Baba-Hassan
Dans le traité qui avait été conclu en 1785 entre la Régence et l'Espagne, l'abandon d'Oran et de Mers-el-Kebir avait été convenu, et la reddition de ces deux places était retardée seulement parce que la cour de Madrid voulait en tirer quelques conditions commerciales avantageuses. Le gouvernement de l'Odjeac ne lui accordait rien, sachant très bien qu'elle avait hâte de se débarrasser de possessions inutiles, qui lui étaient devenues un lourd fardeau, et lui coûtaient chaque année plus de quatre millions et un millier d'hommes. Depuis l'insuccès de l'expédition d'O'Reilly, les tribus soumises s'étaient refusées à payer le tribut aux Chrétiens et à approvisionner leurs garnisons, que les Reys de l'Ouest attaquaient incessamment. Ibrahim avait mis le siège devant Oran, dès la fin de 1775 ; son successeur Hadj'-Khrelil avait continué le blocus ; le 24 octobre 1777, il s'était avancé jusque sur les glacis avec quatre cents cavaliers, insultant les assiégés et les provoquant au combat en rase campagne ; le 14 septembre 1780, Mohammed ben Osman en avait fait autant, et avait rompu les conduites d'eau de la ville ; le 26 septembre 1784, il avait failli enlever les défenses par un vigoureux coup de main, que fit échouer juste à temps la bravoure de Don Pedro Guelfi ; mais malgré les efforts de ce chef énergique, qui répondait à l'ennemi par des razzias souvent heureuses, l'investissement ne cessa que le jour où le drapeau de l'Odjeac fut arboré sur le Château-Rouge.

Tremblement de terre et destruction d'Oran
Au cours des négociations, survint un cataclysme qui hâta la solution désirée de part et d'autre. Dans la nuit du 8 au 9 octobre 1790, à une heure du matin, un terrible tremblement de terre renversa en trois minutes presque toutes les maisons d'Oran, les fortifications, les églises et les monuments publics ; plus de trois mille personnes furent écrasées sous les décombres. Le Gouverneur intérimaire. Don Nicolas Garcia, colonel du régiment des Asturies, fut enseveli sous les ruines de l'Alcazar avec sa famille et presque tout son régiment. En même temps, le feu prit au Brillant, vaisseau de soixante-quatorze canons ; on le carénait aux flambeaux pendant la nuit du désastre ; l'incendie s'alluma et se répandit avec rapidité dans la ville, peut-être à l'aide des malfaiteurs, qui profitèrent du désordre à un tel point que le Commandant Général put dire avec vérité dans son rapport : " les gens de mauvaise vie pillèrent les maisons les plus riches, en sorte que, si l'ennemi eut saccagé la ville, les malheureux colons n'eussent pas été plus complètement ruinés. La prompte répression de ces excès et l'exemple réitéré des châtiments, la vigilance et la sévérité déployée contre les malfaiteurs, rien ne put les arrêter. " Les secousses durèrent jusqu'au 22 novembre, et recommencèrent le 6 janvier suivant(1).

Les Espagnols évacuent la Régence
Dès le premier jour, les contingents de Mohammed avaient attaqué Oran par toutes les brèches des murailles ; M. de Cumbre-Hermosa, qui avait pris le commandement, ne put réunir que mille cinq cent vingt-six hommes valides ; il s'en servit avec courage et intelligence, livrant jusqu'au 17 une multitude de petits combats, dans l'intervalle desquels il réparait les fortifications le mieux possible, construisait de nouvelles batteries, si bien qu'il put opposer une vigoureuse défense à Mohammed ben Osman qui lui donna l'assaut pendant douze jours, à la tête de dix-huit mille hommes ; le 26, il était arrivé d'Espagne un renfort de sept mille soldats, des tentes et des provisions. Le Bey, vivement repoussé le 29, reprit ses campements dans le voisinage de la place, et demanda à Alger des renforts qui ne lui furent pas envoyés ; car on s'y méfiait de son ambition, et on ne tenait pas à accroître sa popularité en l'aidant à prendre de vive force une ville qui devait fatalement être acquise à l'Odjeac. Réduit à ses propres troupes, il escarmoucha dans la plaine et sous les remparts pendant le printemps et l'été de 1791 ; les affaires les plus chaudes furent celles des 3 et 9 mai, du 23 juillet, du 17 et du 18 septembre, jour d'un assaut général bravement repoussé. Le chevalier de Torcy, des gardes wallones, s'y distingua tout particulièrement par son courage.
Pendant cette longue lutte, le Conseil Royal, effrayé à l'idée des dépenses qu'entraînerait la reconstruction des forts et des remparts d'Oran, avait décidé Charles IV à faire offrir au vieux Dey Mohammed de lui abandonner cette ville et Mers-el-Kebir en échange d'un comptoir à Oran ; l'ambassade arriva à Alger en avril 1791, et ne réussit pas dans sa mission, le Divan ayant refusé de rien concéder. Elle revint le 12 septembre, et, cette fois, eut affaire à Hassan, qui lui accorda la création d'un établissement près de Djemma-R'azaouât, la permission d'acheter trois mille charges de blé par an et de pêcher le corail sur les côtes de l'ouest ; la signature du Roi fut donnée le 16 décembre, et l'évacuation commença le 17 ; elle ne se termina qu'en mars 1792. Ce traité coûta cher à l'Espagne, qui s'engagea à payer cent vingt mille livres par an, dépensa en présents des sommes énormes, fut forcée de faire revenir de Carthagène les canons, projectiles et munitions qu'on avait emportés des Présides, et enfin dut se soumettre à la dure condition de transporter elle-même à Constantinople deux clefs d'or, représentant celles d'Oran, et deux jarres d'eau prises aux fontaines de la ville ; ces objets étaient offerts au Sultan par le Dey, qui reçut en échange le caftan d'investiture. Le commerce français fut gravement atteint par rétablissement que M. Campana fonda à Oran, et les événements justifièrent les prophéties du nouveau consul Vallière, qui avait succédé à M. de Kercy le 15 janvier 1791, et qui écrivait à la date du 15 septembre de la même année(2) :

