Gouvernement algérien, qui en avait seulement concédé l'utilisation au Gouvernement français, s'est effectuée en fonction du calendrier de rapatriement des personnels et des stocks de la marine arrêté par le commandement ». (Voir aussi la réponse du même ministre à Q.E. Pleven, n° 4941, J.O., A.N., 15 décembre 1967, p. 5923).

Charpentier Jean. Pratique française de droit international.
In: Annuaire français de droit international, volume 14, 1968. pp. 879-917.
doi : 10.3406/afdi.1968.1526
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi_0066-3085_1968_num_14_1_1526

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Mis en ligne le 05 août 2015

Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -