Hassan-Pacha
Nous avons vu que Kheïr-ed-Din, tout investi qu'il fut du commandement suprême des flottes ottomanes, n'en avait pas moins conservé le titre et les prérogatives de Beglierbey d'Afrique(1). C'est en cette qualité qu'il fit nommer au gouvernement d'Alger son fils Hassan, auquel il confia la mission d'agir vigoureusement dans l'Ouest, où l'influence turque était fort ébranlée. Le nouveau Pacha se rendit à son poste, où il arriva le 20 juin 1544, et s'occupa activement des préparatifs de guerre. Il eut d'abord à rétablir l'ordre dans Alger même, et dans les rangs de la Milice, qui, sous les deux derniers khalifats, s'était affranchie de toute autorité ; il dut ensuite apaiser un reste de sédition chez les tribus situées à l'ouest et au sud de Miliana, afin de bien assurer sa route sur Mascara. Pendant qu'il s'occupait de ces soins, le comte d'Alcaudete était revenu d'Espagne, avec un renfort de trois ou quatre mille hommes, seules forces que ses instances eussent pu arracher à la parcimonie du Conseil Royal. En débarquant à Oran, il en avait trouvé la garnison diminuée, mais fort aguerrie, car Don Alonso, qui manquait de tout le nécessaire, avait été forcé de la faire vivre sur le pays ennemi, et ne nourrissait ses troupes que du produit de razzias, qu'il poussait souvent plus loin qu'Arzew. Sur ces entrefaites, l'ancien roi de Tlemcen Abdallah, accompagné du caïd Mansour-ben-Bogani, et du petit-fils de ce dernier, avait fait une nouvelle tentative pour reconquérir son trône à l'aide des indigènes ; tombé par trahison entre les mains d'un chef qui prenait le titre de Roi de Dubdu, il s'était vu dépouiller des cinq cent mille doublons qu'il destinait aux frais de l'expédition, et était mort en captivité. Mansour, qui avait reconquis sa liberté, et qui négociait celle de son petit-fils, implora le secours des Espagnols, offrant de prendre à sa solde deux mille hommes, et donnant des otages. Le Comte accepta d'autant plus volontiers ces propositions, que l'alliance de Ben-Bogani suppléait heureusement à l'insuffisance de ses forces, en rangeant sous ses drapeaux les goums belliqueux des Beni-Rachid, des Beni-Amer, et des tribus de la Meleta.

Guerre dans le royaume de Tlemcen
Au commencement du printemps de 1546, il marcha donc sur Tlemcen, après avoir durement châtié les habitants de Canastel, qui s'étaient récemment révoltés ; arrivé à Aïn-Temouchent, il apprit qu'Hassan et ses janissaires, accourus à marches forcées, étaient campés devant Arbal, se disposant à l'attaquer, quand il serait engagé dans l'intérieur du pays ; il fit alors volte-face et marcha aux Turcs. Les deux armées restèrent campées pendant quelques jours l'une devant l'autre, chacun des deux chefs hésitant à donner le signal de l'attaque. A ce moment(2), Hassan reçut la nouvelle de la mort de son père, et, craignant une révolte à Alger, n'osa pas hasarder la bataille, et se retira par la route de Mostaganem.

