La politique turque en Algérie

Depuis les premiers jours de la création de l’Odjeac (ou "odjac" la milice turque ndlr) jusqu’à celui de l’anéantissement de sa puissance, le mode d’action des Turcs sur les Indigènes varia très peu ; on peut dire qu’il est commun aux trois grandes époques de la Régence, et son immuabilité nous a engagé à en reporter l’étude à la fin de cet ouvrage.

Lorsque les Barberousse et les Beglierbeys d’Afrique, leurs premiers successeurs, accomplirent la conquête de l’Algérie, ils y établirent le pouvoir et y fondèrent leur domination par les procédés qu’employèrent de tout temps les Turcs dans de semblables occasions ; les tribus furent astreintes à la soumission, à l’impôt et au service militaire. La soumission se traduisait par le présent d’hommage ; l’impôt était perçu par le chef indigène, qui le versait entre les mains du Gouverneur de la province, et le service militaire, qui n’était exigé qu’en temps de guerre, s’acquittait par l’envoi de contingents plus ou moins nombreux, suivant la gravité des cas ou l’importance des groupes. A l’origine, le commandement fut très fractionné, et toutes les villes de quelque importance reçurent un Caïd, investi de l’autorité sur le pays limitrophe ; plus tard, la plupart de ces Caïdats furent supprimés et remplacés par les Beyliks de l’Est, du Sud et de l’Ouest. Les Beys exercèrent un pouvoir presque absolu ; leur devoir était de maintenir la paix intérieure et d’assurer le recouvrement de l’impôt ; à cet effet, ils entretenaient des garnisons dans tous les points fortifiés, et prenaient à leur service quelques tribus belliqueuses, qui contractaient, en échange de certains avantages, l’obligation de prendre les armes au premier signal. Ces tribus constituaient le Makhezen ; elles étaient exemptes de toute contribution, sauf la Zeccat, à laquelle nul Musulman ne peut se soustraire. Le nombre des Mokhazni fut très variable, aussi bien que celui des Noubas qui gardaient les villes et les bordjs.

Tous les ans, à la fin du printemps, trois petites armées sortaient d’Alger, pour prêter main forte aux Beys, qui commençaient à cette saison l’opération toujours difficile du recouvrement de l’impôt ; les tribus Makhezen apportaient leur concours, et l’on profitait de ce rassemblement pour châtier les infractions qui avaient pu être commises, ou pour réprimer les velléités d’indépendance. Chaque Caïd était tenu de réunir à l’avance les contributions dues par le groupe qu’il commandait ; l’expédition, qui prenait le nom de Mahalla, durait environ quatre mois ; elle occasionnait de nombreuses exactions, tant de la part des chefs que de celle des simples soldats ; on arrivait ainsi à exaspérer les populations, et des révoltes éclataient fréquemment. Du reste, quelques tribus se faisaient un point d’honneur de ne jamais payer avant d’avoir fait parler la poudre.

Les redevances exigées se divisaient en deux classes distinctes ; l’Achour (dixième), auquel tout le monde était soumis, et la Moûna, qui ne frappait que les Raïas ; tous deux se percevaient en proportion directe de la production ; mais la Moûna revêtait un caractère des plus vexatoires, en raison de la variété et de la multiplicité des taxes individuelles, qui devaient se solder, partie en argent, partie en nature. La fiscalité turque n’avait laissé échapper aucune matière imposable ; toute chose se trouvait frappée d’un droit, les récoltes, les silos qui les conservaient, le marché où elles étaient vendues, les bêtes de somme qui les transportaient, la quittance même qui constatait le paiement ; le tout, sans parler des Aouaïd, ou impôts de coutume, variant d’un groupe à un autre. Il est aisé de comprendre que ces charges, déjà si lourdes, se multipliaient par le mode de perception, en passant entre les mains des agents du Caïd, puis entre celles de ce chef lui-même, avant d’être remises au trésorier du Bey, sorte de fermier général, auquel il n’était demandé aucun compte des moyens employés, pourvu qu’il accomplit le versement annuel aux époques désignées.

Les Indigènes étaient donc extrêmement pressurés, plus encore par les vices du système employé, et par la rapacité des collecteurs de taxes, que par les exigences du Trésor public ; cependant, ces exigences augmentaient chaque jour, en même temps que celles de la Milice et que l’abaissement des grands revenus dont la Régence avait jadis été enrichie par la Course ou les tributs prélevés sur les petits États européens. Le mal devint de plus en plus grand ; des villes que Léon l’Africain et Marmol avaient vues commerçantes et prospères se dépeuplèrent ; plus d’une disparut entièrement ; des régions jadis fertiles revinrent à l’état de déserts ; des peuplades fixées au sol redevinrent nomades, pour échapper plus facilement à l’oppression du vainqueur ; toutes se tenaient armées et prêtes à une révolte générale, à laquelle il manqua seulement un chef assez habile pour donner un peu d’homogénéité aux éléments de lutte ; les Turcs ne durent la conservation de leur pouvoir qu’aux divisions incessantes de leurs sujets, complètement rebelles par nature à tout sentiment d’union ou de nationalité.

Au début, la conquête avait été facile ; la bravoure des Janissaires, leur discipline, la supériorité de leur armement, et les aptitudes guerrières de leurs chefs leur avaient procuré les rapides succès qu’obtinrent au Nouveau-Monde les Cortez et les Pizarre. D’ailleurs, les neuf dixièmes des Indigènes, c’est-à-dire les Raïas, assistaient avec une indifférence absolue à ces événements ; ils ne faisaient que changer de maîtres, et pouvaient espérer que les nouveaux seraient moins durs pour eux que l’aristocratie guerrière sous l’autorité de laquelle ils étaient courbés. La résistance fut donc très disséminée, dura peu de temps, et la suprématie turque fut établie tout d’abord assez solidement pour se maintenir ensuite pendant plus de trois siècles, en dépit de l’incurie apathique des Pachas et des Deys, et de l’insubordination toujours croissante des vaincus. Ceux-ci, après avoir été assujettis par la force, avaient accepté le joug par crainte des Chrétiens, qui semblaient alors vouloir s’établir à demeure sur le sol africain ; mais, lorsque les Espagnols, chassés successivement de toutes les positions qu’ils avaient occupées, furent refoulés et cernés dans les murs d’Oran et de Mers-el-Kebir, les idées d’autonomie se réveillèrent, et il fallut, pour les combattre avec avantage, s’appuyer sur les divisions intestines et sur l’influence des Marabouts.

