Arab-Ahmed
Lorsque Euldj-Ali fut investi du grade de grand amiral, il fit donner le gouvernement d'Alger à un de ses capitaines, qui lui avait jadis servi de majordome ; c'était un mulâtre d'Alexandrie, nommé Arab-Ahmed. A son arrivée, il trouva la ville plongée dans la consternation ; la victoire de don Juan d'Autriche faisait appréhender aux habitants une prochaine attaque, et les indigènes avaient, comme d'habitude, profité du désarroi pour refuser l'impôt et se soulever. Le nouveau pacha était homme d'une grande énergie, qui dégénérait parfois en cruauté ; il apaisa rapidement les troubles ; informé des projets de l'Espagne par Charles IX, qui lui fit tenir à plusieurs reprises des avis par l'intermédiaire de M. de Menillon, gouverneur de Marseille (1), il s'occupa très activement de mettre la ville en bon état de défense ; il fit raser le faubourg Bab-Azoun, qui eut pu servir d'approches, refît la porte à neuf, la bastionna, approfondit les fossés de l'enceinte, construisit un fort sur le bord de la mer en arrière du Cantarat-el-Effroun (pont des fours) et augmenta les fortifications du port. Tous ces travaux se firent rapidement, en dépit d'une terrible peste, qui dura plus de deux ans, et enleva le tiers de la population.

Les Algériens demandent un prince français
La sévère justice d'Ahmed avait pu imposer le silence, mais non calmer les esprits ; affolés de peur, en proie à la contagion et à la famine, plus opprimés que jamais par les janissaires, les Baldis conçurent le projet de se jeter dans les bras de la France, et écrivirent à Charles IX, pour lui demander un roi (2). Celui-ci, prenant fort à son gré cette démarche, se déclara prêt à envoyer à Alger le duc d'Anjou, son frère, et le 14 avril 1572, il fit part de son dessein à l'Évêque de Dax, François de Noailles, alors ambassadeur à Constantinople. Il lui ordonnait de s'assurer des dispositions du grand-divan, qu'il espérait trouver favorable à son désir. Le diplomate se montra fort effrayé de la mission qui lui était donnée ; il se rendait mieux compte que son souverain de l'impossibilité de cette combinaison, sachant très bien que ni le sultan ni ses ministres ne consentiraient jamais à faire passer des sujets musulmans sous la loi d'un prince chrétien ; il se fit répéter l'ordre à plusieurs reprises, et se décida seulement alors à faire de timides ouvertures dans le sens indiqué ; encore le ton de ses lettres montre-t-il assez clairement qu'il allait lui-même au devant des objections du grand-vizir, et qu'il s'ingéniait à fournir des moyens propres à faire traîner l'affaire en longueur ; pendant tout le temps des négociations, il ne cessait d'écrire à Catherine de Médicis et au duc d'Anjou lui-même, leur représentant l'inanité de cette démarche, et remontrant que le succès, s'il eût pu être obtenu, fût devenu funeste au prince. Mais le roi s'entêtait, accusait son ambassadeur de mollesse et de lenteur, et ne cessait de le harceler et de lui réclamer une solution qu'il était le seul à désirer et à croire possible : cette difficile situation fut tranchée par sa mort.

Désordres à Alger
Le meilleur argument qui eut milité en faveur de Charles IX eut été tiré de la mauvaise conduite de quelques reïs, dont les déprédations étaient restées impunies. Malgré les ordres formels du sultan, qui, en 1565, " avait interdit l'approche des côtes de France à tous les corsaires, sous quelque prétexte que ce fût ", peu de mois se passaient sans que le commerce de la Provence et du Languedoc n'eut des plaintes à faire. Ahmed avait reçu l'ordre de sévir, et s'y employait de son mieux ; mais il se trouvait réduit à l'impuissance ; la Taïffe des reïs, qui venait de se fonder sous les ordres de Mami-Arnaute, refusait d'obéir, et s'était mise en état de révolte ouverte. Le pacha louvoyait, et s'efforçait de calmer le roi de France par des présents, et par la promesse de conquérir pour lui Tabarque et les pêcheries de corail, alors occupées par les Génois (3). A ce moment éclata la guerre de Tunis.

Prise et reprise de Tunis
Tandis que toutes les puissances de la Méditerranée tournaient les yeux vers Messine, où Don Juan avait concentré ses forces, Euldj-Ali mettait à la voile avec les flottes nouvellement créées et se tenait prêt à porter secours à celui des pachaliks qu'attaquerait le Généralissime de la ligue. Deux tempêtes consécutives, d'une extrême violence, lui causèrent de graves avaries, et il fut forcé de faire rentrer dans les ports ses navires, dont la plupart ne pouvaient plus tenir la mer. Don Juan ne laissa pas échapper l'occasion ; le 7 octobre 1573, il quitta la Sicile avec cent-sept galères, trente et un vaisseaux et vingt-sept mille cinq cents hommes, et fondit à l'improviste sur Tunis ; le pacha Ramdan ne fit aucune résistance, et s'enfuit à Kairouan. Les ennemis du capitan-pacha cherchèrent à profiter de cet événement pour le perdre ; ils l'inculpèrent de trahison, disant qu'il avait laissé à dessein le champ libre à l'ennemi ; l'esprit de Sélim fut ébranlé par ces accusations, et la vie de l'amiral fut un instant en grand danger ; il ne sauva sa tête qu'à prix d'or : " Moyennant, écrivait M. de Noailles à Catherine de Médicis, plusieurs centaines de milliers de ducats qu'il donna au maistre, et cy, je crois que le vin du vallet n'y est pas oublié (4) ". Rien n'était plus injuste que de faire retomber la faute sur Euldj-Ali ; car il n'avait pas cessé de prédire le résultat fatal, et, si l'on eut suivi les conseils qu'il prodiguait en vain depuis plus de trois ans, et chassé la garnison chrétienne de la Goulette, jamais le vainqueur de Lépante n'eût osé entreprendre un débarquement pendant lequel il eut risqué d'être pris entre deux feux, et cela, à une époque de l'année où les ouragans sont fréquents dans ces parages. La malheureuse expédition de Charles-Quint contre Alger était encore trop présente à tous les souvenirs pour qu'un chef d'armée eut eu l'imprudence de tenter une pareille aventure, tandis que Don Juan s'était trouvé placé dans des conditions bien autrement favorables par la possession d'un fort, qui passait alors pour inexpugnable, et lui donnait la facilité la plus grande pour mettre ses troupes à terre, et les abriter au cas d'un revers peu probable. Depuis la prise de la ville, il s'occupait de la fortifier et de l'approvisionner, désobéissant ainsi aux ordres formels de Philippe II, qui avait enjoint de raser les remparts, de combler le canal avec les matériaux du fort, et d'évacuer le pays le plus tôt possible. Le roi se montra fort irrité en apprenant que ses instructions avaient été méconnues ; il reçut, dit-on, avis que Don Juan voulait se créer en Tunisie un royaume indépendant, encouragé dans cette voie par J. de Soto, depuis longtemps attaché à sa personne ; il parla alors si haut que le prince n'eut plus qu'à s'incliner, et qu'il se retira avec sa flotte et la plus grande partie des troupes ; toutefois, il laissa la garde de sa conquête au comte Gabrio Serbelloni, qui conserva avec lui un corps d'environ dix mille hommes.
Pendant ce temps, le grand-amiral, désireux de se laver des soupçons qu'on avait jetés sur lui, demandait chaque jour à Selim la permission de reprendre Tunis ; il démontrait la nécessité de se hâter, et d'attaquer avant que les chrétiens n'eussent rendu la ville trop forte ; l'autorisation désirée lui fut enfin accordée, et il partit au mois de juin 1574, avec deux cent cinquante galères, quarante bâtiments de transport et soixante mille hommes. Il débarqua le 12 juillet devant la place, dont il trouva les environs déjà occupés par Kheder, caïd de Kairouan, et par le pacha de Tripoli ; peu de jours après, Arab-Ahmed vint le rejoindre, à la tête des galères d'Alger, et fut chargé de l'attaque de la Goulette, dont le gouverneur, Pietro de Porto Carrero, fut loin de se montrer aussi brave que Zamoguerra, qui défendait l'île Chekli, et que Serbelloni (5) qui organisait la résistance à Tunis même, et s'y fortifiait le mieux possible, ayant reçu récemment du cardinal Granvelle une lettre qui l'engageait à se tenir sur ses gardes. Mais l'argent manquait, et les fièvres décimaient les assiégés. Le feu commença le 17 juillet, très intense du côté des Turcs, et continua sans interruption jusqu'à la fin. Le 20 août, la brèche étant praticable, Sinan-Pacha, général des troupes de terre, ordonna l'assaut du fort ; il fut repoussé et recommença le 22 et le 23, jour où la Goulette fut prise, et la garnison entièrement massacrée. Tous les efforts des assaillants se tournèrent alors sur la ville, dans laquelle il ne restait plus que douze cents hommes valides ; car Serbelloni, pour rendre un peu de courage à Porto Carrero, avait dû céder à ses incessantes demandes de secours, et s'était dépourvu pour lui de six compagnies. Le 27, la sape était au cœur du bastion ; Sinan avait fait élever un terre-plein qui dominait la place, et du haut duquel les janissaires entretenaient sans relâche une arquebusade meurtrière ; la petite garnison perdait de ce fait cinquante hommes par jour ; chaque assaut en coûtait cent-cinquante ; les Turcs en donnèrent quatre, les 6, 8, 11, et 13 septembre, après avoir chaque fois fait jouer la mine. " Il ne restait plus, dit le rapport officiel, entre l'ennemi et nous, qu'un simple amas de terre à peine de la hauteur d'un homme, assez large à la base, mais sans consistance au sommet. " Le combat du 13 fut le dernier ; tous les défenseurs de la brèche furent tués ou pris ; Serbelloni, dont le fils avait succombé la veille au soir, fut emporté blessé par les vainqueurs. Euldj-Ali accorda la vie sauve à Zamoguerra, qui luttait encore avec cinquante braves, derrière les ruines du fort San-Iago, et revint à Constantinople, emmenant avec lui Arab-Ahmed, dont l'ambassade française avait demandé le remplacement (6). Le Pachalik fut donné à Ramdan, qui avait coopéré au siège de Tunis depuis le 10 août, jour où il était venu rejoindre l'armée avec cinq mille janissaires et de nombreux contingents indigènes. Son prédécesseur ne devait plus revoir Alger ; ayant été nommé pacha de Chypre, il y fut égorgé en 1578, par les janissaires révoltés ; cette sédition fut réprimée par le grand-amiral, qui vengea la mort de son favori, en faisant impitoyablement décapiter tous ceux qui avaient pris part au complot (7).
La défaite des Espagnols excita à Constantinople une allégresse générale, et le grand vizir, montrant la flotte victorieuse à Barbaro, ambassadeur vénitien, lui dit en raillant : " Vous nous avez rasé la barbe à Lépante ; nous vous avons coupé le bras à Tunis ; la barbe repousse, mais jamais le bras. "

Ramdan
Pendant ces dernières années, le chérif de Fez Muley-Abdallah s'était allié aux chrétiens, après avoir contraint son frère Muley-Maluch à s'enfuir à Alger pour sauver sa tête. Le proscrit avait imploré la protection d'Euldj-Ali afin de reconquérir son royaume, promettant, en cas de succès, de devenir un vassal fidèle, et de coopérer à l'attaque d'Oran et de Mers-el-Kebir, les seuls postes importants où flottait encore la bannière de Castille. C'était aller au devant des désirs de l'amiral, qui obtint facilement du sultan l'autorisation demandée, en lui remontrant qu'il serait toujours presque impossible de rien entreprendre de sérieux à l'Ouest, tant qu'on aurait à craindre l'hostilité du Maroc.

Guerre du Maroc
Ramdan reçut donc l'ordre d'agir, et se mit en route à la fin du mois de décembre 1575, avec une armée de sept mille mousquetaires, huit cents spahis, mille Zouaoua, et six mille cavaliers indigènes ; Muley-Maluch l'accompagnait, avec quelques Caïds, ses partisans, qui avaient noué depuis longtemps des intelligences avec les principaux chefs de l'armée ennemie. Les Algériens arrivèrent le 15 janvier sous les murs de Fez, sans avoir eu de combat à livrer ; Muley-Mohammed, fils de l'usurpateur, à la tête d'une armée de soixante mille hommes, se tenait prêt à les arrêter ; mais ses meilleurs soldats, les Elches et les renégats Andalous, avaient été gagnés d'avance, et firent défection au commencement de la bataille, ainsi que presque tous les caïds ; le reste ne put que prendre la fuite pour se dérober à une perte certaine. Muley-Maluch entra donc dans Fez sans effusion de sang, et fut unanimement acclamé. Après avoir généreusement récompensé ses auxiliaires, et renouvelé son serment de fidélité, il prit à sa solde les Zouaoua et quelques centaines de janissaires, qui l'aidèrent à reconquérir le reste du royaume sur son rival. Deux ans et demi après, il fut tué à la bataille d'Alcazar-el-Kebir, au moment où, ayant fortement assis sa domination, il allait accomplir sa promesse, en s'alliant aux Turcs pour la reprise d'Oran ; sa mort, et les troubles qui la suivirent, épargnèrent sans doute à l'Espagne un nouvel échec. Cette puissance, très occupée dans le nord de l'Europe, cherchait depuis la fin de 1574 à traiter avec la Porte, et n'épargnait à cet effet ni l'argent ni les promesses ; mais elle rencontrait au grand-divan une opposition violente, dirigée par Euldj-Ali, qui, renseigné et encouragé par l'ambassadeur de France, déjouait toutes ses intrigues. Il fit déclarer " qu'aucune proposition de paix ne serait écoutée avant l'évacuation du sol africain par les infidèles, " et les négociations furent interrompues (8). Au printemps de 1576, Alvar Bazan, marquis de Santa Cruz, opéra une descente dans l'île de Kerkenna, et y commit quelques dégâts ; cette démonstration inutile ne fit qu'exciter la haine des Musulmans.

Hassan-Veneziano
Pour la grande entreprise qui se préparait, il fallait absolument qu'Alger fût gouvernée par un homme de guerre, et Ramdan était fort décrié comme soldat ; il fut envoyé à Tunis et remplacé par Hassan-Veneziano. Ce nouveau pacha était un homme d'une trentaine d'années, énergique, brave et intelligent ; mais ces grandes qualités étaient déparées par une cruauté et une cupidité sans égales. Cervantès, qui, tombé entre ses mains, faillit à plusieurs reprises être sa victime, nous en a laissé le portrait ; " grand, maigre, pâle, la barbe rare et rousse, les yeux brillants et sanglants, l'air hautain et cruel. " Il avait été tout enfant l'esclave de Dragut, puis d'Euldj-Ali, qui l'avait affranchi, lui avait donné une galère à commander, et l'avait ensuite élevé à la dignité de khalifat. Il vint prendre possession de sa charge le 29 juin 1577, terrorisa la milice par de durs châtiments, et se fit obéir des reïs, qui craignirent de déplaire au lieutenant du capitan pacha ; se mettant à leur tête, il ravagea les Baléares et les côtes voisines pendant l'été de 1578, et en rapporta un riche butin. A son retour, craignant que l'armada qui se rassemblait alors à Cadix ne fût destinée à une expédition contre Alger, il s'occupa d'accroître les fortifications de la ville, refît à neuf le Bordj Muley-Hassan, et arma puissamment le front de mer ; tous ces travaux furent exécutés sous ses yeux par les esclaves chrétiens, que la course lui procurait en grand nombre, et qu'il traitait avec une rigueur implacable. En même temps, il appelait l'attention du sultan sur les intrigues du nouveau chérif de Fez, l'accusant de rechercher l'amitié de Philippe II, et s'approvisionnait en France de poudre et d'agrès ; il déployait enfin toute l'activité qu'Euldj-Ali avait coutume d'exiger de ses capitaines. Mais il se faisait exécrer de tout le monde par les mesures que lui dictait son insatiable rapacité ; tous les moyens de se procurer de l'argent lui étaient bons ; l'historien Haëdo, qui subissait la captivité à cette époque, nous a décrit en détail toutes les inventions que suggéra au renégat vénitien son ingéniosité fiscale, Il commença, nous apprend-il, par s'emparer de tous les esclaves qu'il jugea aptes à payer une bonne rançon ; puis il spécula sur les chances de la course, accapara les grains, et même presque toutes les autres denrées, qu'il faisait vendre sur les places publiques à un prix fixé par lui ; il augmenta les tributs des indigènes, et les força à payer en nature, pour rester maître du marché ; il altéra les monnaies, vendit les charges, exigea une part des droits de douane et des rachats de captifs, imposa des présents aux marchands étrangers qui venaient exercer le commerce, et les contraignit à accepter en paiement des produits avariés et sans valeur, établit à son profit une taxe sur les successions, et enfin ne laissa rien échapper de ce qui pouvait être imposable.

Mécontentement de la Milice
La milice et les habitants étaient exaspérés ; mais la crainte qu'inspirait Hassan était telle, que personne n'osait bouger. Pendant les deux années 1578 et 1579, le pays eut à souffrir d'une extrême sécheresse ; toutes les récoltes manquèrent, et la population se vit bientôt en proie à une horrible famine, que les agissements du pacha rendaient plus difficile encore à supporter ; " du 17 janvier au 17 février 1850, dit Haëdo, il mourut de faim dans les rues d'Alger cinq mille six cent cinquante-six Mores ou Arabes. " Les tribus de l'intérieur se révoltèrent et refusèrent l'impôt ; les Baldis abandonnèrent la ville, et se répandirent dans les campagnes voisines, cherchant à glaner une nourriture quelconque ; les janissaires envahirent les maisons et se livrèrent au pillage ; l'anarchie était à son comble, et le pacha se trouvait réduit à l'impuissance ; car les reïs eux-mêmes venaient de se soulever contre lui, en apprenant qu'il voulait augmenter la part qui lui était dévolue sur les prises maritimes, et la porter du huitième au cinquième.

Djafer. Pacha
Sur ces entrefaites, Djafer-Pacha arriva à Alger pour y rétablir l'ordre, soit que le sultan ait été ému des plaintes des habitants, soit qu'Euldj-Ali, alors occupé en Géorgie, ait eu besoin des services de son lieutenant, qui s'embarqua au mois de septembre pour aller le rejoindre.
Djafer était un vieil eunuque, très aimé du sultan, qui lui avait confié plusieurs postes importants, entre autres le pachalik de Hongrie, où il purgea le pays du brigandage, et acquit la réputation de grand justicier, dont il ne démérita pas dans ses nouvelles fonctions. Il envoya tout d'abord la milice en campagne, pour calmer la sédition, et réduire les Indigènes à l'obéissance ; les Baldis rassurés repeuplèrent la ville, où de sages mesures ramenèrent l'abondance. Mais il n'était pas arrivé à ce résultat sans avoir eu à châtier les mutins, et, par suite, à exciter des haines ; les janissaires complotèrent de l'assassiner, et d'élire à sa place leur Agha. Celui-ci avait mis de son parti quelques-uns des principaux citadins, et cherchait à débaucher les mahallahs, dont le chef, Ben-Dali, était à sa dévotion. Mais Djafer, qui se tenait bien informé, surprit inopinément les conspirateurs pendant la nuit du 30 avril 1581, et leur fit trancher la tête le lendemain.
Un mois après, Euldj-Ali arrivait à Alger avec soixante grandes galères, et s'occupait d'organiser une armée destinée à la conquête du Maroc ; la rébellion de l'intérieur n'était pas apaisée, et les Ioldachs accusaient l'amiral de vouloir se créer un royaume indépendant, cherchant ainsi à exciter les soupçons du grand-divan, où ces rumeurs avaient toujours rencontré quelque créance contre les beglierbeys d'Afrique. Cependant, les préparatifs étaient terminés et l'expédition allait commencer ; l'Espagne avait en vain renouvelé ses propositions, que la Porte accueillait comme de coutume, en lui demandant, avant de négocier, l'abandon de toutes ses possessions africaines, un tribut annuel, et l'obligation de faire la paix avec la France ; le chérif, effrayé, offrait de se soumettre, et prodiguait l'or pour se faire des amis. Euldj-Ali touchait enfin à son but ; il allait accomplir le rêve de tous ses prédécesseurs, la fondation de l'empire de l'Afrique du nord (9). La révolte de l'Arabie, qui nécessita l'emploi de toutes les forces disponibles, obligea Amurat à le rappeler et à remettre à plus tard la conquête du Gharb. Il partit au commencement de 1582, emmenant avec lui Djafer, nommé pacha de Tauris.

Retour de Ramdan
Ramdan revint gouverner Alger, avec ordre de faire restituer à la France deux galères qui avaient été prises par Morat-Reïs, et de " faire appréhender et conduire lié aux fers en ceste Porte ung nommé Morat, grand corsère. " Mais le pusillanime Ramdan n'était pas l'homme qu'il fallait pour accomplir une semblable besogne ; la taïffe des reïs entourait d'une vénération quasi superstitieuse ce patriarche de la piraterie, qui se vantait " de ne pas connaître une nation au monde à laquelle il n'eut pris au moins deux vaisseaux " ajoutant " que tout ce qu'on rencontrait sur mer était de bonne prise, et qu'on avait le droit de courir sus à son propre père. "

Révolte des reïs
Lorsque le pacha laissa voir qu'il avait l'intention de sévir contre un personnage aussi populaire, l'émeute éclata avec une telle fureur, qu'il s'enfuit tout affolé, et se réfugia aux environs de la ville, dans une maison de campagne, d'où il ne sortit que le jour de son départ pour Tripoli ;

Mami-Aruaute
Mami-Arnaute, chef de la taïffe, qui avait pris le commandement des insurgés, s'empara du pouvoir, et le conserva jusqu'à l'arrivée d'Hassan-Veneziano.

Retour d'Hassan-Veneziano
Celui-ci, pendant ces événements, dirigeait une croisière sur les côtes de la Corse et de la Sardaigne ; aux premières nouvelles, il cingla vers Alger, et s'établit dans la Jenina, où il fut unanimement acclamé. Il avait sans doute reçu des ordres secrets, car le grand-divan ne s'émut pas de cette apparente usurpation, et le laissa en possession du pachalik jusqu'en 1588, époque à laquelle il fut nommé grand-amiral, en remplacement de son ancien maître Euldj-Ali. Ramdan fut envoyé à Tripoli, où il mourut Tannée suivante, en guerroyant contre le caïd de Kairouan révolté.

Hassan donna tous ses soins à l'extension de la course, dont il prit lui-même la direction. Pendant que Morat-Reïs ravageait le littoral de la province d'Alicante avec une dizaine de navires, il fondit avec vingt-deux galères sur les îles du bassin occidental de la Méditerranée, et les mit à feu et à sang. Il procéda ensuite au pillage d'une petite ville située à deux lieues de Gênes, sans que Doria, qu'il venait de forcer à se réfugier dans le port, osât sortir pour l'attaquer. Poursuivant sa route, il passa huit jours à l'abri des îles de Marseille, guettant le passage des douze galères de Marc-Antoine Colonna ; celui-ci ne dut son salut qu'aux avis envoyés à la hâte par le gouverneur de la Provence. Lorsque le pacha apprit que l'escadre sicilienne avait pris le large, il lui donna la chasse ; mais il était trop tard, et Colonna se trouvait déjà en sûreté. Les Turcs se vengèrent en saccageant les environs de Barcelone, et en arrachant au joug de l'Espagne plus de deux mille Morisques. Doria prit sa revanche l'année suivante ; il surprit sur les côtes de la Corse dix-huit galères d'Alger, qui, se croyant en toute sûreté, avaient débarqué plus des deux tiers de leurs équipages ; il les assaillit à l'improviste, en eut facilement raison, et captura toute cette flotte. Les deux dernières années du pouvoir d'Hassan s'écoulèrent sans rien amener de remarquable ; en 1586, le vice-consul français Bionneau fut maltraité et emprisonné, sans qu'on connaisse au juste les motifs de ces sévices ; nous aurons l'occasion d'en parler ailleurs, lorsque nous ferons l'histoire des consuls d'Alger.