Le gouverneur d'Oran se lança à sa poursuite, arriva le 21 août au matin à Mazagran, qu'il occupa sans résistance, et le soir à Mostaganem, qu'il commença immédiatement à canonner. Le feu dura pendant trois jours, au bout desquels la poudre manqua ; il fallut en envoyer chercher à Oran. Pendant ce temps, Hassan jeta quelques troupes dans la ville, qui était fort dépourvue de défenseurs ; en même temps, la garnison turque de Tlemcen arrivait, avec un contingent auxiliaire de vingt-cinq mille Mores. Cependant, la brèche étant praticable, le comte ordonna l'assaut. Les Espagnols arrivèrent à cinq reprises différentes à planter leurs drapeaux sur les murailles ; finalement, ils furent repoussés par les loldachs, et ramenés jusque dans leur camp, l'épée aux reins. Le Général se dégagea par une charge vigoureuse, et, décidé à la retraite, profita de la nuit pour embarquer ses blessés et ses malades. Le lendemain, 28 août, il se mit en route de grand matin ; le camp était à peine levé, que les Turcs se précipitèrent à sa poursuite, avec quinze mille fantassins et trois mille chevaux. La peur avait tellement gagné les soldats, qu'ils songeaient plus à se sauver qu'à combattre. Don Martin de Cordova montra ce jour-là ce que peut un chef de courage pour rétablir le moral d'une armée en fuite. Sautant à bas de son cheval, une pertuisane à la main, il chargea les assaillants avec quelques braves, et, par son exemple, fit revenir au combat les fuyards, qui cherchaient déjà à s'emparer des embarcations. D'un autre côté, le capitaine Luis de Rueda fit une trouée au milieu des Turcs avec une petite troupe de cavaliers ; cette attaque vigoureuse donna au Comte le temps de rallier son monde, non sans avoir subi de grosses pertes ; à partir de ce moment, les Musulmans se contentèrent de le harceler, et il put regagner Oran en trois jours par la route qui suit le bord de la mer ; il y avait cinquante-sept jours qu'il en était parti. A son retour à Alger, Hassan apprit qu'il avait été nommé Beglierbey d'Afrique(3), en remplacement de son père.

En 1550, après avoir conclu une alliance avec le Sultan de Fez Abd-el-Kader, il fit sortir d'Alger une armée de cinq mille mousquetaires, mille spahis et huit mille Kabyles, commandés par Abd-el-Aziz, sultan de Labez, (Beni-Abbes) qui s'était récemment rallié ; les janissaires étaient sous les ordres d'Hassan-Corso, et tous se dirigèrent sur Mostaganem, où l'armée devait s'accroître des contingents des Beni-Amer et des tribus voisines. Il avait été convenu que le Sultan de Fez ferait jonction avec les Turcs à Aïn-Temouchent ; les deux armées réunies devaient s'emparer d'Oran, et tenter ensuite un débarquement en Espagne. Le prince marocain avait mis ses troupes sous les ordres de ses deux fils, qui, violant l'alliance conclue, s'installèrent en maîtres à Tlemcen, après y être entrés comme amis. Le fils cadet du Chérif, Muley-Abd-Allah, occupa la ville avec une forte garnison, pendant que son frère aîné s'emparait violemment du territoire des Beni-Amer, qu'il se mit à ravager. A cette nouvelle, les Turcs indignés se portèrent rapidement en avant, et attaquèrent leur infidèle allié au gué du Rio-Salado, sur la route d'Oran à Tlemcen. Après une sanglante bataille, les Marocains furent vaincus et subirent d'énormes pertes ; leur chef lui-même fut tué, et ils furent mis en déroute, et poursuivis jusqu'à la Moulouïa. A la première nouvelle du désastre, Muley-Abd-Allah s'était sauvé à la hâte avec tout son monde, et avait repris la route de Fez, où il fut assez mal reçu par son père. La victoire des Algériens fut due pour la plus grande partie au courage d'Abd-el-Aziz et de ses Kabyles ; on dit même que le chef des Beni-Abbes fut forcé de faire violence à Hassan-Corso pour l'obliger à livrer bataille. A partir de ce moment, les Turcs occupèrent fortement Tlemcen, où ils laissèrent une garnison de mille cinq cent Ioldachs, sous le commandement du caïd SafTa.

