Longtemps occultée par les pouvoirs publics, point aveugle de l'historiographie de la guerre Algérie, la répression sanglante de la manifestation de masse lancée par le FLN.

Paris le soir du 17 octobre 1961 resurgi dans actualité à la faveur du procès intenté à Maurice Papon pour son action dans les déportations de juifs comme secrétaire de la préfecture de la Gironde en 1942-1944. Ainsi a été illustré une nouvelle fois le rapport étroit entre mémoire et histoire du passé proche. C'est sur les liens entre mémoire et histoire, que Jean-Paul Brunet, spécialiste d'histoire politique, a ouvert son ouvrage, rappelant qu'il avait demandé depuis 1992 au lendemain de sa " Police de l'ombre " (1), accès aux archives policières du 17 octobre et qu'il lui avait fallu attendre une décision politique prise en 1997 par le ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènement, au moment où débutait le procès de Maurice Papon, pour que les archives s'entrouvrent. Après la publication en mai 1998 du rapport confié au conseiller d'Etat Dieudonné Mandelkern, il fut enfin autorisé ainsi que deux autres historiens, par dérogation exceptionnelle, à accéder aux dossiers consultés par la mission Mandelkern.
Il avait fallu 25 ans pour que paraissent les souvenirs de hauts responsables pendant le drame, La " 7e Wilaya " (2) d'Ali Haroun, puis " Les chevaux du pouvoir " de Maurice Papon et attendre 1991 pour que soit publié le premier travail systématique d'enquête sur les journées d'octobre, " La bataille de Paris " du journaliste Jean-Luc Einaudi (4) à qui l'on doit un bilan de la répression oscillant entre 200 et 300 morts, chiffre tenu présent pour acquis dans les médias et par les historiens (Jean-Paul Brunet lui-même parlait de 150 morts dans " La police de l'ombre "). L'ouvrage de J.-P Brunet paraît au lendemain de l'ouverture du procès en diffamation intenté par Maurice Papon à Jean-Luc Einaudi en 1999

Ni témoin ni témoin à charge, J.-P Brunet adopte sans ambiguïté la posture de l'historien qui n'avance rien sans appuyer sur des sources, si possible croisées, sources écrites ou témoignages oraux, les passe au crible d'une critique d'autant plus indispensable qu'elles émanent d'instances qui ne sont pas neutres et veille une mise en perspective historique. Là réside la spécificité de son ouvrage ce qui ne l'empêche pas de reconnaître l'apport de ses prédécesseurs. On s'arrêtera sur deux des aspects les plus novateurs de son étude : l'utilisation des sources, la contextualisation, les deux indissociablement liées.

L'utilisation des sources, en particulier des archives policières dont J.-P Brunet est familier, est riche d'enseignement. A propos de ces dernières, il formule les questions suivantes :
sont-elles complètes, expurgées, fiables ?
Une des réponses à ces questions se trouve dans le croisement des sources. Aux archives policières, archives judiciaires consultées par la commission Mandelkern qui en avait elle-même pointé certaines lacunes, J.-P Brunet peut ajouter d'autres sources : archives de l'Institut médico-légal et des hôpitaux. Dans de nombreux cas les archives se répondent. Sans jamais se départir de la prudence de l'historien (d'autres archives peuvent s'ouvrir, en particulier les archives gouvernementales, celles de la gendarmerie, celles du FLN), J.-P Brunet en tient une analyse serrée de ce qui est actuellement disponible, analyse constamment éclairée, on y revient par une remise en situation historique.

Citons, puisque c'est surtout le bilan chiffré de la répression qui été au centre des polémiques, le comptage des morts octobre 1961 et notamment le nombre de cadavres retrouvés dans la Seine et la révision la baisse du nombre des victimes. Non qu'il s'agisse de nier l'ampleur de la répression, dont la violence fut indigne d'un pays démocratique (les précisions apportées par J.-P Brunet sont accablantes si on attache aussi au nombre des blessés), mais simplement de rester au plus près de la vérité historique.
Après avoir dépouillé la totalité des dossiers de la Police judiciaire sur le sujet des assassinats d'octobre, consulté les archives de Institut médico-légal, l'historien, après un examen au cas par cas, propose un chiffre entre 30 et 50 morts, qui correspond au chiffre retenu au moyen d'autres sources, dans le rapport confié à l'avocat général Jean Géronimi par le Premier ministre Lionel Jospin et rendu public en 1999.

En donnant comme titre à son étude " Police contre FLN ", J.-P Brunet fait de l'affrontement entre ces deux protagonistes une des sources du drame d'octobre, à un moment où le gouvernement français était engagé dans des négociations secrètes avec le GPRA (interrompues en juillet les négociations reprirent fin octobre et aboutirent aux accords d'Evian quelques mois plus tard).
En ouverture de son étude J.-P Brunet se fondant sur des travaux de spécialistes comme Benjamin Stora, rappelle la montée en puissance du FLN en France partir de 1959 avec l'élimination physique des militants du MNA de Messali Hadj, autre branche du nationalisme algérien.
J.-P Brunet définit la fédération de France du FLN comme un mouvement à visée totalitaire dont l'objectif était d'encadrer la société civile tout entière et édifier une contre-société ; la transgression des règles édictées (refus de impôt révolutionnaire, alcoolisme, recours devant les tribunaux français), conduisait à l'élimination physique.
Ainsi la majorité des homicides répertoriés avant le 17 octobre 1961 (archives judiciaires archives hospitalières) serait due à des exécutions par le FLN.

