Ali-Melmouli
La Milice avait fait un singulier choix en acclamant Baba Ali, qui fut le plus méprisable de tous les Deys. C'était un ancien ânier, ignorant, brutal, fanatique, exposé à tomber dans des accès de folie furieuse ou d'imbécillité, donnant des ordres au hasard, et les révoquant au bout de quelques minutes, d'après l'avis d'un esclave ou d'un matelot, qu'il consultait sur les affaires de l'État, en lui disant : " Je suis un âne ; tu as plus d'esprit que moi ; décide ! " Il ne cachait pas son origine, et, montrant sa main gauche, à laquelle manquait le pouce, il racontait volontiers qu'il avait été ainsi mutilé par un des animaux qu'il gardait autrefois.

Ses bizarreries
Le lendemain, il lui prenait des fantaisies orgueilleuses, et il inventait un cérémonial auquel tout le monde devait se soumettre ; il ne répondait aux réclamations qui lui étaient faites que par ces paroles : " Je suis le chef d'une bande de voleurs, et, par conséquent, mon métier est de prendre et non de rendre. " Il était, en outre, très méfiant, et le commencement de son règne fut le signal de nombreuses exécutions. Dès le premier jour, il donna l'ordre d'arrêter le reste des conjurés du 11 décembre, en fit empaler six et étrangler quatre ; d'autres furent bâtonnés jusqu'à la mort.

Complots et exécutions
En avril 1755, il apaisa de la même façon une nouvelle insurrection de la Milice, qui se révolta encore au mois de septembre, et fut de nouveau durement châtiée ; pendant ce temps, il assurait la France et l'Angleterre de ses bonnes intentions, mais il déclarait la guerre à l'Empire, la Hollande et la Toscane, pour alimenter la Course. Le Danemark et la Suède conjuraient momentanément l'orage à force de présents.

Révolte kabyle
A l'intérieur, la situation était mauvaise ; les Kabyles, insurgés depuis l'année précédente, avaient battu et tué le Bey de Titteri ; le pays de Ténès, ému par les prédications d'un marabout, s'était déclaré indépendant, après avoir massacré la garnison turque ; les habitants luttèrent longtemps et bravement avant de se soumettre.

Tremblement de terre
Le 1er novembre, le tremblement de terre qui causa tant de désastres célèbres en Portugal et en Espagne, se fît sentir à Alger avec la même violence ; les secousses durèrent plus de deux mois ; un témoin oculaire rapporte qu'il ne resta pas une maison intacte à Alger. Comme de coutume, les incendies et le pillage vinrent escorter ce fléau.

Guerre de Tunis
En même temps, le Bey de Tunis Mahmed déclarait la guerre, marchait contre le Bey de Constantine, et lui infligeait deux défaites consécutives, se vengeant ainsi de l'appui que le vaincu prêtait à son compétiteur Ali Metzan, fîls de l'ancien souverain.
Au printemps de 1756, Baba-Ali fit partir pour la Tunisie une armée de cinq mille hommes, qui s'empara du Kef et de Bejà, en passa les garnisons au fil de l'épée, et força Mahmed à se réfugier sous le canon de sa capitale ; il y fut vivement poursuivi. Le 31 août, les Algériens prirent Tunis après un siège de deux mois, et s'y livrèrent à tous les excès ; le pillage dura vingt jours ; les chrétiens et leurs consuls ne furent pas épargnés, à l'exception des Anglais. Le Bey, le jour même de l'assaut, s'était sauvé à la Goulette avec ses trésors ; il y avait trouvé cinq vaisseaux de Malte, qu'il avait appelés depuis quelque temps déjà à son secours, et s'était réfugié abord ; le Bailli de Fleury, chef de cette petite escadre, ne voulut pas s'en aller sans avoir combattu, et enleva les navires d'Alger sous le feu même des forts ; il prit ensuite la route de Naples, où le souverain dépossédé se fit chrétien. La conquête de Tunis, en excitant l'orgueil du Dey, lui fit perdre le peu de raison qui lui restait ; il donna l'ordre d'incarcérer le consul de Hollande, parce que cette nation avait approvisionné l'ennemi de poudre et de projectiles ; M. Levet eut beau représenter que, depuis plus de cent ans, les États faisaient ce même présent à toutes les puissances barbaresques, il fut forcé de racheter sa liberté et sa vie à prix d'or.