En cette même année, Hassan, débarrassé des soucis de la guerre, et se souvenant que le Koudiat es-Saboun, avait été, à trois reprises différentes, l'objectif de l'ennemi, fit construire le bordj Muley-Hassan, qui prit plus tard le nom de fort l'Empereur, en vertu d'une tradition menteuse, qui voudrait que cet ouvrage ait été commencé par Charles-Quint lui-même. Il embellit et assainit la ville d'Alger, dans laquelle il fit construire un hôpital pour les janissaires devenus vieux et infirmes, ainsi que des bains somptueux, d'un usage public et gratuit. Pendant qu'il était occupé de ces utiles travaux, il reçut l'ordre de retourner à Constantinople et de s'y présenter devant le Grand Divan. Il obéit immédiatement, et partit le 22 septembre 1551. Sa chute fut due en très grande partie aux sollicitations de l'ambassadeur de France, M. d'Aramon, qui avait constaté depuis longtemps sa mauvaise volonté à l'égard de la France (4). En effet, tandis que les relations de cette puissance avec la Porte devenaient de jour en jour plus intimes, que le célèbre reïs Dragut s'était, pour ainsi dire, mis à la solde d'Henri II, qui se servait de lui contre l'Espagne, lui faisait de riches présents, et le lançait tantôt sur Naples, tantôt sur l'île d'Elbe, tantôt sur la Corse, où il infligeait à Doria de sanglantes défaites (5), le fils de Barberousse continuait à montrer aux envoyés du roi le mauvais vouloir que son père leur avait témoigné dans les trois dernières années de sa vie. M. d'Aramon, qui avait été envoyé à Alger au moment de la campagne d'Hassan contre le Maroc pour lui offrir l'appui de la flotte française(6), dans l'hypothèse d'une attaque d'Oran et d'un débarquement en Espagne, avait vu ses offres fort mal reçues. En quittant les États barbaresques, il se rendit à Constantinople, exposa habilement au Divan les dangers que pouvait faire courir à l'unité de l'empire ottoman le trop grand développement de la puissance des Beglierbeys, et obtint facilement la révocation qu'il demandait. Par contre, Dragut, qui venait de s'illustrer par une brillante campagne sur les côtes de la Tunisie et de la Tripolitaine, en aidant puissamment à la prise de Tripoli, et en sauvant, aux îles Gelves, la flotte ottomane des mains de Doria par un audacieux stratagème, venait d'être nommé sandjiak de Lépante et commandant d'une flotte de quarante galères.

Sala-reïs
Après un intérim de huit mois environ, qui fut rempli le Caïd Saffa, Sala-Reis, nommé Beglierbey d'Afrique (7), arriva à Alger à la fin d'avril 1552. Sa nomination fut due à l'amitié de l'ambassadeur français, auquel il s'était rendu fort utile en diverses occasions. Originaire d'Alexandrie, il avait navigué dès sa plus tendre jeunesse avec les Barberousse, dont il fut un des compagnons les plus fidèles, et sous lesquels il exerça plusieurs commandements importants. Après la mort de Kheïr-ed-Din, le Sultan l'avait placé pendant quelque temps à la tête des flottes ottomanes, et, dans ce poste élevé, il avait rendu les meilleurs services (8).
Au moment de son arrivée, les chefs de Tuggurt et de Ouargla, se fiant à la longue distance qui les séparait d'Alger et à la crainte qu'inspiraient leurs déserts, alors presque inconnus, venaient de se révolter et de refuser le tribut auquel les avaient jadis assujettis les fondateurs de la Régence, et qu'ils payaient depuis vingt-cinq ans environ. Sala-Reïs marcha contre eux avec trois mille mousquetaires, mille spahis, et huit mille auxiliaires kabyles, commandés par Abd-el-Aziz. Il prit Tuggurt d'assaut au bout de quatre jours de siège, conquit Ouargla sans résistance, châtia durement les habitants de ces deux villes, fit payer une amende énorme aux deux chefs révoltés, reçut la soumission du Souf, et reprit la route d'Alger avec un immense butin, quinze chameaux chargés d'or et plus de cinq mille esclaves nègres des deux sexes ; les vaincus furent astreints à un nouveau tribut, auquel ils ne cherchèrent plus à se dérober.