Mort d'Euldj-Ali
Le 27 juin 1587, Euldj-Ali mourut, âgé d'environ quatre-vingts ans ; il fut enterré près de la magnifique mosquée qu'il avait fait construire sur les bords du Bosphore, entre Arnautkoï et Buyukdéré. Pendant ses dernières années, il avait été occupé à la guerre que soutenait la Porte contre la Perse et une partie de l'Arabie ; et, voyant que, dans cette longue lutte, aussi bien que dans celle que nécessitèrent les progrès des Portugais dans les Indes et leur établissement à Aden, il rencontrait d'immenses difficultés pour former une marine sur la Mer Rouge, ainsi que pour y envoyer des troupes et du matériel de guerre, il avait conçu l'audacieux projet de percer l'ithsme de Suez ; l'entreprise avait même reçu un commencement d'exécution, et le capitan-pacha eut mené son œuvre à bonne fin, si le sultan eut continué à lui allouer les revenus de l'Égypte, qu'il avait affectés à l'achèvement des travaux (10).

La mort d'Euldj-Ali est la fin d'une des époques les plus remarquables de l'histoire d'Alger ; après lui et ses khalifats, nous ne verrons plus de chefs de guerre, ni de grands politiques ; ces hommes-énergiques, que leur valeur personnelle amena successivement à occuper les postes les plus élevés de l'empire, vont être remplacés par des envoyés triennaux, inhabiles à gouverner, ne cherchant même pas à le faire, et ne songeant qu'à s'enrichir le plus rapidement possible. Pour arriver à ce résultat, tout en sauvant leur tête, il faudra qu'ils se résignent à subir les caprices des janissaires et des reïs ; les premiers ruineront le pays par leurs exactions et leurs violences ; les seconds, par leurs déprédations continues, attireront sur Alger la vengeance des nations chrétiennes ; tous rompront peu à peu les liens d'obéissance qui attachaient la régence au chef de l'Islam. On les verra marchander leurs services, ne les accorder qu'à prix d'or, et déclarer la guerre à des nations amies de leur suzerain, s'érigeant ainsi de fait en état indépendant. Après quelques tentatives inutiles de répression, la Porte impuissante se désintéressera des affaires d'Alger, où elle n'enverra même plus de gouverneurs ; telle est la période qui s'ouvre après la mort du dernier et du plus grand des beglierbeys d'Afrique.

1. V. Les Négociations, d. c, t. III, p. 388, 854-856, 371-78.
2. V. les Négociations, d. c, t. III, p. 231, et 291 à 389.
3. V. les Négociations, d. c, t. III, p. 552. Le présent se composait de lions, tigres, chevaux et bubales, que M. de Ménillon appelle vaches fort estranges.
4. V. les Négociations, d. c, t. III, p. 452.
5. V. les Rapports de Serbelloni el de Zamoguerra. (Revue Africaine, 77, p. 294-98 et 361-79.)
6. V. les Négociations, d. c, t. III, p. 552-54.
7. D'après Hammer, (trad. Hellert, t. III, p. 57) Ahmed les avait tellement exaspérés par sa cruauté, qu'ils le firent périr à la torture, et le coupèrent en petits morceaux, qu'ils se partagèrent entre eux.
8. V. les Négociations, d. c, t. III, p, 707, 712.
9. V les Négociations, d. c., t. IV, p. 517.
10. Voir les Négociations, d. c, t. IV, p. 536 et suiv.

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Mis en ligne le 31 octobre 2011

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