Intrigues anglaises
En même temps, le consul d'Angleterre, qui avait promis à Baba-Ali l'aide de la Grande-Bretagne pour reprendre Oran, l'irrita contre la France, et lui persuada facilement que les vaisseaux maltais qui avaient dérobé à sa vengeance et à sa cupidité son ennemi et ses trésors, avaient été envoyés par la Cour de Versailles ; il lui faisait craindre un débarquement des vainqueurs de Mahon, et, par de semblables discours, affolait cette cervelle faible.

M. Lemaire est mis aux fers
M. Lemaire fut la victime de ces intrigues. Depuis son retour, qui avait eu lieu le 21 juin 1755, il se tenait le plus possible à l'écart, après avoir vainement essayé d'obtenir satisfaction du meurtre de Prépaud ; le Dey lui avait répondu " que ce qui ne s'était pas passé sous son règne ne le regardait pas ", et, se plaignant très aigrement de n'avoir pas reçu de cadeaux, avait menacé le consul de le renvoyer en France, ce qui était la chose au monde que celui-ci désirait le plus. Au commencement du mois d'octobre, il le fit mander, et le somma de faire rendre immédiatement les vaisseaux capturés par le Bailli de Fleury. M. Lemaire répondit que le Roi de France n'avait rien de commun avec l'Ordre de Malte ; on lui réclama alors une indemnité exorbitante pour une barque abandonnée, qui, après avoir été capturée et pillée par les Reïs, avait été recueillie par un navire français ; la discussion s'envenima, et, le 11 octobre, le consul fut chargé de chaînes et conduit au bagne. Voici en quels termes le chancelier Benezet raconte cet événement(1) : " Après cela, on nous fit retirer et nous pûmes nous asseoir sur des bancs sous une galerie qui règne autour de la cour du palais. Nous y restâmes environ une heure ; après, nous vîmes arriver une chaîne et des anneaux qu'un esclave portait ; il jeta le tout devant nous ; aussitôt le Caznadar, qui est la seconde personne du gouvernement, s'approcha ; des Chaoux saisirent M. Lemaire ; on le fit asseoir par terre ; on lui serra l'anneau à la jambe droite et on y fixa cette chaîne...
J'appris à la nation les détails de ce spectacle. Jugez de l'effet que cela fit sur les esprits ; revenus du premier coup, nous avons trouvé parmi nous toute la force nécessaire. M. le consul, de son côté, n'en manque pas.
" En effet, il avait supporté cet indigne traitement avec un grand courage ; et l'on ne peut lire sans émotion les nobles lettres qu'il adressait aux Échevins de Marseille, le lendemain même de son incarcération, au moment où, déjà affaibli par la maladie, sa vie ne dépendait que du caprice d'un fou(2) : " J'ai été traité comme vous l'apprendrez par la voix publique ; je rends grâces à Dieu de n'avoir perdu ni le courage ni la présence d'esprit, et, depuis ma détention, je ne me suis occupé qu'à remédier au passé et à parer aux nouveaux inconvénients qui pourraient survenir. J'espère, avec l'aide du Seigneur, qu'il n'arrivera rien de pire, et c'est bien assez, quand on réfléchit de sang-froid sur le fait et ses conséquences. "
" Si je dois m'en fier aux apparences, vous n'avez rien à craindre pour le pavillon français, ni pour la sûreté de la navigation. Le fort de l'orage n'est tombé que sur moi. Il aurait été à souhaiter que l'éclat eut été moindre ; mais, dans mon malheur, je rends grâces à la Providence d'avoir épargné les intérêts généraux de la Nation. Le fardeau aurait été trop grand, si j'avais eu ma peine et celle des autres à supporter.
" Le 9 novembre, il écrivait au ministre : " Une altération dans ma santé me fait douter si je pourrais résister jusqu'au terme qu'on a fixé. Cela ne peut guère être autrement, malgré le courage dont je me sens animé, vu l'énorme poids de mes chaînes, qui ne me permettent pas de changer de place, de me déshabiller, ni le plus souvent de me coucher. " Cependant, les Français d'Alger étaient fort inquiets, Baba-Ali ayant juré qu'il les ferait tous attacher à la bouche du canon, si le Roi tirait vengeance de l'outrage reçu ; le Vicaire Apostolique, M. Bossu, qui avait pris les sceaux le 11 octobre, informait la Cour de la situation, et lui indiquait les mesures de préservation à prendre dans le cas de l'arrivée d'une flotte. En même temps, il prodiguait les démarches et les présents pour délivrer le consul, qui rentra en France à la fin de 1756.

Nouveaux complots
La Milice, craignant des représailles, et fatiguée du mauvais gouvernement du Dey, avait résolu de s'en débarrasser ; le chef du complot était ce même Khodjet el-Kheil qui avait fait nommer Baba-Ali ; mais celui-ci, instruit de tout par ses espions, fit étrangler les principaux conjurés le matin même du jour où l'explosion devait avoir lieu. Il eût voulu conserver comme consul M. Bossu, qui s'excusa sur ses autres attributions, et M. Pérou, nommé dès le mois de juillet 1757, arriva à Alger le 11 novembre.

Les Kabyles prennent Bordj-Boghni
Les Kabyles étaient toujours soulevés ; le 16 juillet, ils s'étaient emparés du Bordj-Boghni, et le détruisaient, après un combat où périt le Caïd du Sebâou Ahmed ; au mois d'août, ils attaquèrent Bordj-Bouira ; leurs ravages continuèrent jusqu'au milieu de l'année suivante. Le pillage des consulats de Tunis, et les exactions qu'y commettaient les Algériens, avaient appelé l'attention de la Porte, qui envoya un Capidji, chargé de demander des réparations et d'obtenir la paix pour l'Autriche et la Hollande ; il réussit dans sa mission ; mais ce fut la Tunisie, déjà si éprouvée, qui dut payer les frais de la guerre ; le nouveau Bey s'engagea pour cinquante mille sequins et un tribut annuel.

Peste à Alger
Les deux années qui suivirent n'amenèrent rien de remarquable ; la peste et les tremblements de terre semblaient être devenus endémiques à Alger ; les Reïs, sûrs de l'impunité, fondaient indistinctement sur tous les pavillons, et les plaintes étaient inutiles, le Dey se contentant de répondre " qu'il n'y pouvait rien ". M. Pérou lui était particulièrement antipathique, parce qu'il le fatiguait de ses réclamations, et ne lui faisait pas autant de présents qu'il en eût voulu recevoir ; en mai 1760, la mauvaise volonté d'Ali éclata au sujet d'un passeport qui avait été délivré à un sieur de la Pierre, sujet français embarqué sur un navire espagnol. Comme ce marin s'était fait faussement inscrire sur le rôle d'équipage comme Biscayen, le consul fut accusé de distribuer des passeports aux ennemis de la Régence, et fut renvoyé du Divan avec des menaces ; la vérité est que le Dey ne voyait dans les mutations qu'une occasion de recevoir de nouveaux présents. Le vicaire apostolique Groiselle prit les sceaux en attendant la décision de la Cour. Mais on semblait s'être désintéressé des affaires d'Alger, et ce ne fut qu'au mois d'août 1762 que MM. de Rochemore et de Cabanous parurent dans le port, avec les vaisseaux l'Altier, et le Fantasque ; ils parlèrent énergiquement et Baba-Ali fit des excuses, en alléguant qu'il avait été trompé, et qu'il avait châtié sévèrement son infidèle conseiller. Il venait en effet de faire étrangler le Khaznadji, mais pour des motifs tout différents ; comme la Cour était décidée d'avance à ne pas pousser les choses à l'extrême, on feignit de croire le Dey, et on se contenta de celte prétendue réparation. Lord Cleveland était venu renouveler les traités de l'Angleterre, en fournissant un riche matériel de guerre. Venise avait acheté la paix, moyennant quarante mille sequins, et un tribut annuel de dix mille.

Révolte d'esclaves
La peste continuait à sévir ; de plus, la ville manquait d'eau, les derniers tremblements de terre ayant tari les canaux souterrains et les aqueducs. Baba-Ali fit rétablir les fontaines, et frappa à cet effet un nouvel impôt. Les esclaves employés à ces travaux, fort maltraités et privés de l'espoir d'être rachetés, par suite de l'énorme prix qu'avaient atteint les rançons, se révoltèrent en masse le 13 janvier 1763 ; il en fut fait un grand massacre. La Hollande essaya de substituer un tribut en numéraire à celui qu'elle avait jusque-là fourni en munitions de guerre ; cette prétention ne fut pas admise. L'humeur inquiète et soupçonneuse du Dey multipliait les exécutions ; Sidi-Younes, fils de l'ancien Bey de Tunis, fut égorgé avec toute sa famille, au mépris des droits de l'hospitalité ; l'Oukil-el-Hardj de la Marine fut destitué, ainsi que l'Agha des Spahis ; une terrible disette régnait à Alger, où la population menaçait de s'insurger.