" Le traité qui cède Oran et Mers-el-Kebir aux Algériens a été signé le 12 de ce mois. Ces places doivent être rendues démantelées, évacuées, etc. ; il est à croire que la politesse espagnole n'exécutera pas à toute rigueur cette condition. Il y a quatre mois pour la remplir et pour le déménagement. L'Espagne a obtenu en retour l'établissement à Oran d'une Compagnie à l'instar de la Compagnie Royale d'Afrique, paye ce privilège un peu plus de cent vingt mille livres par an, et pour ce tribut aura annuellement environ trois mille charges de blé, au prix du marché, et la pêche du corail dans les parages de la province de Mascara ; de plus, la traite des blés, orge, fèves, cuirs, laines, cire lui est accordée préférablement à tous autres, à prix égal. Cette faveur doit être regardée comme exclusive (quoique l'exclusion ne soit pas prononcée), attendu que personne ne sera en position de donner des prix aussi élevés que la nouvelle Compagnie, et que, le cas même arrivant, celle-ci ferait des sacrifices plutôt que de laisser entrer quelques étrangers en concurrence avec elle.
" Nul prix n'est arrêté pour les marchandises ci-dessus. La Compagnie devra le négocier tous les ans, avec le Bey de Mascara directement, sans pouvoir rien recevoir des mains des particuliers. - Ainsi elle doit s'attendre à bien payer. - Elle aura un agent à Mascara.
" Le succès de cette négociation a été acheté par un présent considérable au Dey et par des promesses brillantes à ses Ministres, qu'il faudra tenir. La somme à donner à la Régence est un article secret. Les Espagnols, depuis leur établissement à Alger, y versent à tonnes les piastres fortes ; au reste, quoi qu'il puisse leur en coûter en cette occasion, ils ont conclu une très bonne affaire. Oran leur coûtait annuellement quatre millions, occupait et rendait malheureuse une garnison de cinq à six mille hommes et fournissait une centaine d'esclaves à Alger, première source de sa force. Si le nouvel ordre prend consistance et durée, l'Espagne gagne infiniment des côtés politique, commerce et humanité, et la Régence y trouvera peut-être un jour la première cause de sa décadence.
" La France est aussi menacée d'y perdre beaucoup. Son commerce ressentira immanquablement une diminution sensible. Le contrecoup parviendra même jusqu'à la Compagnie d'Afrique. Il n'est rien que les Espagnols n'aient tenté, ne tentent aujourd'hui et dans l'avenir encore pour la supplanter. Leurs efforts et leur or seront impuissants, tant que les conditions du traité de la Compagnie avec la Régence suffiront à son existence et qu'elle n'en exigera pas de plus favorables. Mais tout fait craindre qu'elle ne puisse plus faire avec avantage les traites de blé considérables et si utiles à Marseille, que la Compagnie faisait annuellement à Bône en dehors de son traité.
" Cette triste narration rend indispensable une réflexion aussi fâcheuse qu'elle. C'est aux Français plus qu'à leur or encore, que les Espagnols doivent leur établissement à Alger, et c'est par les Espagnols que les Français sont desservis, trahis, supplantés à Alger. Cet injuste triomphe sera-t-il de durée ? "

Ruine des Concessions
Ces prévisions ne se justifièrent que trop. La concurrence fit monter les denrées à un prix exorbitant, qu'augmenta de jour en jour la cupidité des Beys ; les Établissements de la Calle et de Bône ne purent plus acheter de blé à un prix rémunérateur, au moment même où la France en avait le plus pressant besoin ; il fut même un instant question d'abandonner ce négoce devenu infructueux, qui traversa une crise terrible lors de la révolte du Bey de Constantine.

Destitution du Bey de Titeri et révolte de celui de Constantine
Bien que le nouveau Dey Hassan eût un caractère naturellement doux et bienveillant, au point d'avoir aboli la peine de mort pour la plupart des crimes, et d'avoir sensiblement adouci le sort des esclaves, l'exercice du pouvoir ne tarda pas à le rendre méfiant et soupçonneux, comme la plupart de ses prédécesseurs.
L'Agha des spahis Ali, son ancien compétiteur, était mort dans sa prison ; le bruit courut qu'il s'était suicidé. Les Beys des provinces de Titeri et de Constantine passaient pour avoir été ses partisans ; le premier, Mustapha el Ouznadji, étant venu à Alger pour le versement du tribut, fut averti, le 29 avril 1792, que les chaouchs le cherchaient ; craignant pour sa tête, il se réfugia dans le sanctuaire de Sidi-Abd-el-Kader-el-Djilani, et fut remplacé dans son commandement par Mohammed-el-Debbah. Il ne fut pas aussi facile de se débarrasser du Bey de Constantine Salah, qui, occupant sa charge depuis vingt et un ans, était fortement établi dans le pays ; d'ailleurs, il avait fait ses preuves comme chef de guerre et comme homme de gouvernement, et s'était particulièrement distingué pendant la campagne de 1775. Le Dey fut averti qu'il cherchait à se rendre indépendant, et que c'était à cet effet qu'il avait augmenté les fortifications de Constantine. En réalité, Salah n'obéissait pas volontiers, tyrannisait et rançonnait les Concessions, et, avec l'âge, perdant, comme tous les despotes, ce qu'il avait eu de bonnes qualités, il augmentait chaque jour le nombre de ses ennemis. Le 8 août 1792, Hassan lui donna pour successeur Ibrahim Chergui, caïd du Sebaou, qui partit le jour même avec soixante cavaliers. Lorsque le Bey disgracié apprit son arrivée, il conçut d'abord le dessein de s'enfuir et d'aller s'embarquer à Bône avec ses trésors ; il en fut empêché par ses Turcs et par ses gardes kabyles, qui égorgèrent le nouveau venu avec toute son escorte, le quatrième jour de leur installation au palais ; ce massacre fut suivi d'autres meurtres et du pillage d'une partie de la ville. La nouvelle de la révolte parvint à Alger le 23 août, et, le même jour, Hussein ben bou-Hanak, remplaçant d'Ibrahim, partit avec une petite armée mise sous les ordres de l'Oukil-el-Hardj de la Marine et du nouvel Agha des Spahis, qui sommèrent le camp de l'est de marcher sur les rebelles. Les Janissaires obéirent immédiatement, pénétrèrent de vive force dans la place, et s'emparèrent de Salah, qui fut étranglé le 1er septembre. Ses ministres périrent dans d'horribles tortures, et les vainqueurs rapportèrent à Alger douze millions d'or et une grande quantité d'autres dépouilles précieuses ; l'amulette de diamants qui fut trouvée sur le corps du Bey valait à elle seule deux cent soixante-quinze mille dinars. Celte victoire n'apaisa pas complètement les craintes du Dey, qui changea deux fois encore le Bey de Titeri en moins de deux ans, et fit surveiller Mohammed-ben-Osman, de la puissance et de l'influence duquel il était jaloux, sans oser le manifester hautement.

Intrigues, anglaises, déjouées par Vallière
Pendant ce temps, Venise, la Hollande et la Suède se voyaient successivement l'objet de menaces de guerre, qu'elles n'écartaient qu'à prix d'or. Le Danemark subissait les mêmes exigences quelque temps après, et le Portugal, qui n'avait pu obtenir la paix, luttait avec courage et empêchait les Reïs de sortir du détroit de Gibraltar. La France, qui voyait à ce moment presque toute l'Europe se dresser contre elle, était tenue de ménager la Régence, de laquelle dépendait l'approvisionnement des céréales, devenu de plus en plus nécessaire. M. Vallière s'y employait de son mieux. Elevé à Alger, où son père avait été consul de 1763 à 1773, il y connaissait tous les personnages influents, avait le grand avantage de pouvoir se passer de drogman, et rendit ainsi d'immenses services dans un temps très difficile. Après avoir essuyé quelques bourrasques dues à l'humeur inconstante du Dey, il était arrivé à acquérir sur lui une véritable influence, dont il se servit habilement dans l'intérêt de son pays, obtenant la permission d'exporter d'énormes fournitures de grains, de viande salée, de cuirs, et d'autres denrées destinées à l'alimentation du Midi et à la subsistance des armées, déjouant ainsi les intrigues des Anglais, qui eussent voulu augmenter la détresse dans laquelle se trouvait à cette époque leur ennemie.
Hassan résista à leurs instances : " J'apprends avec indignation par le Dey lui-même, écrivait Vallière, que les anglais ont osé lui demander de nous refuser tout secours, afin de nous laisser périr par la famine ; le Dey a répondu en homme maître de son pays et en ami des Français. Le consul Anglais a fait une seconde tentative tout aussi infructueuse que la première... Je te laisse le soin d'apprendre à la République et à ses enfants la conduite du Dey envers eux en cette occasion ; la circonstance en décuple le prix. " En effet, non content de donner des ordres pour que les marchés de l'est et de l'ouest fussent largement ouverts aux navires de Marseille, il accordait la paix à Gênes, à la sollicitation du consul, qui se servait de la marine de ce port pour les envois de grains, et poussait la bienveillance jusqu'à avancer l'argent nécessaire aux marchés conclus avec les Indigènes. Plus tard, il prêta même cinq millions au Directoire, sans vouloir en recevoir d'intérêts ; car ce prince n'était pas avare, ne recherchant l'argent que pour satisfaire ses goûts fastueux et pour obéir aux exigences de son entourage. Il était d'une nature chevaleresque, et lorsqu'on crut pouvoir l'exciter à s'unir aux ennemis de la France en lui représentant qu'elle allait être écrasée par la coalition, on obtint un résultat tout contraire, et il déclara très hautement qu'il n'abandonnerait jamais son ancienne alliée. Malheureusement pour lui, il était atteint au plus haut degré de la maladie mentale commune à tous les Deys, un manque complet d'équilibre cérébral, qui le faisait agir sous l'influence du moment, sans réflexion, et qui, le plus souvent, le livrait à des colères immotivées. C'est ainsi, qu'en 1792, deux jours après avoir ordonné à Vallière de partir et de faire sortir de France les sujets algériens, il fit étrangler ou bâtonner les Reïs dont la plainte avait causé ce commencement de rupture. Il s'agissait de deux chebeks qui avaient été coulés, l'un par les Napolitains, l'autre par les Génois, dans les eaux de la Provence. Bien que les équipages, poursuivis sur le rivage par les vainqueurs, eussent été sauvés par les milices accourues à la hâte et rapatriés par la frégate la Vestale, les ennemis du consul avaient cru pouvoir profiter de cet incident pour le brouiller avec Hassan. Ils se servirent à cet effet de l'intermédiaire des Juifs, auxquels ce prince avait confié tous ses intérêts, et qui avaient acquis une énorme influence dans le conseil privé.

Pouvoir de Busnach et Bakri
On a vu précédemment que, dès le commencement du pouvoir des Deys, les Juifs livournais qui étaient venus s'établir à Alger avaient habilement profité des embarras financiers des souverains pour monopoliser le commerce à leur profit ; ils avaient acquis par ce moyen de très grandes richesses, dont ils consacraient une partie à acheter la faveur des principaux de l'État. Peu à peu, ils étaient devenus occultement les véritables maîtres, démêlant, avec la finesse naturelle à leur race, le véritable fond du caractère turc, fait d'insouciance et de vénalité, insoucieux par paresse, vénal par nécessité et par besoin de paraître. Jusque-là, ils n'avaient pas trouvé prudent de se mêler de la politique intérieure, et se contentaient de vendre leurs services à celle des nations européennes qui les payait le mieux ; mais le moment arrivait où ils se trouvaient entraînés à désirer faire montre de leur pouvoir, et à l'exercer en plein soleil ; entreprise audacieuse, qui ne réussit un moment que pour amener le massacre et la ruine de la communauté israélite. Celle-ci reconnaissait alors pour chefs Nephtali Busnach et Joseph Bacri ; ces deux hommes, fort intelligents, spéculateurs habiles, généreux à l'occasion, courageux et infatigables, jouèrent pendant vingt ans un rôle qui ne manqua pas d'une certaine grandeur, et arrivèrent à accaparer toutes les forces vives de la Régence. Très bien renseignés par une police secrète, qu'ils composèrent, à l'extérieur, de leurs correspondants, et à l'intérieur, de cette foule de petits marchands qui vont offrir leurs services de maison en maison, ils se trouvaient possesseurs des projets les plus secrets, et prirent ainsi un grand empire sur l'esprit d'Hassan, auquel ils donnaient des avertissements indispensables à sa sécurité. Mis au courant des intrigues et des exactions des Beys, ils tinrent entre leurs mains leur nomination, leur destitution et même leur vie ; disposant de si riches emplois, ils en tirèrent une nouvelle source de fortune et bouleversèrent l'administration au gré de leurs intérêts. En 1792, au moment où Mustapha-el-Ouznadji, tremblant pour sa vie, s'était réfugié dans une chapelle où ses amis n'osaient pas le secourir : " Busnach, écrivait le consul, va lui tenir compagnie, lui fournit des vivres, le console, le rassure, intercède pour lui, accommode ses affaires, concourt à obtenir son pardon, et lui prête une grosse somme d'argent, dans un moment de détresse et de disgrâce où il avait peu d'espoir de remboursement. " Aussi, lorsqu'il fut nommé, en 1794, Bey de Constantine, le commerce entier de cette province échut aux Busnach et l'on ne put plus en tirer de blé sans leur consentement.

Emprunt de la France et fournitures de blé
Les Anglais, ne pouvant obtenir du Dey qu'il affamât la France, s'adressèrent aux Juifs devenus tout-puissants, et cherchèrent à les séduire, en leur assurant la fourniture de Gibraltar, et en leur remontrant que la coalition ne pouvait manquer d'être victorieuse. Ils réussirent d'abord assez bien ; mais les éclatantes victoires des armées françaises vinrent bientôt leur infliger un cruel démenti. A partir de ce moment, Busnach et Bacri louvoyèrent entre les deux nations ennemies, favorisant tantôt l'une, tantôt l'autre, selon les chances apparentes du succès ; lorsqu'ils apprirent que la République prenait l'offensive contre ses ennemis, ils sollicitèrent et obtinrent les célèbres fournitures dont le règlement devait un jour entraîner la chute de l'Odjeac. Cherchant alors une autre combinaison, les ministres de Georges III envoyèrent l'ordre à leur consul de négocier à quelque prix que ce fût la paix de la Régence avec le Portugal, afin de rouvrir le détroit aux Reïs, qui eussent contrarié la navigation des Américains, et les eussent ainsi empêché de continuer à porter leurs grains dans les ports de la Manche et de la Bretagne. M. Ch. Logic réussit dans sa mission ; mais Vallière rendit cette manœuvre inutile, en faisant conclure au même instant un traité entre Alger et les États-Unis, malgré l'opposition des Puissances ; le mécontentement de l'Oukil-el-Hardj-Ali et du Khaznadar Kara-Mohammed se traduisit par des paroles séditieuses, dont le châtiment ne se fit pas attendre ; leurs biens furent confisqués, et Hassan les fit embarquer pour Constantinople. L'Agha Mustapha, qui avait été nommé caïd du Sebaou, supportait avec peine l'esprit d'indépendance des Kabyles ; il se servit du prétexte d'une querelle futile pour faire étrangler le chef des Flissas, El-Haoussin-ben-Djamoun, au moment où il passait à Alger, revenant du pèlerinage de la Mecque ; cet acte odieux fit soulever les Flissas et leurs alliés ; la guerre dura quatre ans et se termina à l'avantage des montagnards.

Affaire Meïfrun
En 1793, survint l'incident fatal qui allait réduire à néant les efforts constamment heureux du Consul, et changer en des sentiments hostiles l'amitié qu'Hassan avait témoignée jusqu'alors à la France. Le beau-frère de Vallière, Meïfrun, avait émigré à Carthagène, ayant été voué à la mort pour avoir conservé des fonctions municipales à Toulon pendant l'occupation anglaise. Au temps où il exerçait les fonctions de chancelier du Consulat, il s'était lié d'amitié avec le Dey, qui, à la première nouvelle, envoya un de ses chebeks le chercher en Espagne, et l'installa à Alger, où il assura généreusement sa subsistance et celle de toute sa famille. En même temps, il pressa le Consul de demander en son nom la grâce du condamné, disant que c'était la seule récompense qu'il attendait des services rendus, et offrant en échange de la faveur qu'il réclamait des chevaux de guerre, des grains et des armes. Vallière, dont le père, la mère et la sœur avaient partagé le sort de Meïfrun, fit tout ce qu'il put pour réussir ; il n'y parvint pas, et n'aboutit qu'à se rendre lui-même suspect d'incivisme. Le comité de salut public ne le crut pas quand il représentait les dangers qu'un refus ferait courir aux bonnes relations ; on s'imagina que c'était lui-même qui poussait le Dey à exiger le pardon du coupable, et on résolut de le remplacer. Blessé dans son affection et dans son orgueil, Hassan donna l'ordre au Bey de Constantine de cesser toutes relations commerciales avec l'Agence d'Afrique, qui venait de remplacer l'ancienne Compagnie du même nom, et renvoya les présents qui lui avaient été offerts : " J'ai présenté moi-même au Dey le magnifique et rare solitaire, le superbe fusil et la paire de pistolets que vous m'enjoignez de lui donner. Son premier mot fut : - Tous les présents du monde me touchent peu, si tu ne viens pas m'annoncer la grâce de Meïfrun. - Et il insista longtemps sur ce point. L'extrême beauté du solitaire l'a frappé, a excité son admiration et a paru flatter son amour-propre… Le lendemain, il m'a renvoyé le solitaire, le fusil et les pistolets en disant que le jour où je les lui avais offerts, il avait voulu les refuser, à cause du peu de déférence de la République à ses demandes en faveur de Meïfrun, et qu'il les renvoyait par le ressentiment de cette seule mortification. J'ai été voir ce souverain pour le désabuser il a été sourd ; il ne m'a parlé que de Meïfrun, et l'idée que sa parole ne passait pas en France, et que nous le trompions à ce sujet, excitait en lui une grande colère ; c'était le lion irrité. " Ce fut un fâcheux événement ; d'un côté, il est évident qu'il n'y avait pas lieu de gracier un homme qui avait pactisé avec les plus cruels ennemis de son pays ; les débris des flottes et des arsenaux de Toulon, incendiés par eux, étaient encore trop brûlants pour que des idées de miséricorde entrassent dans les cœurs. On eut cependant dû voir que, dans l'intérêt même du pays, il valait mieux accorder au Dey ce qu'il demandait que de priver la France d'une de ses ressources les plus précieuses. Mais le ministre des relations extérieures, Buchot, était trop ignorant et trop inintelligent pour apprécier sainement la situation ; son entourage ne sut pas ou n'osa pas le désabuser. Le Comité de salut public envoya donc successivement à Alger deux agents pour procéder à une enquête ; le premier, M. Ducher, fit un rapport très modéré, et donna tort au Directeur de la Calle, qui avait faussement accusé le consul de ne pas lui prêter son appui, et d'entraver ainsi l'exportation ; le second envoyé, M. Herculais, arriva le 7 avril 1796 et destitua aussitôt Vallière, qui fut remplacé le 3 juin par Jean Bon Saint-André. Il s'embarqua pour l'Espagne, n'osant pas rentrer dans son pays natal, où le séquestre avait été mis sur ses biens ; plus tard, il y revint et finit ses jours à Solins. Hassan, qui s'était longtemps fait prier pour consentir à son remplacement, continua à exiger le pardon de Meïfrun ; Herculais fut forcé de transiger, et d'accorder à l'émigré, qui se relira à Carthagène, une indemnité de cent mille francs en échange de ses biens confisqués ; cette solution ambiguë ne satisfit personne, et, sans les victoires de Bonaparte, qui inspirèrent aux Algériens une terreur salutaire, la France eût porté la peine de la maladresse de Buchot ; mais elle ne retrouva pas l'ancienne amitié, et ne tira plus rien de la Régence, sinon par l'intermédiaire des Bacri et des Busnach, qui firent chèrement payer leurs services, d'autant plus que l'argent comptant manquait, et qu'on n'avait à leur offrir que des traites.

Troubles intérieurs
Ils alimentèrent le trésor privé d'Hassan par les confiscations qu'amenait nécessairement chaque changement de Bey ; aussi ces mutations devenaient de plus en plus fréquentes. A Titeri, Mohammed-ed-Debbah avait été emprisonné après deux ans de gouvernement et remplacé en août 1794 par Ibrahim Boursali, qui avait été lui-même interné à Cherchel en juillet 1797 ; le Beylik fut donné à Sidi Hassen. A Constantine, le successeur de Salah, Hussein-ben-bou-Hanak fut emprisonné en novembre 1794 au profit de Mohammed-el-Ousnadji qui, en décembre 1797, fut étranglé au moment où il revenait de la Tunisie, qu'il avait envahie à la tête de six mille hommes ; Ingliz-bey prit sa place. Le seul auquel on n'avait jamais osé toucher, le vieux Mohammed-ben-Osman, qui avait reçu le glorieux surnom d'El-Kebir, mourut subitement chez les Sbeah, en revenant d'Alger ; tout le monde crut qu'il avait été empoisonné.
Les Portugais ayant rompu la paix, le Dey s'en prit aux Anglais, par l'intermédiaire desquels le traité avait été fait ; il leur déclara la guerre, refusa d'entendre leur consul, qui s'était embarqué à la première alerte ; il fallut faire agir Bakri, qui se jeta aux pieds du Dey pour le fléchir. Un an après, ce même consul fut forcé d'offrir à la Régence un brik de vingt-quatre canons, pour apaiser une nouvelle querelle survenue à la suite de la capture d'un navire français dans les eaux algériennes. Le 6 mai 1798, Jean Bon Saint-André remit les sceaux à M. Moltedo, auquel il adressa, dit-on, cette phrase, un peu empreinte de l'emphase de l'époque : " J'avais trouvé ici la France à genoux ; je vous la laisse debout. "
Cette parole est plus pompeuse que vraie ; car la nation française était la plus favorisée de toutes, lors de l'arrivée du successeur de Vallière ; il avait toutefois le droit de se vanter de l'habileté avec laquelle il avait su faire valoir les victoires de Bonaparte, le châtiment de Venise, et la libération des esclaves musulmans de Gênes et de Livourne ; enfin, c'était grâce à ses sages combinaisons que son pays avait pu transporter aux Bakri la dette contractée auprès du Dey, que la pénurie des finances ne permettait pas d'acquitter en ce moment.

Mort du Dey - Mustapha
Hassan Dey, mal soigné d'un abcès au pied, fut attaqué de la gangrène et mourut le 14 mai. Pendant sa courte maladie, une émeute avait éclaté, et une cinquantaine de janissaires avaient envahi et pillé la Jenina et la chambre même du moribond. L'Oukil-el-Hardj, accouru au bruit, chargea les mutins, en tua quelques-uns et fit étrangler ou bâtonner les autres. Le Khaznadji Mustapha, neveu du défunt, fut proclamé à sa place, et se trouva ainsi appelé à une dignité qu'il ne désirait pas, et qu'il offrit vainement à l'Agha des Spahis. Peut-être le nouvel élu se rendait-il compte de son insuffisance ; peut-être obéissait-il simplement à la crainte. Il était peureux, ignorant, brutal, et passait pour avoir des accès de véritable folie. Il avait été autrefois charbonnier, puis balayeur de la porte de l'Oukil-el-Hardj. Il devait son élévation à Busnach, qui l'avait fait nommer Khaznadji, afin d'être lui-même le maître de la trésorerie, et qui gouverna à sa place pendant tout son règne. A ses nombreux défauts, Mustapha joignait une cupidité excessive ; il débuta par s'emparer des trésors de son oncle, dont il rançonna la famille, et dont il fit emprisonner la femme et le beau-frère, jusqu'à ce qu'ils eussent indiqué l'endroit où Hassan avait caché quelques richesses ; il fit mourir sous le bâton quelques-uns de ses parents, disant à l'un d'eux, qui l'avait jadis injurié : " Tu vois ce que le fou fait de toi. " En même temps, il extorquait de l'argent aux consuls de toutes les nations par mille avanies, et continuait le système de confiscations de son prédécesseur. Les Beys de Titeri et de Constantine furent destitués, incarcérés, l'un en 1801, l'autre en 1803 ; le fils de Mohammed-el-Kebir, Osman, fut dépouillé de ses biens en 1800. L'Angleterre, l'Espagne et le Danemark furent maltraités ; le consul de Suède reçut du Dey, en pleine audience, un coup de sabre, qu'il eut le bonheur d'esquiver ; l'indignation était générale ; mais toutes les nations européennes avaient trop à faire à cette époque pour pouvoir se créer de nouveaux embarras de l'autre côté de la Méditerranée.
M. Moltedo, qui n'avait pas fait de présents au Dey en prenant possession de ses fonctions, était assez mal vu par ce souverain, qui s'obstinait à lui refuser la liberté des esclaves italiens réclamés par le Directoire.

Guerre avec la France
Il n'était consul que depuis quelques jours, lorsqu'on apprit qu'une flotte française, portant une armée considérable, venait de prendre la mer. Les Algériens crurent que cet armement était dirigé contre eux, et l'effroi fut général ; ce sentiment se changea bientôt en une explosion de reconnaissance, lorsque les habitants virent arriver ceux de leurs compatriotes dont Bonaparte venait de briser les fers à Malte ; aussi le Divan resta sourd aux premiers ordres que la Porte lui donna après le débarquement des Français en Égypte.
Le 16 octobre, arriva le premier firman de Selim III, accompagné du caftan d'investiture, de l'aigrette et du sabre ; il commandait à Mustapha de déclarer la guerre à la République ; une deuxième injonction fut envoyée le 22 novembre, et, sachant qu'il n'en avait été tenu aucun compte, poussé par les Anglais, qui prodiguèrent l'or à Constantinople et à Alger, le Grand Seigneur envoya le 19 décembre un Capidji Bachi, chargé de signifier ses volontés et de les faire mettre à exécution. A la suite d'une discussion orageuse, le Dey se décida à obéir, et fit emprisonner M. Moltedo, le Vicaire apostolique, le personnel du Consulat et une douzaine de résidents. Leur captivité fut, du reste, fort bénigne, et cessa quelques jours après le départ de l'ambassade turque ; elle fut adoucie par les soins des consuls d'Espagne, de Suède, de Danemark et de Hollande ; Bakri et Busnach, qui s'étaient opposés autant que possible à tout ce qui venait de se passer, ne cessèrent de solliciter le Dey en faveur des prisonniers ; leurs démarches ne furent peut-être pas uniquement guidées par la bienveillance ; car ils avaient fondé à Marseille d'importantes maisons de commerce, et le Directoire venait de donner l'ordre de séquestrer tous les biens des Turcs et sujets Barbaresques sur le territoire de la République, et d'incarcérer les Algériens ; lorsqu'on reçut à Paris les lettres dans lesquelles M. Moltedo rendait compte des bons traitements dont il avait été l'objet, ce décret fut rapporté. Dubois-Thainville fut nommé consul général à Alger, avec mission de traiter de la paix ; il y débarqua le 13 mai 1800, présenta au Dey une lettre du premier Consul, et conclut un armistice, qui fut transformé le 30 septembre 1800 en un traité définitif, malgré les Anglais, qui menacèrent la Régence d'une rupture ; Mustapha reçut un présent d'un million.

Complots
Cette paix ne dura que quatre mois ; car l'Angleterre, plus écoutée à Constantinople qu'à Alger, arracha au Grand Divan de nouveaux ordres impératifs pour l'Odjeac, qui déclara derechef la guerre le 25 janvier 1801. Néanmoins, on put voir combien il lui en coûtait d'obéir ; les Puissances ne dissimulèrent pas leur affliction ; Dubois-Thainville fut appelé à la Jenina, où il ne reçut que de bonnes paroles ; on lui donna le temps nécessaire pour que tous ses nationaux pussent s'embarquer commodément avec leurs biens ; la sécurité des navires français fut assurée ; enfin, le jour de son départ pour Alicante, il fut comblé de présents, de protestations d'amitié, et de vœux pour un prochain retour. Peu de jours après, Mustapha écrivit au premier Consul pour s'excuser, lui représentant qu'il avait eu la main forcée, et l'engageant " à armer beaucoup de vaisseaux pour intercepter et brûler ceux que le Sultan dirigerait du côté de l'occident " ; il terminait sa lettre en demandant le secret. Cette bonne volonté pour la République faillit lui coûter cher ; le Khodjet el-Kheïl, excité par l'amiral Keith et par le consul anglais Falcon, se mit à la tête d'une nouvelle conjuration. Le 18 septembre 1801, pendant que le Dey était à la mosquée, une partie des rebelles s'introduisit dans la Jenina et y proclama Ouali-Khodja ; au signal donné, Mustapha devait être massacré par leurs complices. Mais, soit que le cœur leur eut manqué, soit qu'ils se fussent trouvés tout de suite dans l'impossibilité de nuire, ils ne bougèrent pas, et les rebelles, assiégés dans le palais dont on perça les murailles, succombèrent sous le nombre. Peu de jours après, la France ayant fait la paix avec la Porte, Dubois-Thainville apprit qu'il pouvait rentrer à Alger ; pendant tout le temps de son absence, il avait été tenu au courant de ce qui se passait par Busnach. Il reprit possession du Consulat au commencement de novembre 1801, et fit proclamer le traité le 18 du même mois ; peu de jours après, il eut à apaiser de nouvelles querelles. Le Dey, qui s'était flatté à tort que la signature de la paix lui vaudrait de riches présents, manifesta sa mauvaise humeur, en refusant de châtier des Reïs qui venaient de commettre quelques infractions sur les côtes de la Provence ; il se livra à ce sujet aux inconséquences d'esprit qui lui étaient familières, menaçant de rompre sous les prétextes les plus futiles.

Bonaparte exige et obtient une réparation
En moins de six mois, il se conduisit de la même façon avec toutes les nations européennes et avec les États-Unis ; la plupart des consuls achetèrent la tranquillité à prix d'or. En apprenant ce qui se passait, le premier Consul fut indigné, et dicta à Talleyrand l'ordre suivant : " Écrivez au citoyen Dubois-Thainville que mon intention est qu'il demande impérieusement la tête du Reïs qui a bâtonné un capitaine français dans la rade de Tunis, qu'il fasse restituer le bâtiment français qui est parti de Corfou, et qu'il réclame celui pris dans les îles d'Hyères ; qu'il doit faire connaître au Dey que, s'il continue à suivre les conseils de l'Oukil-Hardji, qui est ennemi de la France, il se perdra ; que personne ne m'a jamais insulté en vain, et que, s'il ne se comporte pas comme il doit, je suis dans le cas de le punir comme j'ai puni les Mameluks. Enfin, il prendra un ton très haut et très impérieux, parce que, effectivement, je préfère avoir une rupture avec Alger, et lui donner une bonne leçon, s'il en a besoin, que de souffrir que ces brigands n'aient pas pour le pavillon français le profond respect que je suis à même de les obliger d'avoir ; ... à la moindre chose qu'ils me feront, je les punirai comme j'ai puni les Beys d'Égypte. " Le 7 août 1802, une division navale paraissait devant Alger, sous les ordres du contre-amiral Leyssègues, qui avait à son bord l'Adjudant du palais, Hulin, chargé de remettre au Dey une lettre de Bonaparte, dans laquelle se trouvent les passages suivants : " Si Dieu ne vous a pas aveuglé pour vous conduire à votre perte, sachez ce que je suis et ce que je peux... Si vous refusez de me donner satisfaction, et si vous ne réprimez pas la licence de vos ministres qui osent insulter mes agents et de vos bâtiments qui osent insulter mon pavillon, je débarquerai quatre-vingt mille hommes sur vos côtes et je détruirai votre régence... Que vous et votre conseil réfléchissiez donc bien sur le contenu de cette lettre ; car ma résolution est immuable. " Cette attitude produisit l'effet voulu ; Mustapha terrifié passa soudain de l'insolence à une déférence absolue ; il reçut les officiers de l'escadre avec des honneurs inaccoutumés et les combla de prévenances, accorda toutes les satisfactions qui lui étaient demandées, et répondit à Bonaparte une lettre aussi humble que celle qu'il avait reçue était hautaine. Ali-Tatar, le Reis coupable, fut conduit devant le Consulat de France pour y être décapité, et il avait déjà la tête sur le billot lorsque Dubois-Thainville lui fit grâce au nom de la République ; les navires pris et leurs équipages furent rendus ; la pêche du corail fut rétablie, et le Bey de Constantine reçut des ordres sévères pour que la Compagnie d'Afrique ne fût plus molestée. L'orage se détourna sur l'Angleterre, le consul de cette nation, M. Falcon, ayant commis l'imprudence de recevoir chez lui, en plein jour, des femmes turques, vit violer son domicile par les chaouchs du Mechouar, qui châtièrent les femmes à coups de bâton ; le consul fut chassé et embarqué de force. Quelques jours après, l'amiral Nelson arriva avec sa flotte, et demanda satisfaction de l'outrage commis ; le Dey ne voulut rien accorder, et déclara qu'il était prêt à se défendre si on l'attaquait ; personne dans Alger ne doutait d'un bombardement ; les consuls se retiraient déjà dans leurs maisons de campagne, et chacun prenait les précautions d'usage, lorsque la flotte anglaise, à la grande surprise de tous, leva l'ancre et prit le large. Elle revint au mois de juin 1804 ; l'amiral avait à son bord un nouveau consul, M. Macdonell, qu'il était chargé d'installer en remplacement de M. Falcon, dont les torts étaient reconnus, mais pour le renvoi duquel on demandait quelques excuses. Mustapha s'entêta à ne pas en faire, et Nelson, qui avait reçu l'ordre formel de ne pas pousser les choses à l'extrême, s'éloigna de nouveau. Le gouvernement de la Grande-Bretagne ne tenait pas à se brouiller en ce moment avec la Régence, et les Algériens ne l'ignoraient pas ; telle fut la véritable raison de l'obstination du Dey. Les Anglais se vengèrent en lui suscitant des embarras ; ils favorisèrent l'insurrection kabyle de 1804, et plus d'un vit leurs mains dans les complots qui éclatèrent à cette époque.
Le 21 mars, comme le Dey était allé inspecter les travaux des carrières, il fut brusquement assailli par quatre Ioldachs, qui firent feu sur lui ; deux balles l'atteignirent, mais peu grièvement ; il mit le sabre à la main et se défendit, à l'aide de ses deux chaouchs, contre les assassins, qui le chargeaient à coups de yatagan ; les ouvriers, accourus au bruit, mirent fin à la lutte, qui se termina par le châtiment des conjurés ; Mustapha avait reçu plusieurs blessures aux bras et à la tête. Dans les premiers jours de mai 1805, il tomba dans une nouvelle embuscade, où il perdit deux doigts de la main droite, après avoir essuyé trois coups de feu, dont un tiré presqu'à bout portant, qui l'eût infailliblement tué, si la balle ne se fût amortie sur l'or contenu dans sa bourse ; le Khaznadji fut frappé de plusieurs coups de sabre. Tels furent les préludes de la révolution qui allait ensanglanter les rues d'Alger.

