La gauche républicaine et la conquête de l'Algérie, de la prise d'Alger à la reddition
d'Abd el-Kader (1830-1847)

Le parti républicain et la question coloniale ! Voici un sujet que nous trouvons inévitablement au centre de tout travail sur la Troisième République. La république colonisatrice, c'est d'abord celle de Jules Ferry et ce, au point de nous donner bien trop souvent l'impression que l'idéologie sur laquelle repose cette politique est un apport venu se greffer sur la pensée républicaine dans les années 1880. La colonisation serait ainsi la face négative de Jules Ferry - Janus, opposée à sa face positive, celle de l'école laïque; une sorte de trahison des valeurs traditionnelles de la république consentie par des républicains modérés installés durablement au pouvoir.
Nous le savons : rien n'est plus faux que cette vision des choses. « L'idéal colonisateur » est indissociable de l'histoire du parti républicain français depuis son origine. Il n'est pas un produit de la corruption que la pratique ferait peser sur les idées mais bel et bien un des points du programme des démocrates dès la première moitié du XIXe siècle. Le parti républicain n'est pas devenu, il est colonisateur.
De ce point de vue, il nous a semblé particulièrement intéressant d'étudier l'attitude de la gauche républicaine au moment de la première colonisation de l'Algérie : de la prise d'Alger le 5 juillet 1830 à la reddition d'Abd el-Kader le 23 décembre 1847.
— Tout d'abord parce que cela nous permet d'observer la conjonction de deux phénomènes nouveaux : l'émergence, au lendemain des Trois Glorieuses, d'un parti républicain distinct des autres partis, doté de journaux, de brochures, de clubs, d'associations...; et dans le même temps l'amorce d'une politique coloniale moderne 1.
— Ensuite, parce que la période de la monarchie de Juillet nous présente un mouvement républicain naissant, cantonné dans un rôle d'opposition, victime de la répression du pouvoir de Louis-Philippe. Un parti dont les dirigeants subissaient des peines d'emprisonnement pour délit d'opinion. Un parti dont la propagande et les journaux essayaient difficilement de survivre face à l'arsenal législatif mis sur pied — notamment en septembre 1835 — par le gouvernement. En un mot, le parti des « républicains de la veille » que l'on opposera plus tard aux « républicains du lendemain ». Ceux que l'on ne peut en aucun cas accuser d'avoir corrompu l'idéal originel de la République pour la simple et bonne raison qu'ils en sont en bonne partie les fondateurs. Ceux qui nous permettent sans doute le mieux de remonter aux origines de la pensée républicaine.
— Enfin parce que, à travers l'histoire du parti républicain sous la monarchie de Juillet, nous pouvons étudier les positions de tous les grands courants de la gauche française : Républicains radicaux et démocrates tout d'abord bien sûr, mais aussi socialistes (Louis Blanc) et même communistes (Cabet, Laponneraye, Lahautière...) qui commencent à émerger, non pas comme partis à part entière, mais comme composantes de la famille républicaine. Pour effectuer le travail sur les sources, nous nous sommes concentrés sur une étude de presse. La question algérienne n'étant tout de même pas au centre de la propagande républicaine, il nous a semblé que toute autre méthode nous conduirait à n'avoir qu'une vision superficielle, n'engageant pas la totalité du parti républicain, des problèmes posés.
Comme source principale, et systématiquement dépouillée, nous avons choisi les deux grands quotidiens de la gauche républicaine durant la période : La Tribune et La Réforme. Ils ont l'immense avantage d'être à la fois plus complets, plus près de l'actualité de l'époque, grâce à la régularité de leur parution, et en même temps d'être les meilleurs révélateurs de l'opinion des démocrates. Ils ont par contre l'inconvénient de ne pas couvrir l'ensemble de la période qui nous intéresse ; le dernier numéro de la Tribune date du 11 mai 1835 et le prospectus de la Réforme du 29 juillet 1843, laissant ainsi le parti républicain, huit années consécutives, sans organe quotidien lui permettant de faire entendre sa voix.
A côté de ces deux grands titres, nous ferons appel principalement au Journal du Peuple de Dupoty, mais aussi à plusieurs parutions communistes comme l'Intelligence de Laponneraye, la Fraternité de Lahautière et surtout le Populaire de Cabet.

1. Cf. notamment les ouvrages de référence de Charles- André Julien : Histoire de l'Algérie contemporaine, t. 1, Paris, 1979 et de Charles-Robert Ageron : Politiques coloniales au Maghreb, Paris, 1973.

I. — LA « MISSION CIVILISATRICE DE LA FRANCE »

Si la France doit coloniser l'Algérie, c'est d'abord, pour les membres du Parti républicain, parce qu'elle a une mission civilisatrice à accomplir. Conquérir l'Algérie, c'est participer à l'extension du progrès, aider les « Lumières » à recouvrir l'ensemble de la planète : « Le tour de l'Afrique est venu dans l'ordre de la civilisation » 2. La lutte entre la France et l'Algérie, c'est l'affrontement entre « la civilisation et la Barbarie » : « Nous l'avons dit il y a longtemps, l'Algérie est un terrain d'expérimentation sociale. Il faut y importer la civilisation en progrès », écrit dans la Réforme du 19 octobre 1844 un rédacteur signant G. C. 3.