M. Vallière est mis aux fers
Le nouveau consul, M. Vallière, qui était arrivé le 21 mai, fut la première victime de tout ce désordre. Les présents qu'il avait apportés lui valurent d'abord une bonne réception et les assurances d'une tranquillité qui ne dura pas longtemps. Il y avait à peine cinq mois qu'il se trouvait à Alger, lorsqu'on y apprit qu'un bâtiment français, commandé par le capitaine Aubin, avait ouvert le feu sur un navire algérien qu'il avait pris pour un pirate de Salé. Le fait arrivait souvent ; car les Reïs ne se faisaient aucun scrupule de déguiser leur nationalité sous un faux pavillon. Cette fois le corsaire fut vainqueur, et rentra dans le port le 14 septembre, remorquant sa prise, dont l'équipage fut mis aux fers. Le lendemain, le consul se présenta à l'audience, et demanda que les prisonniers lui fussent remis, s'engageant à faire punir le capitaine, si sa culpabilité était démontrée ; il fut très mal reçu par le Dey, qui, encouragé par l'impunité dont il avait joui jusque-là, déclara que ces choses là n'arrivaient jamais qu'avec les Français, et qu'il n'avait pas de pires ennemis qu'eux. Après cette violente sortie, enivré de sa propre colère, il fit arrêter M. Vallière, et le pro-vicaire apostolique Lapie de Savigny, qui furent accouplés à la chaîne ; les équipages de quatre vaisseaux marchands qui se trouvaient dans le port, les missionnaires, le chancelier et le secrétaire du consulat subirent le même sort ; ils furent conduits au bagne du Beylik, et, le lendemain, on les mena aux carrières, attelés à des charrettes, en butte aux injures et aux mauvais traitements de la populace. Le jour suivant, les principaux d'entre les captifs furent dispensés du travail ; mais on leur laissa les chaînes, qui pesaient quatre-vingts livres. Leur captivité dura quarante-six jours(3). Pendant ces événements, sur les ordres venus d'Alger, le Bey de Constantine séquestrait les Établissements et empêchait la sortie des bateaux corailleurs et le départ du personnel. A ce sujet, M. Vallière envoya au Ministre un mémoire dans lequel il remontrait : que le Bastion et la Calle n'étaient que des otages aux mains de l'ennemi, aussi bien que les personnes des Consuls et des résidents ; que le meilleur parti à prendre serait de rappeler tous les Français, et d'infliger ensuite à la Régence un châtiment assez sévère pour la forcer au respect des traités. Telle était aussi l'opinion de M. Groiselle, qui écrivait en mars 1763 : " Un troisième moyen serait de châtier les Algériens delà bonne façon jusqu'à ce qu'ils crient miséricorde, les laisser languir longtemps pour l'obtenir, et, après que le traité aurait été renouvelé, en soutenir avec vigueur l'exécution, en demandant satisfaction de la plus petite infraction, les faisant visiter une fois ou deux par an par des frégates, etc.(4) "