A l'automne 1961, le FLN est parvenu, au besoin par la contrainte, à encadrer la masse des travailleurs algériens ; les répressions policières d'octobre contribueront à faire basculer cette masse à ses côtés. J.-P Brunet s'interroge sur la responsabilité de la fédération de France du FLN dans la tactique qu'elle adopta à la fin août 1961, à savoir la reprise des attentats contre les policiers, attentats suspendus lors de l'ouverture des négociations d'Evian. Cette décision (47 policiers tués depuis 1958 dont 23 gardiens de la paix et 140 blessés) était en contradiction flagrante avec les directives venues d'Allemagne, comme l'a reconnu encore récemment Mohamed Harbi, ancien dirigeant de la fédération de France du FLN, membre du GPRA, qui affirme que ce n'est pas sur son ordre qu'ont été commis des attentats contre les policiers sur le sol français : celle-ci était très soucieuse de ne pas torpiller les négociations en cours avec le gouvernement français.
Pour J.-P Brunet, cette reprise des attentats serait à l'origine de l'engrenage qui a débouché sur la violente répression d'octobre, quelques mois avant indépendance de Algérie.

En face, une police dont J.-P Brunet décrit l'état esprit dans cette guerre que le FLN a décidé d'importer sur le territoire métropolitain. Son ressentiment, son malaise sont tels que sa hiérarchie sent qu'elle lui échappe comme le prouve, exemple entre plusieurs autres, la lettre du préfet de police au ministre de Intérieur, le 9 octobre ou, des documents issus du très républicain Syndicat général de la police. Un corps parcouru par des courants extrémistes qui est renforcé avec des forces supplétives musulmanes dont les excès dans la répression seront tels que le gouvernement les encasernera à Romainville lors des négociations avec le GPRA.
J.P Brunet décrit le racisme général ambiant, les " sévices au quotidien " dont sont victimes les travailleurs algériens dans les commissariats de police, vols, tabassages, sévices qui pouvaient connaître une dérive meurtrière surtout s'ils étaient commis par des groupes parapoliciers.

J.-P Brunet consacre la seconde partie de son ouvrage à la manifestation du 17 octobre lancée par le FLN en réponse au couvre-feu imposé par le gouvernement. Il en décrit de façon précise le déroulement géographique, la sauvagerie des forces de l'ordre pour empêcher les manifestants de défiler dans Paris la volonté de vengeance et le déferlement de haine, le nombre considérable d'arrestations (plus de 10 000) et les regroupements des manifestants dont de nombreux blessés dans des conditions déplorables.
Plusieurs questions retiennent plus spécialement l'auteur, la première étant naturellement d'apprécier la responsabilité des protagonistes, notamment celle du préfet de police Maurice Papon, étant entendu qu'il était exclu que le gouvernement français laisse se dérouler une manifestation FLN à Paris au moment où les négociations allaient reprendre et que le préfet de police était dans son rôle en empêchant le déroulement d'une manifestation interdite.
Concernant la répression de la soirée et de la nuit, il n'a pas pris les devants ni excité ses troupes. En revanche sa responsabilité est engagée aux yeux de l'auteur, sur trois points qui prouvent son souci depuis le début octobre de ne pas se couper de la base : la tenue de propos le 3 octobre qui contrairement à la période précédente où il rappelait que le maintien de l'ordre devait se faire dans le respect des principes républicains, couvrait par avance les excès qui pourraient se produire ; les consignes données à l'Inspection de la police (IGS) de ménager les policiers dans leurs enquêtes ; enfin le schéma de maintien de l'ordre adopté le 17 octobre, l'arrestation des manifestants plutôt que leur dispersion.
Selon l'auteur, hormis les premières violences, Papon apparaît totalement responsable des dérives dont les policiers et les gendarmes furent coupables dans les lieux de détention, sévices et retards dans les transferts dans les hôpitaux.
Dernier aspect qui retient J.-P Brunet, étouffement de l'affaire avec le refus d'une commission d'enquête proposée au Sénat par Gaston Defferre

En définitive un ouvrage sans parti pris dont on voudrait souligner l'honnêteté intellectuelle.
L'auteur ne cache pas que le déroulement de ces jours d'octobre, notamment la répression policière d'une violence inouïe, lui laisse un goût de cendre ; mais il tenté en historien d'évaluer la force de la causalité à l'œuvre, la tactique du pire du FLN, l'état esprit et le racisme de certains policiers, le type de haut fonctionnaire représenté par Maurice Papon (Maurice Grimaud - Préfet de police de Paris du 27 décembre 1966 au 13 avril 1971, ndlr - n'aurait sans doute pas dit aux policiers qu'ils seraient couverts de toute façon, mais aurait-il été obéi dans le contexte de l'époque ?).
De nouvelles sources (archives gouvernementales, archives du FLN) permettront sans doute de donner d'autres éclairages, de poser de nouvelles questions ; il n'en reste pas moins que l'ouvrage de J.-P Brunet est aujourd'hui la plus sérieuse analyse de cet épisode tragique de la guerre d'Algérie, une leçon de méthode sur l'utilisation et l'interprétation des archives, une lecture réussie d'un événement dont le poids de mémoire parfois oblitéré la compréhension
Nicole RACINE

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1. J.-P. Brunet " La police de l'ombre. Indicateurs et provocateurs dans la France contemporaine " Paris Le Seuil 1990.
2. A .Haroun " La 7eme Wilaya - La guerre du FLN en France" (1954-1962) Paris Le Seuil 1986.
3. M. Papon " Les chevaux du pouvoir. Le préfet de police du général de Gaulle ouvre ses dossiers " (1958-1967) Paris Pion 1988.
4. J.-L Einaudi " La bataille de Paris 17 octobre 1961 " Paris Le Seuil 1991.

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Mis en ligne le 12 novembre 2012

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