2 . Le Journal du Peuple, 16 mai 1841.
3 . Nous croyons pouvoir identifier sans trop de problèmes ce publiciste comme étant Godefroy Cavaignac. Non seulement les initiales correspondent à celles de ce grand leader du Parti républicain sous la monarchie de Juillet, ancien président de la Société des droits de l'Homme, revenu en France depuis 1841, et actionnaire fondateur de la Réforme (aux côtés notamment d'Arago, Louis Blanc, Caussidière, Flocon, Crémieux, Ledru-Rollin, Schœlcher...) à laquelle il collaborait régulièrement; mais de surcroît son intérêt pour la question algérienne était bien connu. Son «jeune» frère — d'un an son cadet — Eugène combattait alors dans l'armée d'Afrique. La Réforme ne ratera jamais une occasion d'opposer ce dernier, l'exemple du «bon général français » au «mauvais » Bugeaud; image d'ailleurs fortement remise en cause aujourd'hui (cf. F. MASPERO, L'honneur de Saint-Arnaud, Paris, 1993). Quand Godefroy Cavaignac décédera, début mai 1845, Ledru-Rollin, dans le discours qu'il prononcera lors de l'importante manifestation qui accompagnera son rendra hommage à son frère « combattant depuis quinze ans sur la terre étrangère pour conserver quelques honneurs à ce drapeau que d'autres oublient de faire respecter ». Nous ne trouvons bien sûr plus d'articles signés G. C. après mai 1845

Cette idée est bien connue, venant de républicains des années 1840, elle a pourtant besoin d'être précisée. Que la France ait une mission civilisatrice sur le monde, cela semble naturel pour un homme de la IIIe République qui voit enfin le régime pour lequel il combat depuis près d'un siècle s'installer durablement en France. La France républicaine, parce qu'elle est un modèle politique et moral, parce qu'elle est la nation des droits de l'Homme dont elle incarne les principes, se doit de civiliser les peuples jugés comme barbares. Mais la France monarchique de Louis-Philippe peut-elle en dire autant ? Le régime censitaire honni, qui emprisonne les républicains et que ceux-ci n'hésitent pas à affronter les armes à la main, peut-il jouer le même rôle ? Il y a là une contradiction, ou tout du moins une interrogation à laquelle il fallait apporter une réponse.
Certes notre ordre social est bien gangrené encore, mais l'état de barbarie, vraiment, c'est bien pis ! Le sort de ces populations que vous soumettez était abominable ; il faut que notre empire leur profite, il y va de votre gloire, à la fois, et de votre intérêt 4.
Nous l'avons dit ; les sociétés barbares, c'est le fond des sociétés civilisées qui est restée à la surface ; cet état intermédiaire entre le sauvage et l'homme policé, est le plus vicieux de tous. Notre ordre social est encore bien mauvais pour le plus grand nombre, pour les pauvres, pour les faibles ; mais enfin, sa force d'ascension les retire peu à peu de cette fange où a croupi le genre humain. [. . .] Mais chez les barbares, bien plus encore que chez nous, le puissant dit : tu es pauvre, enrichis-moi ; tu es faible, porte- moi. La condition des femmes est la dernière expression des abus de la force et le dernier degré de cette gravitation de la tyrannie, qui d'opprimé en opprimé, vient tomber sur le plus faible de tous 5

4. La Réforme; 17 mai 1844.
5 . La Réforme, 10 juin 1844 (article signé G. C).

Ce qui donne sa mission à la France, c'est son histoire, et la place que celle- ci lui a donnée parmi les nations. Le nationalisme fervent des républicains signifie d'abord la conviction que la France a, indépendamment même du gouvernement qui la dirige, un exemple à donner aux autres peuples. Pour eux, chaque nation, chaque peuple est doté d'un rôle qui lui est spécifique. Certaines, essentiellement en Europe, mais aussi la jeune démocratie appartiennent à la « civilisation », d'autres à la « barbarie ». Il est du devoir des premiers d'aider les seconds à sortir de leur condition jugée. Coloniser c'est donner un coup d'accélérateur à l'histoire de peuples restés à un « stade arriéré », c'est ainsi, d'un certain point de vue, les émanciper. Ces positions, les républicains les développent en rejetant tout racisme, tout du moins dans le sens habituel du mot. Pour eux, les hommes sont égaux devant la nature, les inégalités qui existent sont le produit de l'histoire. S'il y a des « peuples barbares », cela ne peut donc en aucun cas être le fait d'une quelconque « infériorité de certaines races humaines ».
A ce propos, disons qu'on a, par une idée fausse, conclu du dogme de la résignation et du fatalisme que l'Arabe était impropre au progrès et que, s'il était nomade dans ses mœurs, il était immobile dans sa condition. L'Histoire de ce peuple suffirait pour démentir cette idée. Si les Arabes de l'Algérie n'ont pas progressé, cela tient au détestable gouvernement qui les a fait déchoir, au climat, à une sobriété de besoins, qui stimulent peu les hommes, lorsqu'ils sont accablés d'ailleurs par leurs conditions 6.

6. La Réforme, 4 juin 1844.

D'où la nécessité de coloniser, non pas pour opprimer, mais bien au contraire pour « civiliser », c'est-à-dire pour permettre aux peuples du monde de bénéficier des progrès accomplis par le seul Occident. Cette aspiration est incontestablement le premier guide de la politique du parti républicain. Mais pour que cette « œuvre » puisse se réaliser, pour que la France puisse accomplir sa « tâche », il faut que certaines conditions soient remplies.
En premier lieu que les armées conquérantes, mais aussi les colons, fassent preuve de la plus grande humanité vis-à-vis des populations des territoires occupés. La « civilisation » ne peut être attractive que si elle est capable de se montrer sous son meilleur jour, elle doit faire la preuve éclatante de sa supériorité en rejetant tous les actes de barbarie qui accompagnent généralement les guerres et les conquêtes. Elle se doit d'utiliser une véritable pédagogie du progrès :
Le sort des indigènes, nous avons déjà eu l'occasion de le dire longuement dans La Réforme, n'est pas seulement pour la France une question de civilisation et d'honneur, ni même une question d'intérêt et de sûreté actuelle. L'avenir en dépend. A cette distance et si la France fait son devoir vis-à-vis des populations conquises, loin de voir en elle des ennemis, nous y apercevrons une base solide de notre domination et de son maintien 7

7. La Réforme, 29 octobre 1844.

C'est cette politique, pensée comme étant humaniste, qui doit assurer le succès de la colonisation en faisant la démonstration de la supériorité de la civilisation. Nos sociétés sont meilleures, nous devons le démontrer. Tel est le postulat simple posé par les républicains et qui, selon eux, fait la spécificité de la colonisation française :
C'est une grande occasion pour la France de prouver à l'Europe que l'esprit de conquête a fait place chez elle à l'esprit de délivrance et d'émancipation. Lorsque nous mettons un grand prix à ce que l'Angleterre ne s'empare pas d'Alger, est-ce seulement pour un étroit égoïsme national ? Non; c'est que l'Angleterre exploite et ne colonise point ; elle établit des comptoirs, elle épuise un pays ou le rend tributaire, mais peu lui importe la liberté, l'extension des idées fécondes qui doivent partout améliorer l'espèce humaine. L'Angleterre est égoïste ; la France est sympathique. Voilà pourquoi, placées au même degré de Lumière, de force et de puissance, ces deux pays exercent une influence si diverse 8.

8 . La Tribune, 19 juillet.

C'est bien en termes de générosité, voire de philanthropie que les républicains conçoivent la colonisation de l'Algérie par la France. Cette dernière remplit ainsi la mission que l'histoire lui a donnée, notamment dans la lutte contre le mercantilisme anglais. Pour eux, conquérir c'est assurer le rayonnement d'une civilisation et d'une culture jugée comme supérieure avant d'accroître la puissance économique de la Nation.
Cet « humanisme », cette « générosité » dont les conquérants doivent faire preuve vis-à-vis des populations occupées, a pourtant fait l'objet d'une relative évolution dans la propagande républicaine. Au début — dans les années 1830-1834 — , on prône une liberté totale, certain que l'exemple du haut niveau de civilisation importé par les colons ne pourra que séduire et permettre ainsi une évolution de la société algérienne :
II faut qu'Alger soit une ville libre conservant provisoirement sa langue, sa religion, ses usages, jusqu'à ce que les importations européennes les modifient, les changent par les exemples de bien-être quelles y introduiront. Ceci est l'œuvre du temps et une œuvre infaillible 9.

9 . Idem. Il faut dire que ce texte est écrit alors que les républicains sont persuadés que le gouvernement va renoncer à sa conquête. Cette solution est donc présentée comme un « moindre mal » permettant à la France de garder une position prédominante en Algérie.

Puis, au fur et à mesure que se développera la guerre, qu'Abd el-Kader organisera la résistance contre les Français, les républicains se feront moins compréhensifs et plus répressifs ; ils multiplieront, nous aurons l'occasion de l'examiner, des prises de position allant dans le sens d'un emploi quasi systématique de la force.

Pourtant, malgré ces évolutions, le parti républicain, pendant toute cette période, a su tenir bon sur un certain nombre de principes démocratiques, de libertés fondamentales qu'il souhaitait voir préserver.
— En premier lieu, nous voudrions mentionner la condamnation systématique des exactions commises par l'armée française, voire les colons, condamnation faite au nom du principe intangible du respect de la personne humaine, du droit imprescriptible à la vie et à la dignité. Cela est vrai en 1833 quand la Tribune dénonce le trafic fait par certains Français sur le marbre des tombeaux et même sur les ossements humains. Cela est vrai aussi en pleine guerre, notamment en 1845 quand le colonel Pelissier fait périr par le feu huit cents personnes des tribus du Dahra, de tous sexes et de tous âges, venues se réfugier dans une grotte. La Réforme, dans son édition du 13 juillet, demande avec la plus grande virulence le châtiment de Pelissier et sa comparution en conseil de guerre. Lorsque, quelques mois plus tard, des prisonniers français sont égorgés, la Réforme polémique durement avec le journal L'Époque qui justifie alors le sang par le sang, explique le massacre du Dahra par celui de Djemmâ. Nous voulons toujours et partout que l'intérêt national soit le guide de nos actions et de nos paroles. Mais le premier caractère de notre nationalité française, c'est son amour sincère et profond de l'humanité. Or l'humanité ce n'est pas la France ou l'Europe, c'est l'Afrique aussi. La liberté est aussi bonne là qu'ailleurs ; et c'est un triste moyen de colonisation, il faut en convenir, que la destruction et le massacre... 10

10. La Tribune, 16 juin 1833.
— Le second principe démocratique, toujours défendu par les républicains lors de la conquête de l'Algérie, est celui du respect de la liberté religieuse. Il faut dire que cette position est guidée non seulement par des principes fondamentaux liés à la tradition des Droits de l'Homme, mais aussi par le rejet du culte catholique qui forme déjà un des points forts de la propagande républicaine. Celle-ci ne manque jamais une occasion — tout autant dans le débat politique d'actualité que lorsqu'elle se livre à des analyses historiques — de condamner le pouvoir temporaire de l'Église romaine, assimilé totalement à la tradition monarchiste d'Ancien Régime. La France se doit d'être civilisatrice, pas missionnaire, tel est tout du moins la conception des membres du parti républicain sous la monarchie de Juillet.
L'organisation d'un clergé en Afrique était assurément une œuvre impolitique en ce sens qu'elle éternisait la guerre avec les Arabes qui en feraient une guerre de religion, comme cela s'est vu depuis ; elle était même impolitique vis-à-vis de la nation, parce qu'elle aurait pu voir dans cette organisation une tendance vers une classe d'hommes dont elle avait hautement blâmé l'influence sous le règne précédent 11.
11. La Réforme, 17 octobre 1847

L'argumentation est parfois poussée plus loin et l'on nous propose même de faire de l'Islam un moyen de la colonisation :
L'islamisme peut servir aussi bien que le christianisme : car le Coran n'est pas moins libéral que l'Évangile, et le fut-il moins, il aura quand on le voudra des interprètes qui le rendront tout aussi souple. On a trouvé la Saint-Barthélémy dans l'Évangile sous Charles IX [...] Si les Algériens sont fanatiques, il n'y a qu'un moyen, c'est d'avoir un grand nombre de marabouts aux ordres du muphti, et d'intéresser celui-ci au développement de la civilisation. Elle se répandra alors naturellement par les canaux de la religion 12

12. La Tribune, 19 juillet 1833.

Dans cet esprit, on oppose régulièrement la colonisation des États-Unis par les Européens, qui ont exterminé les Indiens, à celle de l'Algérie par la France. On rejette fermement toute politique de soumission excessive des populations des territoires conquis aux modes de vie des Occidentaux. On raille les colons voulant faire habiter des musulmans dans des immeubles construits sur le modèle de l'architecture parisienne 13. On plaide pour le respect de la propriété des tribus :
Le système à suivre en ce qui concerne la propriété des tribus, c'est de la défendre contre l'envahissement de la colonisation ; c'est de la laisser aux règles qui la régissent ; c'est d'agir sur elles avec le seul moyen de l'impôt [...] le domaine de l'État est assez considérable pour fournir à l'installation des colonies européennes. Il serait aussi inutile qu'injuste de spolier les tribus 14

13. La Tribune, 3 septembre 1833.
14. La Réforme, 29 octobre 1844.

... Enfin, en un mot comme en cent, on prône un système de colonisation qui doit aboutir à l'assimilation progressive des musulmans par la seule vertu de l'exemple des « bienfaits de la civilisation et du progrès » :
Ajoutons que les indigènes en profitent aussi ; tellement que jamais ils n'ont détruit ni une route, ni un pont [...] Large part d'avantages aux vaincus, voilà ce qui légitime notre conquête. Il nous reste à dire combien il sera facile de la consolider en l'honorant, et de quelle horrible condition nous pouvons tirer ces peuples 15.

15. La Réforme, 31 mai 1844.

Tout ceci nécessite bien sûr le rejet d'une politique de refoulement, de substitution des peuples conquis par les peuples conquérants. C'est Godefroy Cavaignac — pour autant qu'il soit bien l'auteur des articles de la Réforme signés G. C. — qui résume le mieux les positions de la gauche républicaine à ce sujet :
L'on nous dit : il vaudrait mieux que les populations nous laissassent le champ libre ; le grand embarras c'est qu'elles ne nous fuient pas, comment les forcer à émigrer au désert ? Nous répondrions : ce serait en effet une énorme injustice ; ce serait une faute et elle ressort de maintes raisons. D'abord il y a largement la place pour vous auprès des tribus ; pourquoi craindriez-vous leur voisinage ? Au contraire en les laissant auprès de vous, vous agirez sur elles, vous les civiliserez, vous les surveillerez de près. En les rejetant dans le désert, vous refouleriez toutes les haines ensemble ; les tribus se trouveraient seules avec elles-mêmes et, en cas de guerre elles reviendraient en masse, plus sauvages, plus comparses et plus ennemies que jamais. Ne l'oubliez pas, extermination n'a voulu dire d'abord que ceci, repousser une population hors de ses frontières ; on sait ce que ce mot veut dire maintenant, et, en effet, si on voulait se débarrasser des tribus, il ne faudrait pas les chasser, il faudrait les massacrer. C'est une vieille habitude européenne en fait de colonies, mais il convient à la laisser à l'histoire de l'Ancien Régime, avec tout ce qui raconte les démences atroces du passé 16.

16. La Réforme, 4 juin 1844.

Tous ces textes nous montrent clairement à quel point colonisation et droits de l'Homme ne sont, pour les républicains de cette période, en aucun cas des termes antagonistes. Bien au contraire, ils se complètent totalement, l'un étant le moyen et l'autre la fin.
Pour eux, la démocratie est la forme politique naturelle d'un État « civilisé ». Si la France est encore dotée d'un régime censitaire, d'une « aristocratie de l'argent » pour reprendre le terme habituel de la propagande républicaine, c'est par une sorte d'anachronisme liée à l'histoire chaotique de la France depuis la Révolution ; la forme politique a pris du retard par rapport au stade de développement de la Nation. Coloniser c'est donner aux « États arriérés » les moyens d'assurer leur développement sans lequel il n'est pas concevable qu'ils aient accès à la démocratie.
La colonisation, dans les formes que nous venons de décrire, est donc bien, pour les militants républicains de la monarchie de Juillet, une œuvre morale et politique, et c'est d'abord dans cette perspective — dans ce domaine comme dans tout autre — qu'ils se situent.
Mais, à côté de cet argument fondamental, la nécessité de faire de la colonisation une œuvre civilisatrice, il en est un autre dont se servent les républicains pour prôner un certain respect des populations conquises : il s'agit tout simplement de l'intérêt de la nation à voir s'installer une paix durable. Maltraiter les musulmans, c'est s'exposer à leur désir de vengeance, c'est entrer dans la spirale de la violence et de la guerre, contradictoire à une véritable colonisation. Cette idée est présente dans de très nombreux articles et ce pendant toute la période qui nous intéresse : « Grande leçon et qui prouve de plus en plus que ce qui est odieux en morale est aussi stupide en politique », comment la Tribune dans son numéro du 16 juin 1833.

II. — LE RANG DE LA FRANCE

Après le devoir vient l'intérêt.
Si la France doit coloniser, c'est aussi afin d'accroître sa puissance dans le concert des nations : « Si l'on considère l'intérêt spécial de la France, il n'est pas douteux; il n'y a jamais de danger à s'enrichir, à étendre ses relations commerciales, industrielles et politiques » 17. Cet intérêt national, les républicains veulent en être les défenseurs infatigables. Pour cela ils militent pour la création d'un « empire français », donnant à ce terme un sens d'impérialisme colonial et non pas institutionnel, le souvenir des combats anti-bonapartistes est trop présent dans leurs mémoires : « C'est une série de combats et de victoires qui viennent ajouter un nouvel éclat à nos armes et déconcerter les haines et les jalousies, en dépit desquelles nous saurons fonder un empire au-delà de la Méditerranée » 18.

17. La Tribune, 20 juin 1833.
18. La Réforme, 28 octobre 1845.

Dans ce but, ils multiplient les prises de position allant toutes dans le sens du renforcement des positions françaises dans le monde, quel qu'en soit le prix. En fait, pour eux, ces deux questions : la mission civilisatrice de la France et l'accroissement de sa puissance, n'en forment qu'une seule. C'est parce que la France a un rôle spécifique à jouer, c'est parce qu'elle incarne un certain nombre de valeurs positives, qu'il faut agir pour le renforcement de ses positions dans le monde. La puissance de la France, c'est la puissance des Lumières, tel est tout au moins la conviction des militants républicains de la monarchie de Juillet.
Pour eux, l'Histoire a donné à chaque nation une mission à remplir. Les « pays civilisés » doivent sortir les « peuples barbares » de leur situation. Mais entre les « pays civilisés », tout se joue, dans le domaine de la conquête de l'Algérie comme pour toute autre question de politique extérieure, dans la rivalité entre la France et l'Angleterre.
L'anglophobie est une constante de la propagande républicaine, une des formes les plus bellicistes de son nationalisme. Pour elle, la lutte de ces deux nations est un résumé des grands principes qui s'opposent dans le monde : « l'égalité » et le « profit », « l'intérêt commun » et « l'intérêt particulier », le libéralisme et la fraternité. L'idée de nations devant s'affronter dans une lutte impitoyable au nom de valeurs qu'elles sont censées incarner, est déjà une des caractéristiques de la pensée républicaine encore confinée dans l'opposition.
Albert Laponneraye, fondateur en 1837 de l'Intelligence, le premier journal communiste à avoir connu une parution régulière jusqu'en 1841, publie en 1842-1843, alors qu'il est encore le plus proche collaborateur d'Etienne Cabet, principale figure du communisme français d'avant 1848, une Histoire des de la France et de l'Angleterre depuis le moyen-âge jusqu'à nos jours. Cet ouvrage — qui connaîtra en 1845 une version résumée sous le titre de Précis des rivalités et des luttes de la France et de l'Angleterre — est un véritable manifeste de l'anglophobie des républicains sous la monarchie de Juillet 19
Il y a des peuples qui sont naturellement artistes comme les anciens Grecs, il y en a d'autres qui naissent avec le génie des conquêtes, comme les Romains, d'autres enfin qui se passionnent pour toutes les idées grandes et généreuses comme les Français. Les Anglais eux sont naturellement industriels et marchands 20.

9 . Sur Albert Laponneraye, cf. la thèse que nous avons soutenue sous la direction de M. le professeur Philippe Vigier, en 1988 à l'université de Paris X.
20. Précis historique..., p. 5.

La grandeur de la France, c'est la référence à la Révolution de 1789-1793, celle de l'Angleterre c'est la révolution industrielle. L'une incarne la générosité, l'autre l'égoïsme, il est donc du devoir de tout démocrate de dénoncer « toutes les perfidies, tous les crimes de cette nation sans pudeur et sans foi, qui n'est riche que des dépouilles d' autrui, qui n'est grande que du malheur de tous » 21.

21. Idem, p. 1.

De telles positions seront partagées par l'ensemble du parti démocratique dont l'anglophobie prendra toutes les formes : des plus violentes quand la Réforme exigera que la France déclare la guerre à l'Angleterre suite à l'affaire de Tahiti 22 aux plus saugrenues lorsque la feuille républicaine s'indignera que le comte de Paris fasse distribuer des manuels de grammaire anglaise dans les écoles de la capitale 23. Le nationalisme, même sous sa forme la plus belliciste, la plus dominatrice, celle qui considère que la France doit soumettre les autres nations — et notamment la plus puissante d'entre elles — à son autorité, est bien présent dans la pensée républicaine de la monarchie de Juillet. En période de crise, en particulier dans les années 1844-1845 avec les affaires de Tahiti et du Maroc, il s'exacerbe au point d'atteindre une violence qui surprend toujours l'observateur contemporain. Il n'en est pas moins, notamment à travers l'expression du sentiment anglophobe, une constante de la pensée démocratique de cette période.
Le foyer des passions nationales est-il éteint pour jamais au cœur des hommes qui s'ingèrent de conduire nos destinées ? Sont-ils devenus tout à fait incapables de comprendre la grandeur de ces généreuses et puissantes haines qu'il fut donné à nos pères de puiser dans l'amour même de l'humanité [. . .] Il faut vouloir la France grande, la France forte ; car la France forte et grande se sera tôt ou tard l'univers affranchi 24.

22. La Réforme, 3 août 1844.
23. La Réforme, 12 novembre 1844.
24. « La nationalité française et l'Angleterre », La Réforme, 29 décembre 1844. C'est nous qui soulignons

Cette question des rapports entre la France et l'Angleterre est d'ailleurs un sujet constant de conflit entre les républicains et le gouvernement. Quand Guizot refuse le conflit avec l'Angleterre et prône la politique de « la paix à tout prix », la Réforme titre sur le « ministère des peureux », et la stratégie d'alliance des ministères de Louis-Philippe est systématiquement condamnée par l'organe de la propagande républicaine qui précise : « sur tous les points du globe, mais nul part nous ne la payons aussi cher qu'en Algérie » 25.
En effet c'est presque toujours sous cet éclairage, celui des rapports entre la France et l'Angleterre, qu'est présentée la question de la conquête et de la colonisation de l'Algérie.
Dès 1833, la Tribune dénonce un accord secret qui lierait la France et l'Angleterre pour l'évacuation de l'Algérie 26.
Parce que la conquête de l'Algérie accroît la puissance française, elle est insupportable au pouvoir britannique. Celui-ci exige donc des gouvernements anglophiles de Louis-Philippe qu'ils évacuent cette colonie. Ces derniers s'exécuteraient volontiers s'il n'y avait pas un profond sentiment national dans l'opinion publique qui interdit à un tel processus d'aller à son terme... Tel est du moins la thèse du parti républicain.
La cession d'Alger est le projet fixe du système; c'est quoi que l'on puisse dire la condition sine qua non d'une alliance anglaise, et sans l'appréhension d'un soulèvement général de la nation, il y a longtemps que cette conquête n'embarrasserait plus l'ordre des choses [...] La France conservera, en dépit de ses oppresseurs et de ses envieux une conquête si chèrement acquise, elle accomplira sa glorieuse mission en introduisant sur cette terre de barbarie et d'esclavage, la civilisation, les lumières, l'industrie et la liberté 27.

25. La Réforme, 3 décembre 1845.
26. La Tribune, 20 juin 1833.
27 . Le Journal du Peuple, 8 décembre 1839.

Même ton dans la presse communiste et notamment dans le Populaire d'Etienne Cabet :
Et s'il était vrai, comme l'opposition l'a si souvent dit, que l'abandon d'Alger eût été résolu dès 1830, et secrètement promis à l'Angleterre [...] S'il était vrai que quelques-uns de nos gouvernants fussent impatients de voir les bastilles achevées 28 pour être plus maîtres d'abandonner Alger, en bravant les criailleries des brouillons et des factieux, pour plaire à l'aristocratie britannique 29.

28. Le gouvernement avait alors entrepris de ceindre Paris de fortifications. L'opposition républicaine qui voyait là une précaution prise dans le but de réprimer d'éventuels mouvements populaires avait engagé une lutte acharnée contre ce qu'elle appelait « l'embastillement de Paris ».

29. Le Populaire, 2 avril 1842.

Un gouvernement mou qui capitule constamment devant la puissance britannique, quand il ne s'en fait pas directement l'agent, tel est l'image que véhicule la propagande républicaine en faisant appel au sentiment d'honneur national, contre l'aspiration à la paix et les politiques d'alliance. « Le sang de nos soldats a-t-il acquis à leur patrie une des principales métropoles du commerce africain, et tant de ports importants, pour en faire des débouchés à l'industrie anglaise ? » 30.
Si nous trouvons de tels discours pendant toute l'époque qui nous intéresse, il existe pourtant une période où l'anglophobie républicaine est portée à son paroxysme : l'année 1844. C'est à ce moment qu'éclate l'affaire de Tahiti, et surtout la guerre avec le Maroc.
Lorsque, le 13 juin, la Réforme annonce en « une » le début des hostilités, c'est d'abord l'Angleterre qu'elle accuse, et non pas Abd el-Kader qui avait pourtant entraîné le sultan du Maroc chez qui il avait trouvé refuge, dans cette aventure.

30 . Le Journal du Peuple, 29 avril 1838.

Tout au long du conflit, dont le journal fait un état quasi quotidien, on accuse les Britanniques de livrer secrètement des armes aux Marocains, de mener une politique diplomatique active visant à isoler la France... D'être une sorte de chef d'orchestre clandestin d'une guerre qu'ils auraient déclenchée dans un seul but : réduire la puissance française en Afrique et l'obliger à quitter l'Algérie sous les coups de boutoir d'Abd el-Kader. Bien entendu, le gouvernement, parce qu'il est anglophile et libéral, est suspecté de manque d'énergie dans ce conflit, voire même d'intelligence avec l'ennemi. Ceci sera particulièrement vrai lorsque l'Angleterre tentera de se poser comme intermédiaire entre les belligérants.

La victoire de l'armée française, résultat de la bataille d'Isly remportée le 14 août par le général Bugeaud et des bombardements de Tanger et de Mogador, ne change en rien les convictions des républicains. Tanger et Mogador ont été bombardées, elles auraient dû être occupées. Quant à la bataille d'Isly, « c'est un glorieux fait d'armes; mais il serait trop étrange de voir le ministère en revendiquer le mérite » 31.
Mais ce sont surtout les conditions de la paix qui mettront les démocrates hors d'eux. Quand le Constitutionnel publie le texte du traité, la Réforme, dans son numéro du 26 septembre 1844, ne trouve pas de mots assez durs pour condamner ce texte, derrière lequel elle voit bien entendu la main de l'Angleterre. Accusant le Gouvernement d'avoir mis « Abd el-Rhaman en position de victorieux », les républicains s'indignent notamment que le Maroc ne doive pas payer d'indemnités à la France. Mais c'est surtout le fait qu'Abd el-Kader — dont la Réforme du 31 août disait : « nous devons exiger qu'il nous soit livré comme citoyen français » — ait réussi à s'échapper qui motive les réactions de l'opposition.

31. La Réforme, 22 septembre 1844.

III. — L'ALGÉRIE ET LA FRANCE

Si la continuité est une vertu en politique, l'opposition républicaine sous la monarchie de Juillet peut seule en revendiquer le mérite, tout au moins en ce qui concerne l'Algérie. En effet, le moins que l'on puisse dire, c'est que sur cette question la politique gouvernementale fut essentiellement marquée par ses tergiversations et ses retournements. Hésitations quant à la conservation des positions conquises entre 1830 et 1834 ; politique « d'occupation restreinte » du seul littoral, avec soutien à Abd el-Kader alors en guerre contre les Turcs ; politique de conquête et « système guerroyant » de Clauzel qui échoue en novembre 1836 ; traité de la Tafna, signé par Bugeaud le 30 mai 1837 abandonnant les deux-tiers de l'Algérie à Abd el- Kader ; reprise en novembre 1839 des hostilités... Tout démontre que le pouvoir ne savait pas trop quelle attitude prendre vis-à-vis de la conquête et que, dans ce domaine, l'empirisme a joué un rôle plus important que la détermination 32. Tous ces atermoiements étaient facilement explicables dans la logique de parti républicain : il ne s'agit que de préparer l'évacuation du territoire algérien pour plaire à l'allié anglais. La crédibilité des républicains était considérablement renforcée par le fait qu'ils avaient toujours défendu une même orientation qui peut se résumer en deux points : colonisation complète et civile de l'Algérie tout d'abord, pacification et intégration de l'Algérie à la France ensuite.

32. Sur la politique française, on se référera aux travaux de Ch.-A. Julien et Ch.-R. Ageron (cf. note 1), mais aussi à la source indispensable que représentent les Mémoires de ma vie de Charles de RÉMUSAT.

Dès le 6 janvier 1831, la Tribune publie une correspondance demandant que l'Algérie « nous ouvre tout l'intérieur d'un continent, qu'elle offre du travail et un asile à un excédent de population... ».
— La colonisation doit être totale. Abandonner une partie des conquêtes, c'est, pour les républicains, renoncer à civiliser ces territoires et perdre des possessions faisant partie de la puissance nationale. Au nom de ce principe, des campagnes d'opinion sont menées aussi bien contre l'abandon défendu par certains à la Chambre que contre l'occupation partielle ou les accords de Tafna que le Journal du Peuple appelle « la paix Bugeaud » et sur lesquels il s'exprime en ces termes : « Sans doute une pacification est nécessaire, mais il faut une paix honorable et non une paix à tout prix, non une cession de la colonie à un bédouin qui n'eut jamais d'autorité légale, et que nos généraux seuls ont grandi » 33.
— La colonisation doit être civile. Tout d'abord parce que la colonisation militaire, c'est l'état de fait permanent et la multiplication des exactions propres à susciter la révolte des populations conquises. Ensuite parce que l'instauration d'un État de droit civil est une nécessité pour l'organisation de la vie sociale par les colons dans le cadre national : « l'épée prépare la civilisation, elle ne saurait l'accomplir » 34. Enfin, parce que les républicains ont une méfiance instinctive pour les généraux dotés de pouvoirs trop étendus, surtout s'ils se sont illustrés, comme Bugeaud, pendant les guerres napoléoniennes et les Cent Jours et peuvent être soupçonnés de préparer « sourdement toute chose pour un nouveau 18 Brumaire » 35.
— Intégration de l'Algérie à la France : « C'est l'Algérie française qu'il s'agit d'organiser », proclame la Réforme dans son numéro du 17 décembre 1844. Telle est en effet la conclusion logique et quasi mécanique des positions défendues par les républicains. Tout les pousse à demander l'incorporation de l'Algérie à la France :
[...] assimilation politique de l'Algérie, sa naturalisation complète. Il faut, le plus possible, que notre conquête soit organisée à l'instar de nos départemens, incorporée pleinement à la famille et à l'institution nationale [. . .] Cela s'accorde d'ailleurs avec notre esprit d'unité ; cela garantit doublement l'avenir de nos possessions, car celles qu'on n'assimile point, tendent à se séparer en se développant, c'est-à-dire quand leur conservation serait plus que jamais précieuse et paierait la métropole de ses sacrifices... 36

33. Le Journal du Peuple, 18 juin 1837.
34. La Réforme, 17 décembre 1844. Dans ce sens, une des revendications des républicains, se faisant ainsi l'écho de nombreux colons, est la substitution au régime des ordonnances et des arrêtés qui sévissent alors en Algérie, par celui de la loi.
35. La Réforme, 2 décembre 1843.
36. La Réforme, 10 juin 1844

Assimiler l'Algérie à la France afin de créer un lien indissociable entre les deux territoires, telle est la revendication des républicains. Elle leur permet notamment de rejeter pour cette région le statut de colonie tel qu'il était appliqué « outre-mer », c'est-à-dire un régime d'exception par rapport aux règles du droit national. Pour ce faire, on met en avant le problème de l'esclavage dont l'abolition est l'objet d'une campagne incessante du parti républicain : « Le droit moderne, le droit français doit suivre partout au pied de l'Atlas la trace victorieuse de notre drapeau » 37. En ce sens, en mars-avril 1845, les républicains se font largement l'écho d'une pétition à la Chambre de colons d'Algérie demandant « la réunion de l'Algérie à la France » : « Nous ne pouvons qu'applaudir de toute notre âme à cette grande et patriotique manifestation [. . .] Il est temps que l'opinion publique se décide énergiquement en faveur d'un pays qui doit devenir une seconde France », explique la Réforme du 4 mars.
Cela correspond d'ailleurs tout à fait à l'idée que se font les républicains de la « mission civilisatrice de la France ». Si la France est civilisée, c'est d'abord parce que son histoire l'a constituée en nation, a réalisé l'unité de son sol et de son droit. L'Algérie, pour eux, n'est pas une nation, ni même un pays, mais un territoire sans unité sur lequel vivent des tribus rivales ne pouvant trouver que dans le fanatisme religieux un élément de cohésion. Coloniser l'Algérie, c'est lui permettre d'avoir accès à ce statut élevé de la civilisation humaine qu'est la nation. En ce sens, le colonialisme est pour eux le prolongement de l'idée progressiste de la nation contrat. Parce qu'une nation ne se réduit pas à la patrie, « la terre des pères », elle peut, elle doit, au nom du progrès et de la raison, s'étendre à de nouveaux territoires et à de nouveaux hommes restés à un niveau inférieur de civilisation. Les républicains sont ainsi persuadés qu'ils font faire un bon en avant de plusieurs siècles aux tribus algériennes en les intégrant — même progressivement — à la nation française. Et si pour cela il faut soumettre des peuples, aveuglés par « l'ignorance et le fanatisme », qui refusent de s'engager dans la voie du progrès, cela fait partie de « l'inévitable part du mal dans la production du bien » 38.
Tout cela signifie bien sûr que les républicains rejettent d'un revers de main l'idée d'une nation arabe :
cette prétendue nationalité arabe qu'on a voulu si ridiculement opposer à la nationalité française n'a jamais existé. Abd-el-Kader, homme éminent l'avait conçue, sans doute ; mais c'était une entreprise plus récente et plus difficile que notre conquête elle-même. Tout a croulé le jour où le gouvernement français n'a plus aidé lui-même l'émir à faire un corps de nation avec ces débris de trente peuples que les haines incessantes divisaient 39.

37. La Réforme, 7 septembre 1844. 38. La Réforme, 17 mai 1844.
39. Idem.

Nous le voyons, dans leur esprit, toutes les conditions sont réunies pour intégrer l'Algérie à la France. Mais pour cela il y a deux préalables : pacifier le territoire et organiser une administration provisoire.
— Pacifier le territoire tout d'abord. Dans ce domaine, l'attitude des républicains est simple : entente et tolérance avec les peuples qui acceptent la colonisation ; guerre à outrance, en profitant des divisions entre les tribus 40, dès que la résistance s'organise. Ce bellicisme à rencontre de ceux qui se lèvent contre la puissance française est le fait de toutes les composantes de la gauche républicaine, qu'elles soient démocratiques, socialistes ou communistes. Peut-être faut-il penser que ce caractère guerrier a été renforcé par l'état d'esprit des jeunes dirigeants de ce mouvement. Souvent nés pendant les premières années du siècle, ils ont été élevés dans le souvenir des grandeurs révolutionnaires et impériales qu'ils n'ont pas connues. Ils souffrent de vivre dans une époque qu'ils jugent bien fade, où l'intérêt et le profit occupent une place plus grande que l'honneur et la gloire. Ils aspirent à une révolution nouvelle qui permettra à l'histoire de s'emballer de nouveau en faisant d'eux des héros. De ce point de vue, l'Algérie est une sorte de rêve. C'est l'endroit, sur une terre à la fois lointaine et mystérieuse, où subsistent les dernières démonstrations d'une grandeur oubliée et que l'on souhaite réveiller. C'est là que de jeunes soldats meurent héroïquement, comme à Mazagran à « un contre cent » face à des « nuées de cavaliers arabes » 41. Souvenons-nous des mots employés par Ledru-Rollin au sujet d'Eugène Cavaignac lors de l'enterrement de son frère 42, et écoutons le Prolétaire de Poitiers du 5 mars 1847.
Un seul point nous reste où le bruit de nos armes retentit encore. C'est l'Algérie ! c'est là seulement où nous voyons briller de temps à autre ce courage à toute épreuve, ce caractère fier et indomptable que les Français possèdent seul et sans partage. C'est là aussi qu'il faut aller chercher ces quelques exemples de patriotisme qui s'éteignent chaque jour dans la mère patrie.

40. La presse républicaine prône en particulier une alliance privilégiée avec les Kabyles contre Abd el-Kader.
41 . Cf. notamment l'Intelligence de mars 1840, la Propagande de novembre 1839 et les articles du Journal du Peuple consacrés à Mazagran.
42. Cf. note 3.

— Organiser l'administration provisoire du territoire algérien ensuite. A terme, la « civilisation » permettra à tous les habitants de l'Algérie, indigènes comme colons, de vivre dans un régime d'égalité et de démocratie. Mais d'ici là, dans la période transitoire nécessaire, quelle administration doit- on donner à l'Algérie ? Voici une question à laquelle se devait de répondre le parti républicain en essayant de résoudre une contradiction de ses positions ; comment assurer l'intégration de l'Algérie à la France tout en laissant suffisamment d'autonomie aux tribus pour ne pas susciter leur révolte contre l'occupant et préparer leur assimilation progressive ? La solution proposée est simple : les autorités supérieures doivent être mises dans des mains françaises, les autorités les plus proches des populations peuvent être laissées à des indigènes. Cela correspond bien à l'idée que se font les républicains des populations conquises. S'il n'y a pas de nation algérienne mais seulement des tribus, il est normal, dans leur esprit, que tout ce qui dépasse cette forme primitive d'organisation sociale leur échappe. Dans le même temps, les républicains demandent l'abolition de ce qu'ils estiment être les formes les plus évidentes de la barbarie dans la société algérienne : le système des castes et l'esclavage.
Écoutons Godefroy Cavaignac décrire ce système dans la Réforme du 7 juin 1844 :
Le premier pas de l'assimilation française, c'est l'abolition des castes oppressives [...] Voilà pourquoi des indigènes peuvent préférer des chefs français aux leurs [. . .] D'ailleurs, il ne s'agit pas d'enlever aux indigènes les fonctions qui correspondent à nos fonctions municipales. Il ne faut pas, dans l'intérêt commun, que l'autorité française soit trop au contact avec le détail des hommes et des choses dans les populations. Il serait bon, pour employer une comparaison qui s'accorde avec le caractère militaire de l'administration, chez les arabes, que les sous-officiers et les grades subalternes, que les chefs de fractions de tribu et même de chaque tribu fussent [. . ] II conviendrait de maintenir aussi l'autorité judiciaire des cadis, en les surveillant de près, car leur vénalité est proverbiale [...] Le pouvoir religieux des marabouts, il faudrait le restreindre avec précaution. Mais les groupes, les grandes circonscriptions commandées aujourd'hui par les aghas et les Khalifes, nous disons qu'il faut en confier la direction à des mains françaises [...]

La présente étude permet, nous l'espérons, de mettre en évidence une forte continuité dans les positions républicaines sur la colonisation de l'Algérie. En nous concentrant sur une période très précise, nous avons essayé de remonter aux origines de la pensée politique de ce parti.
En multipliant les citations, choix toujours discutable, nous espérons avoir mis en relief des sources qui ont, tout du moins en ce qui concerne le problème qui nous intéresse ici, été assez peu étudiées.
Nous avons en tout cas la conviction qu'elles nous permettent de bien comprendre la signification du nationalisme républicain de ce premier XIXe siècle. Parce qu'ils assimilent totalement les valeurs de la démocratie avec la nation censée les incarner, les républicains de la monarchie de Juillet considère que la nation française a le devoir de faire profiter l'universalité des hommes des acquis de sa civilisation. Elle se doit d'entrer en lutte afin d'assurer la domination de ce qu'elle représente sur le monde.
Pour eux, il ne peut y avoir de « droit des peuples » sur des territoires où il n'y a pas de droit parce qu'il n'y a pas de nation. Le nationalisme légitime donc parfaitement leur colonialisme en assimilant totalement la diffusion du progrès et de la démocratie et l'extension de la puissance nationale.
Ces positions, développées par des hommes que personne ne peut accuser de cynisme, nous permettent de bien prendre la mesure de la force du sentiment national chez les militants qui seront bientôt les acteurs du « printemps des peuples » de 1848 43.
Mais ces textes nous permettent aussi de constater à quel point la démocratie française a dû opérer une profonde rupture avec sa propre histoire pour s'engager dans la voie de la décolonisation. Elle a alors su choisir entre les principes démocratiques et ceux de l'intérêt national immédiat, en remettant en cause certaines des bases de sa pensée politique. C'est sans doute cela aussi, tel est du moins notre conviction, qui a fait sa force.

43. On relit avec intérêt la façon dont l'université d'Alger avait participé aux manifestations du centenaire de la révolution de 1848 {cf. M. Emerit, La révolution de 1848 en Algérie

Philippe Darriulat , In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 82, n°307, 2e trimestre 1995. pp. 129-147
https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1995_num_82_307_3312

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Mis en ligne le 04 janvier 2025

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