La France exige et obtient une éclatante réparation
Lorsque la Cour fut instruite de celte nouvelle violation du droit des gens, elle fit partir M. de Fabry, qui arriva le 11 novembre devant Alger, avec deux vaisseaux et une frégate ; il avait reçu l'ordre de commencer par le rembarquement du consul et de tous les Français, afin de ne pas laisser aux Algériens, dans le cas où il faudrait sévir, la faculté de recommencer les massacres de 1683 et de 1688 ; mais le Dey ne voulut pas consentir au départ de ceux qu'il considérait comme sa sauvegarde, et répondit aux plaintes du chef d'escadre par d'autres griefs ; celui-ci n'osa pas pousser les choses plus loin, et revint en France prendre de nouveaux ordres. Cependant, son attitude très-ferme avait donné des inquiétudes à Baba-Ali, et, quand l'officier français reparut devant lui, le 8 janvier 1764, il le trouva tout disposé à faire les réparations nécessaires. Le Khaznadji fut étranglé, pour avoir conseillé l'arrestation du Consul ; celui-ci fut conduit à bord des vaisseaux, et salué exceptionnellement de cinq coups de canon ; deux jours après, il débarqua, et fut salué de nouveau, et reçu avec des égards tout particuliers ; les dommages causés aux Concessions avaient déjà été l'objet d'une indemnité. Trois Reïs, contre lesquels il y avait d'anciennes plaintes, furent bâtonnés et cassés de leur grade ; quelques-uns de leurs amis, qui insultèrent M. Vallière à ce sujet, furent arrêtés et reçurent également la bastonnade devant la porte du Consulat.
Le pavillon blanc fut parfaitement respecté depuis, jusqu'à la mort du Dey, dont la colère s'était changée en terreur : car il avait appris d'une façon certaine que le premier coup de canon des Français fut devenu le signal d'une révolution, dans laquelle il eût certainement perdu la vie. L'Angleterre, qui vit avec peine avorter le résultat des manœuvres des agents, fit faire des plaintes par le capitaine Harisson, qu'elle envoya avec une petite escadre ; il n'obtint que des promesses. La Toscane se vit déclarer la guerre, sous prétexte qu'elle prêtait aux Napolitains les passeports qui lui étaient délivrés.

Mort du Dey
A peine un complot était-il apaisé, qu'il en renaissait un autre ; au commencement de 1765, le frère de Baba-Ali, Aglia des Spahis, l'Oukil-el-Hardj de la Marine, et quarante Turcs furent arrêtés et exilés à Smyrne ; tous leurs biens furent confisqués. Le Dey vécut encore près d'un an, ne sortant plus de chez lui ; le 2 février 1766, il mourut à la suite d'une longue maladie, pendant laquelle la Milice chercha plusieurs fois à s'ameuter ; elle fut maintenue en respect par la fermeté de Mohammed-ben-Osman, qui se vit proclamé d'un consentement unanime, aussitôt que le trône fut vacant.

Mohammed-ben-Osman
C'était un homme sage, travailleur, d'un esprit juste et très ferme ; on ne pouvait guère lui reprocher qu'une avarice extrême ; il fit savoir aux Reïs que tous ceux qui donneraient lieu à des plaintes justifiées seraient rigoureusement punis ; défendit aux janissaires, sous peine de mort, de sortir en armes dans la ville, et tint la main avec rigueur à l'exécution de ces ordres. Son élévation avait été due à un des caprices bizarres de son prédécesseur. Étant simple Ioldach, un chaouch était venu le chercher dans sa caserne, le confondant avec un autre Mohammed, que le Dey voulait charger d'une mission ; lorsqu'il parut à la Jenina, Baba-Ali l'accabla d'abord d'injures, et le fit chasser de sa présence ; mais tout à coup, avec son habituelle mobilité d'esprit, il s'imagina que ce n'était pas sans un dessein particulier que Dieu avait permis l'erreur commise, et, faisant rappeler à la hâte celui qu'il venait d'expulser, il le nomma immédiatement " Khodja d'audience " et, quelque temps après, Khaznadji. Ce choix, dicté par le hasard, fut des plus heureux ; car le nouveau Dey fut certainement le meilleur de tous ceux qui se succédèrent sur le trône d'Alger, qu'il occupa pendant vingt-cinq ans, en dépit des nombreuses conspirations que sa juste sévérité fit éclore.
Deux mois à peine après son élection, le 11 avril, une première révolte coûta la vie à sept des conjurés : trente autres se sauvèrent en Kabylie. Au mois de juin, à la suite d'une tentative d'assassinat commise devant la Mosquée, treize coupables furent étranglés ; le 12 août, l'Oukil-el-Hardj de la Marine, très compromis, fut destitué et exilé avec ses partisans ; au mois d'octobre, quatre janissaires furent sabrés sur place, au moment où ils appelaient aux armes ; mais la Milice était depuis trop longtemps gangrénée d'indiscipline pour pouvoir être guérie par cette dure répression, et chaque année, jusqu'en 1783, elle s'exposa de la même manière à un châtiment qui ne lui manqua jamais.
Pour arriver à équilibrer son budget, tout en respectant les pavillons français et anglais, Mohammed augmenta les tributs du Danemark, de la Suède, de la Hollande et de Venise ; ce fut par cette dernière qu'il commença. Il en chassa le consul, sous prétexte qu'il ne lui avait pas fait le don de joyeux avènement, et déchira le traité de 1764, n'accordant qu'avec peine une trêve de quatre mois, et demandant pour prix du maintien de la paix un présent de cinquante mille sequins, et douze mille sequins par an au lieu de dix mille. La République envoya le 13 juillet 1767 l'amiral Angelo Emo avec une escadre ; il ne put rien obtenir, revint le 8 juin 1768, et eut cette fois-là un meilleur succès, grâce à un présent de vingt-deux mille sequins, et au consentement de majorer le tribut annuel. La Hollande dut se résigner à fournir des munitions comme par le passé, après avoir vu refuser l'entrée du port aux bâtiments qui apportaient d'autres présents que des armes ou de la poudre.
Le 22 février 1769, le capitaine Binkes vint renouveler les conventions anciennes, escortant, avec le vaisseau le Zéphir, trois navires chargés des dons exigés, qui furent débarqués le 3 mars. La Suède avait obéi à la première réquisition ; son tribut en munitions ou agrès fut porté à trois cent mille livres, sans compter les donatives accoutumées. Les Anglais, qui, sous l'ancien Dey, avaient acquis beaucoup d'influence, se virent éconduits par Mohammed, et leur nouveau consul, ayant manifesté l'intention de se présenter à l'audience l'épée au côté, fut prévenu qu'elle lui serait arrachée et cassée sur la tête ; il se le tint pour dit, et renonça à pousser plus loin ses prétentions.

