L'enfance des Français d'Algérie avant 1962

Le cœur des Pieds-Noirs n'en finira donc jamais de saigner. 53 ans après la fin de la guerre d'Algérie qui se solda par le dantesque rapatriement de 650 000 Français entre mars et juin 1962, la plaie ne s'est jamais refermée.
Se remet-on un jour de l'arrachement à la terre natale, fut-il "justifié" par la marche de l'Histoire, en l'occurrence la décolonisation et la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes ? C'est une réponse décalée et toute en finesse qu'apporte un joli recueil de textes (1) compilés par l'écrivain Leïla Sebbar, elle-même fille d'instituteurs français d'Algérie. Vingt-huit Français d'Algérie - écrivains, scénaristes, historiens... - racontent leur enfance entre 1930 et 1960. Docteur en histoire, le Marseillais Jean-Jacques Jordi est l'un de ces 28. Il est également l'un des meilleurs connaisseurs de la vie des Pieds-Noirs.

Il y a déjà eu tant de publications sur les Pieds-Noirs, en quoi ce livre va-t-il les intéresser ?

Ce livre réactive les mémoires et permet à l'histoire de se remettre en marche. Ces souvenirs d'enfance seront l'occasion pour des lecteurs de parler de leur propre histoire. Or beaucoup n'y arrivent pas. Il y a trois cas de figure chez les Pieds-Noirs :
1- Celui qui ressasse ses souvenirs depuis 1962. Parfois son entourage n'en peut plus de l'entendre !
2- Celui qui souffre mais se tait, il ne partage pas ses souvenirs car il ne sera pas compris. Il cache son accent, essaie de se fondre, c'est une sacrée souffrance. Ses enfants se demandent parfois s'il n'y a pas des cadavres dans le placard...
3- Entre ces deux extrêmes, on trouve celui qui est apaisé, évoque son passé, reconnaît que la France en Algérie ce n'était pas viable, mais ne sait pas ce qu'on aurait pu faire. Enfin ce livre va aussi intéresser les non Pieds-Noirs, je l'espère !

On découvre beaucoup de souvenirs heureux mais idéalisés dans cette Algérie française...

On est dans une image d'Épinal d'une enfance complètement heureuse où l'on avait le soleil, la plage, les repas en famille, et où il faisait toujours chaud. Cette image a fait du tort aux Pieds-Noirs car elle a véhiculé celle de gens qui ne voulaient jamais travailler. Ce qui est une contre-vérité totale, moi j'ai toujours vu mes grands-pères, et mon père qui était coiffeur, bosser très dur.
C'est une propension naturelle que de reconstruire de manière heureuse ce qui se passait en Algérie, ça contribue à justifier le sentiment d'avoir été arraché à la terre natale.
Cette image heureuse est hyper reconstruite, idéalisée. Mais elle a été aussi une réaction au mauvais accueil qu'ont reçu les Pieds-Noirs à leur arrivée en métropole.
On disait d'eux "Ce sont des colons, ils sont tous riches, et c'est bien fait pour eux !"
Or 95 % des rapatriés n'étaient pas des colons, mais des ouvriers, des artisans, des commerçants, des petits fonctionnaires.
Dans les années 90, on les a encore stigmatisés en disant "Ils votent tous FN !" Ce que les Pieds-Noirs ont pu souffrir de tous ces amalgames !

Personnellement, votre enfance fut-elle heureuse ?

Je suis né en 1955 à Fort-de-l'Eau. Jusqu'à fin avril 1962, je ne me rends compte de rien. On entend des explosions parfois, mais nos parents nous rassurent. Comme dans le film "La vie est belle" de Roberto Benigni : le père et son fils sont dans un camp de concentration nazi et le père fait croire à son enfant qu'ils sont dans un conte, que c'est pour rire, afin de lui épargner cette horreur.
La guerre d'Algérie, ce n'est pas comme "La vie est belle" bien sûr, mais il y a des moments où l'enfant ne comprend pas ce qui se passe et où ses parents forment un cordon sanitaire pour qu'il puisse continuer à jouer et donc à vivre. C'est seulement quand l'école s'arrête fin avril 62 que je comprends que quelque chose ne tourne pas rond.

Et là, surgit la peur...

Oh oui ! Ma mère barricadait la maison chaque nuit. Ensuite, le départ a été très violent, on a tout abandonné dès que mon père a pu trouver des places sur un bateau, le Ville d'Oran, le 29 juin. On nous a dit, à ma sœur et moi, qu'on ne pouvait prendre qu'un jouet, pas deux, faute de place. J'hésitais entre deux cadeaux de Noël : celui de 1960, une paire de boules de pétanque, des vraies, en métal, et celui de 1961, un chariot de western en plastique marron tiré par quatre chevaux. Le matin du départ, j'ai creusé un trou sous l'arbre du jardin et j'y ai enterré mon chariot en me jurant de revenir un jour le chercher.
Je revois aussi l'image de mon père ce jour-là, portant de force mon grand-père dans le bateau. Il était né là, comme ses parents, et refusait de partir.

Que révèlent les photos qui illustrent les 28 chapitres ?

On nous y voit enfants, qui devant sa maison, qui dans la rue, avec ses jouets. On voit des fillettes en robe vichy, un tube Citroën... Autour, on devine l'Algérie française qui est en réalité une reconstruction fidèle de la France. La rue d'Isly à Alger, c'est une copie en petit de la rue de Rivoli à Paris avec ses arcades.
Mais ces images des villes, des Européens, masquent la réalité de l'Algérie rurale et des musulmans, une Algérie pauvre.

Comment ce recueil de souvenirs peut-il aider les Pieds-Noirs à transmettre leur histoire ?

On a souvent eu du mal à en parler. Un enfant ne peut entendre la souffrance de ses parents. En revanche, c'est plus facile avec la génération suivante car le temps est passé et on est dans une relation détendue avec ses petits-enfants. Je vais parler à mon petit-fils des boules de pétanque, de l'école, de l'arrivée à Marseille, mais aussi de son nom "Jordi", qui est catalan.
Jean-Luc Crozel
(1) L'enfance des Français d'Algérie avant 1962, textes recueillis par Leïla Sebbar, éditions Bleu autour, 287p, 24€.
http://www.laprovence.com/article/culture/3301171/jean-jacques-jordi-ce-que-les-pieds-noirs-ont-souffert.html

À 59 ans, Jean-Jacques Jordi a publié une quinzaine d'ouvrages sur les migrations en Méditerranée, les rapatriements, et sur l'Algérie française. Ses derniers ouvrages parus sont "Un silence d'État : les disparus civils européens de la guerre d'Algérie" (2012) et "Des photographes dans la guerre d'Algérie" (avec l'agence Magnum). Il prépare deux livres-référence sur les Pieds-Noirs et les Harkis. Il est aussi depuis 2013 administrateur général des Musées de Marseille. Photo valérie vrel

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Mis en ligne le 25 mars 2015

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