Les Turcs ne semèrent pas la discorde dans le pays conquis ; elle y existait avant eux, et elle y a régné de tout temps ; l’esprit de çof ou de faction est une des marques caractéristiques de la race ; il se fait sentir de tribu à tribu, dans la tribu même et dans la moindre fraction de tribu ; les conquérants n’eurent donc qu’à l’utiliser à leur profit, en favorisant tour à tour les partis opposés, et en prenant fait et cause pour l’un ou pour l’autre d’entre eux, sous prétexte de pacification ; sur ce terrain, ils rencontrèrent les Marabouts, dont il est nécessaire de dire quelques mots.
Depuis l’abaissement de la puissance des Sultans de l’Est et de l’Ouest, les peuplades qui habitaient le territoire compris entre la Medjerda et la Moulouïa, s’étaient presque unanimement soustraites à toute domination, et vivaient dans un état permanent de guerre et de désordre. Elles retournaient à grands pas à l’état barbare, lorsqu’elles furent, dans de certaines limites, arrêtées dans cette chute, par l’arrivée des Marabouts, qui vinrent s’installer au milieu d’elles vers le commencement du XIVe siècle. Le caractère religieux des nouveaux venus ne tarda pas à leur valoir une autorité morale, dont ils se servirent pour apaiser les haines, pour répandre quelque instruction et pour substituer le régime de la légalité à celui de la violence ; enfin, ils remplirent, toutes proportions gardées d’ailleurs, le rôle civilisateur que jouèrent, à une certaine époque, les moines d’Occident. Ils se montrèrent hostiles aux premiers progrès des Turcs, et les légendes affirment qu’Aroudj fit massacrer quelques-uns d’entre eux ; plus tard, la haine du Chrétien devint un lien commun, et ils acceptèrent les faits accomplis, servant d’intermédiaires entre les vaincus et les vainqueurs, et le plus souvent, doublement récompensés de leur mission pacificatrice. La politique des conquérants fut très adroite en ce qui concerne les relations qu’ils entretinrent avec les Marabouts ; ils n’essayèrent pas de se les attacher par un lien officiel, craignant de leur faire ainsi perdre la confiance des Indigènes ; mais ils les entourèrent de témoignages de respect, les grandissant ainsi aux yeux des populations, et ne négligeant, en outre, ni de rémunérer généreusement les services rendus, ni de châtier implacablement les démonstrations hostiles ; ils s’acquirent ainsi un concours secret qui leur fut maintes fois des plus utiles, et qui leur permit d’exercer le pouvoir avec des forces relativement minimes. Mais il est nécessaire de redire encore une fois que ce pouvoir se bornait à l’hommage et à la perception du tribut ; de plus, il faut constater que les montagnards se soustrayaient à toute obligation. Pour ne citer que les exemples les plus connus, souvenons-nous que la Grande Kabylie vécut dans un état d’insurrection presque permanent ; que les tribus du Dahra, loin de payer l’impôt, harcelaient tous les ans l’escorte du Denouch d’Oran ; que, dans l’Aurès, la garnison de Biskra ne s’aventurait pas au delà de la vallée de l’Oued Abdi ; qu’aux portes d’Alger, à El Afroun, la Mahalla était régulièrement attaquée par les Soumata et leurs voisins. Rappelons-nous encore les appréciations de témoins oculaires tels que Peyssonnel et Desfontaines, et concluons en disant que les Turcs occupèrent la Régence, mais qu’ils ne la gouvernèrent pas.

Cependant cette occupation valut mieux pour les populations que le régime anarchique qui l’avait précédée. Les guerres de çof devinrent moins fréquentes ; les raïas gagnèrent à cet apaisement une sécurité relative. Guidés par des sentiments d’intérêt personnel, les vainqueurs les contraignirent à créer et à entretenir des routes, à ensiler leurs récoltes, à construire des konaks où caravansérails ; des mesures furent prises pour réprimer le brigandage. Malgré tout, l’épuisement du pays était inévitable et s’accrut chaque jour, fatalement amené par la constitution même de l’Odjeac. En effet, en dépensant tout le revenu pour payer la Milice et pour enrichir des Pachas qui retournaient le plus tôt possible à Constantinople, on appauvrissait continuellement les classes laborieuses, sans jamais rien leur rendre. Les premiers Beglierbeys et les derniers Deys eurent une perception très nette des vices de ce système, et cherchèrent à y remédier en substituant aux Janissaires une troupe recrutée dans l’intérieur du pays ; ils échouèrent dans leurs tentatives, et, dès lors, ne furent plus armés que pour le mal. La préoccupation de leur sûreté personnelle absorba toutes leurs facultés, et ils se désintéressèrent de plus en plus du gouvernement des peuples, auxquels ils ne demandaient que l’argent nécessaire à calmer les appétits de la horde turbulente qui était devenue maîtresse de leur destinée.
H.-D. DE GRAMMONT - " HISTOIRE D’ALGER SOUS LA DOMINATION TURQUE (1515-1830)"
PARIS ERNEST LEROUX, éditeur 28, RUE BONAPARTE 1887

Livre numérisé en mode texte par : Alain Spenatto
http://www.algerie-ancienne.com

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Mis en ligne le 19 septembre 2011

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