Vaine attaque de l'amiral de Kaas
Le Danemark, après une première querelle, survenue en 1767, et apaisée l'année suivante à prix d'or, reçut une déclaration de guerre, le 14 août 1769, malgré les instances de la Porte. Le Dey lui reprochait un retard dans l'envoi des donatives, et l'abus qu'aurait commis sa marine, en couvrant de son pavillon les navires de Hambourg. Le 1er juillet 1770, une escadre danoise, composée de quatre vaisseaux de ligne de soixante-dix canons, deux frégates de quarante, deux galiotes à bombes, et quatre transports, mouilla dans la baie d'Alger. Son commandant, le contre-amiral comte de Kaäs, fit arborer le pavillon blanc. Le Dey envoya en parlementaire le capitaine du port, et pria M. Vallière de l'assister à titre officieux, faisant dire à l'Amiral que, s'il venait en ennemi, on était prêt à le recevoir et qu'il pouvait attaquer immédiatement ; et que, s'il venait pour traiter, il avait tort de se présenter avec des galiotes à bombes. M. de Kaäs répondit en réclamant les prises faites sous pavillon danois, et déclara le port d'Alger en état de blocus. Les forts ouvrirent le feu, le 5 juillet, aussitôt que cette lettre eut été communiquée au Divan ; dès le 4, M. Vallière avait fait éloigner les bâtiments français qui se trouvaient dans le port. Dans la nuit du 6, les canonnières firent une sortie vigoureuse, et cherchèrent à s'emparer des galiotes ; le combat fut très-vif. Du 5 au 10, la canonnade et le bombardement ne discontinuèrent pas, mais sans produire grand effet, la flotte se tenant trop au large ; Mohammed raillait les Danois, " les accusant de faire la guerre au poisson. " Le temps devint mauvais à partir du 11, et l'escadre s'éloigna le 14, après un nouvel et inutile envoi de parlementaire. Cette expédition mal conduite enfla l'orgueil des Algériens, et coûta fort cher au Danemark, lorsqu'il envoya l'amiral Hoogland traiter en 1772. La Régence ne rendit rien, et exigea cinquante mille sequins, quatre mortiers de bronze, quatre cents bombes, quarante canons de fer, quatre mille boulets, cinq cents quintaux de poudre, cinquante grands mâts, autant de câbles à ancre, beaucoup d'autres agrès et bois de construction, et, de plus, le rappel des présents annuels et régales consulaires non payés depuis la rupture.