Révolte des Reni-Abbès
La mésintelligence ne tarda pas à éclater entre le Beglierbey et le chef Kabyle ; celui-ci, mécontent de la part qui lui avait été allouée sur les prises faites dans le Sud, se trouva bientôt en butte aux soupçons des Turcs, et fut dénoncé comme rebelle par son ancien ennemi Hassan-Corso, qui ne pouvait lui pardonner le dédain avec lequel il l'avait traité en 1550, lors de la campagne du Maroc. Il fut mandé à Alger et logé au palais de la Jenina, où on avait l'arrière-pensée de s'assurer de sa personne ; il en eut avis, se sauva à cheval pendant la nuit, et, arrivé dans la montagne, ouvrit immédiatement les hostilités, commençant ainsi la lutte la plus longue et la plus dure que les Algériens eurent jamais à supporter en Kabylie. Sala marcha contre lui, en dépit de la mauvaise saison déjà bien avancée ; il le battit dans une première affaire sur la montagne de Boni ; El Fedel, frère d'Abd-el-Aziz, fut tué dans le combat ; mais il avait empêché les Turcs de pousser plus avant leur victoire. Débarrassé de l'ennemi, le sultan kabyle fortifia Kalaa, et se fit des alliés dans le voisinage ; au retour du printemps, Sala fit marcher contre lui son fils Mohammed, avec mille mousquetaires, cinq cents sphahis, et six mille cavaliers auxiliaires ; la bataille s'engagea près de Kalaa ; les Turcs furent enveloppés et vaincus, et les débris de leurs troupes eurent beaucoup de peine à regagner Alger.

L'année suivante, ils voulurent se venger de cette défaite par une nouvelle expédition, commandée par Sinan-Reïs et Ramadan, à la tête de trois ou quatre mille hommes. Abd-el-Aziz fut de nouveau vainqueur ; il atteignit l'ennemi sur l'Oued-el-Lhâm, et en fit un terrible massacre ; on dit que les deux chefs de l'expédition purent seuls regagner M'sila avec quelques cavaliers.
En 1552, Henri II avait envoyé à Alger le Chevalier d'Albisse (9) pour inviter le Beglierbey à inquiéter les côtes d'Espagne, lui promettant d'agir de son côté ; en même temps Dragut, à la tête des flottes ottomanes, opérait de concert avec M. de la Garde, et bloquait les galères du duc d'Albe (10). Sala-Reïs se rendit à l'invitation du roi de France, et, au commencement de juin 1553, il quitta Alger avec quarante navires de guerre, arriva à Mayorque, y débarqua, et se mit à piller la campagne ; la garnison de Mahon lui fit éprouver quelques pertes. Il continua, le long des côtes, une croisière peu efficace et vint atterrir au Peñon de Velez, après s'être emparé d'une dizaine de bâtiments portugais et espagnols ; ces navires ramenaient au Maroc l'ancien souverain de Fez, Muley-Bou-Azoun, qui, après avoir été dépossédé par le Chérif Muley-Mohammed, avait imploré le secours des chrétiens, pour reconquérir ses états.

Soumission du Maroc
Il fut d'abord tenu à Alger dans une captivité assez étroite ; mais, quelques mois plus tard, ayant gagné les bonnes grâces de Sala, auquel il offrit sa vassalité, le Beglierbey profita d'une incursion qu'avaient faite les Marocains au delà de la Moulouïa, qui servait de frontière occidentale à la Régence, pour déclarer la guerre au Chérif. Après avoir reconnu comme souverain son compétiteur, il rassembla à la hâte une armée de six mille mousquetaires, mille spahis, et quatre mille cavaliers auxiliaires, fourni par le chef de Kouko, qui était redevenu l'allié des Turcs depuis que ceux-ci étaient en guerre contre son rival des Beni-Abbès. Il se mit en route au commencement de janvier 1554, et envoya sa flotte l'attendre à K'çaça ; en arrivant à Téza, il rencontra l'armée du Chérif, qui l'attendait pour lui barrer la route de Fez avec quatre-vingt mille hommes. Quelque disproportionnées que fussent les forces. Sala n'hésita pas à attaquer ; car il savait que la plupart des Caïds étaient partisans de Bou-Azoun, et qu'ils n'attendaient, que le moment de faire défection. En effet, la bataille était à peine engagée, qu'une très grande partie de l'armée marocaine se joignit aux Turcs et leur prêta son aide dans l'action ; par suite de cette trahison, le Chérif fut complètement battu ; il chercha cependant à rallier les débris de ses troupes sous les murs de Fez ; mais il y subit une deuxième défaite, trois jours après la première. Les Turcs entrèrent dans la ville, qu'ils saccagèrent en y faisant un énorme butin. Sala-Reïs reçut pour sa part plus de trois millions ; il installa ensuite Bou-Azoun sur le trône, reçut son serment de fidélité, mit garnison dans le Peñon de Vêlez, et s'en retourna à Alger par terre, au mois de mai 1554, marchant à petites journées, en s'occupant le long du chemin de donner des ordres pour faire réparer les fortifications de toutes les villes qu'il traversa ; il rentra dans sa capitale au commencement du mois d'août ; entre temps, il avait envoyé sa flotte aider les Français à transporter quatre mille hommes en Toscane.

Prise de Bougie
Avant soumis le Maroc, et tranquille désormais à l'Ouest, où le nouveau Sultan de Fez devait surveiller les agissements des Espagnols d'Oran, le Beglierbey résolut de chasser les chrétiens de Bougie. Au mois de juin 1555, il partit d'Alger par terre, emmenant avec lui les janissaires et trois mille Kabyles ; il envoya par mer une assez forte artillerie, qui put être débarquée facilement, en faisant remonter aux galiotes la rivière, grossie outre mesure par les pluies (11). Le 16 septembre, il ouvrit le feu devant la ville avec deux batteries, l'une de six, l'autre de huit pièces de gros calibre ; en un jour et demi, le Château impérial fut rasé ; le Château de la mer ne tint guère plus, et la Casbah s'écroula le sixième jour. Lorsque Sala-Reïs se vit maître de ces défenses, il envoya un parlementaire au gouverneur Don Alonso de Peralta, pour le sommer de se rendre ; il lui offrait une capitulation honorable, promettait que la garnison serait rapatriée avec armes et bagages, et que les habitants pourraient emporter avec eux tous leurs biens mobiliers ; le gouverneur, à bout de forces, accepta ces conditions ; mais la foi jurée fut violée par les Turcs et par leurs auxiliaires indigènes ; ils firent captifs les soldats et les habitants, à l'exception de don Alonso, de Luis Godinez, et de cent vingt invalides, qui furent jetés à bord d'une petite caravelle ; on ne leur donna même pas de marins pour conduire cette mauvaise barque, qui n'arriva que par miracle à Alicante (12). Le 28 septembre, les Algériens entrèrent dans Bougie, et l'occupèrent définitivement.
Ils y firent un riche butin et se partagèrent six cents esclaves. Alonso de Peralta, de retour en Espagne, fut traduit devant un conseil de guerre, qui le condamna à avoir la tête tranchée sur la grande place de Valladolid. Ce fut une victime offerte à l'opinion publique ; la perte de Bougie avait jeté toute la population dans la plus grande consternation ; ce sentiment, se communiquant aux juges et à l'Empereur lui-même, entraîna une exécution mal motivée ; car jamais commandant de ville assiégée n'eut d'aussi bons arguments à présenter pour excuser sa capitulation. Les fortifications de Bougie étaient en si mauvais état, qu'au bout de six jours de feu, suivant les dépositions des témoins et les propres termes du rapport officiel, confirmés par plusieurs lettres de capitaines espagnols, il semblait qu'elle n'eût jamais eu de murailles, et les cavaliers eux-mêmes auraient pu monter par la brèche. Les vivres et les munitions faisaient entièrement défaut, et se trouvaient épuisés, bien avant la reddition ; la garnison décimée avait soutenu trois assauts sur brèche ouverte, et il ne restait plus une pièce en état de faire feu. Il faut encore ajouter que, depuis longtemps, le Gouverneur de Bougie, suivant l'exemple de tous ses prédécesseurs, avait en vain appelé l'attention du Conseil Royal sur la misérable situation dans laquelle on laissait la place dont la garde lui était confiée, et qu'il n'avait pas cessé de prédire le fatal résultat(13) ; en fait, Alonso de Peralta fut victime de l'incurie de son gouvernement. Sala-Reïs mit dans sa nouvelle conquête une garnison de quatre cents hommes, commandés par Ali-Sardo, qui s'occupa immédiatement de faire travailler aux remparts de la ville et du port.

Mort de Sala-reïs
Pendant cette campagne, un nouvel orage s'était formé à l'Ouest. Muley Mohammed, à la tête de ses partisans, avait vaincu et tué Bou-Azoun ; puis aussitôt réinstallé à Fez, il avait envoyé demander des secours au roi d'Espagne, promettant de chasser les Turcs d'Alger, si on lui accordait un secours de douze mille hommes, qu'il s'offrait à payer et à défrayer de tout le nécessaire. Le Beglierbey ne perdit pas un moment pour remontrer à la Porte la nécessité de frapper un grand coup, à la fois sur le Maroc et sur Oran ; il reçut peu de jours après l'autorisation d'agir et un renfort de quarante galères et de six mille hommes. Lorsque cette armada fut en vue des côtes, il lui envoya l'ordre d'aller mouiller à Matifou, où il se trouvait lui-même, avec trente galères et quatre mille Turcs ; cette mesure avait été dictée par la crainte de voir la peste se mettre dans l'armée ; car ce fléau dévastait Alger depuis environ six mois ; en outre, Sala voulait presser sa marche et paraître devant Oran avant qu'on n'y eut appris l'arrivée des renforts de Constantinople. Mais, au moment où il venait d'en prendre le commandement, et comme il allait donner le signal du départ, il fut atteint lui-même de la contagion régnante et mourut en vingt-quatre heures, âgé d'environ soixante-dix ans.

Hassan-Corso - Siège d'Oran
Le khalifat Hassan-Corso prit de sa propre autorité le pouvoir et se mit à la tête de l'armée, avec laquelle il marcha sur Oran, réunissant sur sa route de nombreux contingents indigènes ; pendant ce temps, la flotte amenait à Mostaganem les vivres, les munitions et l'artillerie nécessaire. Arrivé devant Oran, il ouvrit la tranchée et installa deux batteries, l'une contre la porte de Tlemcen, et l'autre sur la montagne, à l'ouest de la ville. Il s'était déjà emparé de la Tour des Saints et serrait la garnison de très près, lorsqu'il reçut du Sultan l'ordre de lever le siège, la Porte ayant besoin de ses galères pour repousser celles d'André Doria, qui, après avoir ravagé l'Archipel, menaçait le Bosphore. Tel est le motif admis par les historiens espagnols et italiens ; mais il est permis de croire que le Sultan avait vu de mauvais oeil l'usurpation de pouvoir commise par le Caïd Hassan, et qu'il ne voulut pas le laisser plus longtemps à la tête d'une armée aussi considérable. Cette opinion est rendue excessivement probable par les événements qui suivirent le rappel des troupes ottomanes.

Mort d'Hassan Aga
Pendant que les Algériens, trop peu nombreux maintenant pour continuer le siège d'Oran, battaient en retraite, poursuivis jusqu'à Mazagran par le comte d'Alcaudete, qui leur enleva une partie de leur artillerie et de leurs bagages, la Porte avait investi le Turc Tekelerli (14) du gouvernement de la Régence. A cette nouvelle, Hassan-Corso, appréhendant un châtiment mérité, et se sentant soutenu par la Milice, jeta le masque, et se mit ouvertement en révolte. Il envoya aux Caïds qui commandaient les soffras des villes maritimes l'ordre de s'opposer au débarquement du Pacha, en sorte que, lorsque celui-ci se présenta successivement devant Bône, Bougie et Alger, l'accès de ces ports lui fut interdit, et on le menaça partout de faire feu sur ses galères. Il dut aller chercher un refuge au cap Matifou ; une fois à l'abri, il entra en pourparlers avec les Reïs. Ces marins étaient fort mécontents de tout ce qui venait de se passer ; les principaux d'entre eux étaient de vieux compagnons des Barberousse ; jusqu'à ce moment c'était parmi eux qu'on avait choisi les caïds des armées et les gouverneurs des villes conquises ; ils se sentaient jalousés par les Ioldachs ; ceux-ci, mécontents de leur faible solde, eussent voulu avoir part aux bénéfices de là Course, et enviaient les richesses amassées par leurs rivaux, qui pouvaient facilement prévoir le sort qui les attendait, si le pouvoir tombait aux mains de la Milice ; leur orgueil se trouvait en cette circonstance aussi froissé que leurs intérêts. L'entente ne fut donc pas longue à s'établir entre leurs chefs et Tekelerli ; aussitôt résolue, l'action fut rapidement et habilement conduite. De tout temps, les capitaines des galères avaient été chargés de la garde du port, du môle et des portes de la Marine ; par une nuit noire, ils occupèrent sans bruit les rues voisines, surprirent dans leur sommeil les postes du palais et des remparts, qu'ils remplacèrent par leurs équipages. Le lendemain matin, la ville se réveilla sous le canon des Reïs ; les principaux des rebelles avaient été égorgés ; le Pacha, débarqué pendant la nuit, dictait ses ordres de la Jenina ; l'usurpateur avait été jeté, aussitôt pris, sur les gauches de la porte Bab-Azoun, où il agonisa trois jours avant de mourir de cet atroce supplice ; les caïds de Bône et de Bougie, Ali-Sardo et Mustapha, furent torturés et empalés ; beaucoup d'autres séditieux périrent ; quelques-uns rachetèrent leur vie à prix d'or.

Révolte de la Milice - Joussouf
Cependant les janissaires ne se tenaient pas pour vaincus ; dans la première surprise, ils s'étaient vus forcés de se soumettre ; mais, à la terreur que répandirent les nombreuses exécutions du début, ne tarda pas à succéder le désir de la vengeance. A la tête du complot se mit l'ancien caïd de Tlemcen, Joussouf, qui avait juré de venger la mort d'Hassan, auquel il était lié depuis son enfance par une de ces bizarres affections que l'Orient ne réprouve pas. Les conjurés attendirent une occasion favorable jusqu'à la fin du mois d'avril ; la peste régnait toujours à Alger, et le Pacha, pour fuir la contagion, avait dressé ses tentes aux Caxines, bivouac ordinaire des Mahallahs de l'ouest, situé sur le bord de la mer, à trois lieues environ de la ville. A l'improviste, et tandis que ses complices s'emparaient des portes et des remparts, en profitant du moment où les reïs étaient partis en Course, Joussouf fondit sur le camp avec quelques cavaliers dévoués, et le mit à sac, cherchant de tous côtés celui dont il voulait la tête.

Meurtre de Tekelerli
A la première alarme, Tekelerli, sautant à cheval, avait pris à toute vitesse la route d'Alger, pour y faire face à l'émeute à la tête de ses partisans ; mais quand il arriva aux portes, il les trouva fermées, et ne fut accueilli que par des injures et des menaces ; se voyant alors abandonné de tous et perdu, il tourna bride et se réfugia à la hâte dans une petite chapelle, nommée kouba de Sidi-Iakoub, espérant y trouver un asile assuré parla sainteté du lieu. Joussouf, toujours galopant sur ses traces, le suivait à quelques longueurs de lance, et le Pacha avait à peine mis pied à terre, que les conjurés se précipitaient tumultueusement à sa suite dans l'enceinte consacrée : " Oserez-vous me tuer ici ? " leur cria-t-il. " Et toi, chien, as-tu épargné Hassan ? " répondit le Caïd en le frappant de sa pique et en l'étendant à terre, où il fut ensuite décapité. Cet assassinat fut le signal d'un horrible désordre ; les janissaires avaient acclamé le chef de la conjuration, qui ne régna que six jours, au bout desquels il fut enlevé, dit-on, par la peste, après avoir distribué le trésor public à ses complices. Après sa mort, le vieux Caïd Yahia, ancien khalifat de Sala-Reïs, qui l'avait choisi pour remplir l'intérim du commandement en son absence, s'installa à la Jenina, et s'efforça à l'aide des reïs de rétablir la tranquillité, en attendant l'arrivée du Beglierbey qui venait d'être nommé par la Porte(15).

1. Le titre de Beglierbey d'Afrique (Bey des Beys d'Afrique) explique par lui-même l'autorité donnée à celui qui en était revêtu ; en cette qualité, il commandait souverainement aux petits pachas de la Tunisie et de la Tripolitaine, dont la nomination était le plus souvent laissée à son choix. C'est donc à tort qu'on a confondu jusqu'ici cette fonction très élevée avec celle de pacha. Nos ambassadeurs ne s'y trompent pas, et, alors qu'ils donnent ce dernier titre aux petits gouverneurs des provinces, ils appliquent aux beglierbeys la qualification de rois (ou vice-rois) d'Alger. Voir les Négociations de la France dans le Levant, passim.)
2. " Ce fut, dit Haëdo, un envoyé français qui vint au camp d'Hassan lui porter la nouvelle de la mort de son père ; " l'historien espagnol le nomme M. de Lanis ; peut-être faut-il lire le Chevalier d'Albisse ?
3. Voir les Négociations, d., c. t. II, p. 53.
4. Voir les Négociations, d. c, t. II, p. 181.
5. Voir les Négociations, d. c, t. II, p. 72, 214, 259.
6. Voir les Négociations, d. c, t. II, p. 156.
7. Voir les Négociations, d. c, t. II, p. 177, 181.
8. Voir les Négociations, d. c, t. I, p. 624.
9. Voir les Négociations, d. c, t. II, p. 204.
10. Voir les Négociations, d. c. (T. II, p. 274, 278.)
11. Voir la lettre du F. Hieronimo au Comte d'Alcaudete. (Documents relatifs à l'occupation espagnole, d. c. Rev. Africaine, 1877, p. 280.)
12. Voir la lettre justificative de Peralta. (Loc, cit., an. 1877, p. 282.)
13. Voir la lettre de Ribera à l'Empereur (an. 1875, p. 353), de Juan Molina au Cardinal de Tolède (an 1877, p. 224) de l'ingénieur Librano au Roi (an. 1877, p. 267).
14. L'orthographe de ce nom n'est pas bien certaine ; quelques-uns écrivent Techeoli ; d'autres, Mohammed Kurdogli.
15. Dans les Documents Espagnols, cités plus haut à diverses reprises, on trouve (an. 1877. p. 287) une lettre du roi Philippe II, datée du 21 juillet 1557, et adressée au Caïd Mostafa-Arnaute, qui y est qualifié de Gouverneur d'Alger. Ce personnage, dont aucun historien ne parle, aurait donc exercé un pouvoir éphémère au milieu des troubles qui suivirent l'assassinat du Pacha et la mort subite de loussouf.

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Mis en ligne le 22 octobre 2011

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