Révolte contre les Juifs
Depuis de longues années, les Algériens supportaient avec impatience la faveur dont les Juifs jouissaient auprès des Deys ; tant qu'ils étaient restés dans l'obscurité, se contentant d'accroître secrètement leurs richesses, et ne jouant aucun rôle politique apparent, ils avaient pu assurer leur sécurité au moyen de quelques présents distribués en temps utile. Mais lorsqu'ils voulurent joindre à la fortune les honneurs du commandement, et que, peu satisfaits de l'influence occulte qu'ils possédaient, ils voulurent l'étaler au grand jour, ils purent s'apercevoir qu'ils s'étaient trompés sur le caractère de ceux qu'ils cherchaient à dominer, et apprirent à leurs dépens que l'orgueil du Turc est plus fort encore que sa vénalité. Tout le monde se dressa contre eux, aussi bien la Milice et les Baldis, que les Berranis et les plus misérables artisans. Toutes les proscriptions et toutes les exactions du prince leur furent attribuées ; tous les puissants que renversait un caprice du Dey s'en prirent à eux ; le peuple les accusa d'affamer le pays par leur commerce de grains, et de monopoliser les denrées les plus nécessaires. Il régnait justement, à cette époque, une terrible famine, qui éprouvait surtout l'intérieur du pays, mais dont le contrecoup se faisait cruellement sentir à Alger. Loin de fuir devant l'orage qui le menaçait, Nephtali Busnach redoublait d'audace et d'arrogance ; les avertissements ne lui avaient pas manqué ; deux fois déjà, il avait été frappé en pleine rue à coups de poignard ; le consul de France l'avait informé du nouveau complot qui s'ourdissait contre lui ; il savait que les Beys de Constantine et d'Oran avaient engagé le Dey à se défaire de lui, l'accusant de ruiner et de pousser ainsi à la révolte les indigènes qu'ils commandaient. Tout fut inutile ; il persévéra dans la voie qu'il s'était tracée, espérant peut-être intimider ses ennemis à force de hardiesse et d'insolence.

Meurtre de Busnach et massacre des Juifs
Le 28 juin 1805, à sept heures du matin, comme il sortait de la Jenina, un janissaire nommé Yahia lui tira un coup de pistolet à bout portant en criant : " Salut au roi d'Alger ! " Les Noubadjis du palais accoururent, le sabre à la main : " J'ai tué le Juif, dit-il, êtes-vous donc les chiens du Juif ? " On le laissa passer, et il rentra dans sa caserne, où les Ioldachs le portèrent en triomphe ; on vint de tous côtés a baiser cette main qui avait délivré le pays du tyran ; " Mustapha, tremblant devant le danger, lui envoya son chapelet en gage de pardon.
Aussitôt que cette nouvelle se répandit dans la ville, l'émeute éclata furieusement ; tous, soldats, citadins, Maures, Kabyles, Biskris et Mozabites se ruèrent sur les Juifs, massacrèrent tout ce qui ne trouva pas son salut dans la fuite, et envahirent les maisons, où ils commirent toutes les violences imaginables, excités encore par les cris joyeux des femmes, qui applaudissaient à ce spectacle du haut des terrasses. Les magasins et la maison de Busnach furent les premiers dévastés ; Bakri parvint à s'échapper ; le nombre des victimes fut de plus de cinquante. M. Dubois-Thainville sauva deux cents personnes, qu'abrita le pavillon français.

Meurtre du Dey
Le Dey s'inclina devant la rébellion, et répandit l'or à profusion pour sauver sa propre tête ; il exila un très grand nombre des survivants, qu'il fît embarquer immédiatement pour Tunis, et promit à la Milice de ne plus admettre aucun Juif à la Jenina. Toutes ces lâchetés ne le sauvèrent pas ; le 30 août, à sept heures du matin, les janissaires proclamèrent l'ancien Khodjet el-Kheïl Ahmed, que Busnach avait jadis fait destituer. Mustapha, après avoir en vain offert aux soldats l'autorisation de piller la ville, demanda qu'il lui fût permis de s'embarquer pour le Levant ; cette faveur lui ayant été refusée, il chercha à fuir avec son Khaznadji, et à gagner un lieu d'asile, dont la porte se ferma devant lui ; c'est là qu'il fut égorgé ; son corps fut traîné dans les rues par la populace, et jeté devant la porte Bab-Azoun.

1. Pour les détails du tremblement de terre d'Oran, voir la Gazette de France, 1790, p. 451, et, pour les conséquences, 1791, p. 150, 194, 210, 304, 353, et 1792, p. 4.
2. Lettres de Césaire-Philippe Vallière. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 481.)

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Mis en ligne le 26 février 2012

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