Les Kabyles s'insurgent et viennent aux portes d'Alger
A l'intérieur, les Kabyles s'étaient insurgés au commencement de 1767 ; la révolte avait commencé par les Flissas, qui avaient refusé l'impôt ; une troupe de janissaires fut envoyée contre eux, et sévit infliger une sanglante défaite. Trois cents Turcs restèrent sur le terrain, et les survivants furent mis en déroute. Le Dey accusa l'Agha de lâcheté, le fit étrangler, et le remplaça par le Khodjet-el-Kheïl El-Ouali, qu'il envoya à l'ennemi l'année suivante, avec quatre mille Ioldachs et douze mille hommes des contingents de Titeri et d'Oran. Le Bey de Constantine appuya le mouvement en marchant sur Sétif ; car toute la montagne était en feu, et plus de quarante mille Kabyles marchaient sous les ordres du marabout Si-Ahmed-ou-Saadi. Le combat s'engagea, près de Amnouch ; l'armée algérienne fut écrasée, perdit mille deux cents Turcs, trois mille hommes des goums, son général et ses bagages. Elle fut poursuivie jusque sous les murs de la ville ; les vainqueurs se répandirent dans le Sahel et dans la Mitidja, qu'ils dévastèrent, coupant les routes, et enlevant les convois de blé, ce qui amena une terrible disette. Celle-ci entraîna à sa suite de nouveaux complots, et le mécontentement fut tel, que, dans l'espace de trois mois, on essaya six fois d'assassiner Mohammed, qui se renferma dans la Jenina, d'où il n'osait plus sortir. En 1769, il fit partir une nouvelle expédition, dont le chef reçut l'ordre de ne pas trop s'engager et de se borner à occuper des positions solides ; cette habile combinaison produisit de bons résultats ; les montagnards, bloqués à leur tour, se virent en proie à la famine, et la discorde se mit parmi eux ; les Flissas et les Maaktas se ruèrent les uns contre les autres, et cette guerre civile dura environ sept ans. Au mois de juillet 1772, les tribus de la montagne de Blidah et celles de l'Isser demandèrent la paix ; en octobre 1773, le Bey de Constantine apaisa les troubles du Hodna, et envoya à Alger soixante têtes, quatre cents paires d'oreilles et cinquante prisonniers.

Sécheresse. Sauterelles
Telle fut la fin de cette longue insurrection, pendant laquelle Alger avait eu à subir une année de sécheresse, une invasion formidable de sauterelles, trois tremblements de terre, et les dévastations commises par les Turcs rentrés de captivité. En 1768, l'Espagne, ayant fait un grand rachat de captifs dont il sera parlé tout à l'heure, donna la liberté aux Turcs de ses galères. C'était la première fois qu'une chose semblable arrivait depuis plus de deux cent cinquante ans ; car jamais le Conseil Royal n'avait voulu consentir à un rachat ni à un échange de captifs, retenu qu'il était par un scrupule religieux, qui lui interdisait d'accroître, par quelque moyen que ce fût, les forces de l'Islam. Il en résultait que, lorsqu'un Algérien tombait entre les mains des Espagnols, il était considéré par les siens comme un homme mort ou tout au moins perdu à jamais, et sa succession s'ouvrait immédiatement.

Tremblement de terre, famine et complots
Lorsque la convention de 1768 brisa les fers de douze cents de ces malheureux, ils se trouvèrent donc dans le plus profond dénuement, et, rentrant dans leur patrie au moment où la famine y régnait, ils furent accablés par une cruelle misère. Indignés de voir que personne ne s'occupait de leur faire rendre leurs biens, ils se livrèrent à toutes sortes de violences, et il fallut les expulser par la force. Ils se répandirent dans les campagnes, alors occupées par les Kabyles, et pillèrent de concurrence avec eux ; la rencontre de ces deux éléments rivaux de dévastation amena une série de petits combats, dans lesquels presque tous les nouveaux venus disparurent peu à peu ; les survivants rentrèrent lors de la paix de 1773 et ne furent pas inquiétés pour le passé. Le cartel d'échange dont ils avaient été l'objet datait du mois d'octobre 1768 ; cinq cent soixante-six Espagnols furent troqués à cette époque contre onze cent six Turcs ou Mores ; sept cent douze autres chrétiens coûtèrent plus de sept millions ; les Portugais dépensèrent de leur côté, et pour le même effet, environ deux millions, et l'Autriche cinq cent mille livres. Encore le Dey ne voulut-il relâcher à aucun prix les charpentiers, calfats et autres ouvriers utiles à la construction et à la réparation des navires. Les esclaves des particuliers furent vendus au prix exorbitant de douze cents piastres, sans compter les droits, qui doublaient presque cette somme.
Pendant tout ce temps, M. Vallière, fort bien vu par Mohammed, avait rempli très tranquillement les devoirs de sa charge. Au commencement de 1771, survint un incident, qui, sous les derniers Deys, eut certainement amené une rupture et qui fut calmé fort aisément à l'amiable. Il s'agissait d'une polacre française, transportant des pèlerins algériens à la Mecque, qui avait été prise par un vaisseau russe, avec le gouvernement duquel la Régence se trouvait en guerre, depuis qu'elle avait envoyé ses vaisseaux rejoindre les flottes ottomanes à Tchesmé. La Cour de France ayant avisé celle de Saint-Pétersbourg des embarras que pouvait lui susciter cette prise, l'amiral Orloff montra un très grand esprit de conciliation, en offrant sa capture au Roi par l'intermédiaire du Grand-Maître de Malte ; elle fut renvoyée à Alger, avec son équipage. En même temps, le Consul, pour complaire au Dey, qui voulait perfectionner l'instruction des deux cents canonniers récemment envoyés par le sultan, faisait venir de Paris, avec l'autorisation du Conseil, des stadias, des manuels d'artillerie (Le Bombardier français), et le maître-fondeur Dupont, dont le fils coula les belles pièces qui se trouvent à l'hôtel des Invalides depuis la conquête de 1830.

Le Consul anglais est expulsé
Les relations de la France et de la Régence étaient donc excellentes ; il n'en était pas de même de l'Angleterre, dont le Consul, M. Fraser, exaspérait le Dey, en l'obsédant afin d'obtenir la permission d'ouvrir un comptoir pour l'exportation des grains, ce qui, dans l'état de disette où se trouvait la ville, eut inévitablement amené une révolte. Enfin, à la suite d'une altercation relative au port de l'épée à l'audience, Mohammed le fit chasser du palais.
Le 18 septembre et le 27 octobre 1772, le capitaine Wilkinson vint présenter ses réclamations ; il lui fut répondu que le consul ne serait plus jamais reçu à la Jenina, et il ne put pas obtenir d'autre solution. De plus, comme il avait annoncé que les captifs qui se réfugieraient à son bord seraient libres de plein droit, on les fit charger de chaînes, et on les lui offrit en spectacle le jour de son audience. Le 14 octobre de l'année suivante, le capitaine Stoff arriva sur la frégate l'Alarme ; le Dey lui déclara que " le consul était un brouillon, et que, si on voulait la paix, il fallait le remplacer. " M. Fraser fut embarqué le 22. Il revint le 22 avril 1774, avec deux vaisseaux et une frégate, commandés par le commodore Denis, et il ne lui fut pas permis de débarquer. Le 16 février 1775, la frégate l'Alarme reparut devant Alger pour le même motif, portant une lettre conciliatrice du Sultan, qui engageait Mohammed " à recevoir de nouveau M. Fraser, ne fût-ce que pour quinze jours, afin de donner satisfaction à l'Angleterre. " Mais tout fut inutile, et l'intervention delà Porte irrita le Dey, qui persista plus que jamais dans son refus ; le capitaine Stoff ne put lui arracher, à force d'instances, qu'une lettre adressée au roi Georges, dans laquelle, après force plaintes contre l'ancien consul, il en demandait un nouveau. Lorsque celui-ci arriva en 1776, il rencontra les mêmes difficultés que son prédécesseur au sujet du port de l'épée. Il résultait de cette brouille, qu'en 1774, la Régence avait à craindre les attaques de l'Angleterre, la Russie, la Suède, dont le consul venait d'être insulté, et de l'Espagne dont les plaintes n'étaient pas écoutées, et dont les côtes étaient soumises à des ravages continuels.

1. Lettres de Benezet. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 494.)
2. Lettres d'André-Alexandre Lemaire. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, A A, art. 482.)
3. Lettres de Jean-Antoine Vallière. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 486.)
4. Lettres du vicaire apostolique Groiselle. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 485.)

Retour en haut de la page

Retour au menu "colonisation turque"


Mis en ligne le 07 février 2012

Entrée  - Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -