Les Vestiges du Christianisme antique dans le Département d'Alger
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Malgré l'obscurité qui enveloppe les premiers temps du christianisme africain, on peut supposer, avec la plus grande vraisemblance, que deux points de la côte africaine ont été évangélisés les premiers : Carthage et Césarée, l'actuelle Cherchell. Ports actifs, tous les deux largement ouverts aux influences orientales, ils ont accueilli, dans le cours du deuxième siècle sans doute, les premiers adeptes de la foi nouvelle.

Pour Carthage, les renseignements archéologiques et historiques sont assez nombreux et concordants.
Pour Césarée et pour la province de Maurétanie Césarienne dont elle était la capitale, les débuts du christianisme sont moins connus. Le document le plus anciennement daté de la région est une épitaphe de Tipasa : elle fait mention d'une chrétienne, Rasinia Secunda, morte le 17 octobre 238.
Une autre inscription de Cherchell est plus intéressante encore. Elle rappelle, en six vers, la donation faite à l'Eglise de Césarée par un personnage de rang sénatorial, Marcus Antonius Julius Severianus, d'un terrain destiné à servir de cimetière à la communauté chrétienne. L'inscription faite par un certain Evelpius est d'ailleurs très postérieure à la donation. Que dit-elle ?
" Un adorateur du Verbe a donné l'area (l'enclos) pour les sépultures et a construit la cella (la chapelle) entièrement à ses frais. A la Sainte Eglise, il a laissé ce monument. Salut, mes frères au cœur simple et pur. Moi, Evelpius, je vous salue au nom du Saint-Esprit."
On a de fortes raisons de penser qu'il s'agit là du martyr Severianus qui fut brûlé vif à Césarée avec sa femme Aquila, un 23 janvier, sous le règne de Valérien ou peut-être de Septime-Sévère. La donation remonterait donc à la première moitié du Il° siècle.
D'ailleurs la présence sur des sculptures chrétiennes de l'ancre, symbole de l'espoir du salut, à côté de l'olivier et de la colombe, la colombe de l'arche, est un indice de plus en faveur de l'antiquité du christianisme à Cherchell.

De la Capitale et des ports, la religion nouvelle a pénétré dans la province. Mais à la différence de la Numidie qui s'étendait loin vers le Sud au-delà même de l'Aurès, la Maurétanie Césarienne offre l'aspect d'une bande assez étroite de territoire, allongée parallèlement au rivage de la mer et qui va en se rétrécissant de plus en plus vers l'Ouest. A l'Ouest d'Alger la Romanisation n'a guère dépassé, vers l'intérieur, les limites du Tell.
Aussi dans le département d'Alger, est-ce le long de la côte et dans les ports que les plus beaux vestiges de l'antiquité chrétienne ont été retrouvés.
Il faut faire cependant une exception pour la vallée du Chélif. Voie de passage très fréquentée à travers la province, de bonne heure elle a été peuplée de villes florissantes. L'une d'elles, Castellum Tingitanum, la moderne Orléansville, possède les vestiges d'une basilique construite en 324 : la plus ancienne église chrétienne authentiquement et explicitement datée.


Les admirables mosaïques qui en recouvraient le sol, l'inscription commémorant la construction de la basilique, l'épitaphe de l'évêque Reparatus, inhume dans l'église en 475, un siècle et demi après sa construction, tous ces vénérables témoins d'un christianisme à son apogée ont été pieusement restaurés et placés dans la nouvelle Eglise d'Orléansville.
Ils nous prouvent que peu de temps après la fin des persécutions, douze ans à peine après ce que l'on appelle communément " la paix de l'Eglise ", sous le règne de l'Empereur Constantin, la communauté chrétienne de Castellum Tingitanum était assez florissante et assez riche pour construire un édifice de vastes dimensions et pour l'orner de mosaïques dont l'intérêt religieux et artistique a inspiré une belle étude, sur le point de paraître, de M. l'Abbé Vidal, Curé d'Orléansville.


Il faut aussi faire mention de la découverte assez récente d'un monastère, non loin de la frontière méridionale de la province. Il se trouve à Aïn-Tamda, entre Rapidum, l'actuel Masqueray et le centre de Stéphane-Gsell, sur !a route qui menait d'Aumale à Berrouaghia, d'Auzia à Tanaramusa Castra.


A côté d'une église de petites dimensions, s'étendait un bâtiment rectangulaire de 60 mètres de long sur 30 de large. L'unique entrée de l'édifice était percée dans le mur Est. Un couloir conduisait dans une grande cour, autour de laquelle s'ouvraient de grandes pièces de longueur variable, mais large de 4 m. 50.


Plutôt que de cellules, il s'agit de dortoirs M. Seston, l'auteur de la découverte, dans un article des Mélanges de l'Ecole de Rome de 1936, compare cet édifice aux monastères retrouvés en Syrie. Il est, en tout cas, à rapprocher de ceux de Timgad et de Tébessa, dont il est loin cependant d'égaler l'importance.
Après cette courte incursion vers le Sud de la province, il nous faut revenir sur le littoral où nous trouverons des monuments dignes de retenir notre attention.
Dans la Capitale Césarée, sauf l'inscription de Severianus, que nous avons mentionnée plus haut, et quelques épitaphes chrétiennes, il reste peu de vestiges chrétiens. Le fait est dû à la superposition des deux villes, la moderne et l'antique, qui rend les fouilles extrêmement délicates. Il est juste cependant de rappeler la belle mosaïque placée dans le chœur de l'église actuelle : elle représente deux paons encadrant un grand vase eucharistique d'où s'échappent les rameaux d'une vigne touffue et chargée de grappes.
Sans la mémoire des Martyrs Marcienne et Arcadius, la communauté de Césarée n'aurait laissé à l'histoire que le récit de la défaite infligée en 418 à l'évêque donatiste Emeritus par le fougueux apôtre de l'Unité, Saint Augustin.

Si l'histoire à Césarée est plus riche que l'archéologie, il n'en est pas de même à Tipasa. Ici les deux sciences rivalisent, ou, pour mieux dire, collaborent étroitement.
Le récit de la mort de la petite sainte Salsa, retrouvé sur un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, a permis d'identifier la basilique élevée en l'honneur de la martyre par les fidèles de Tipasa.
Des fouilles commencées par le regretté Stéphane Gsell il y a plus de quarante ans et poursuivies par les Monuments Historiques de l'Algérie sous la direction actuelle de M. Christofle, ont mis au jour, non seulement l'emplacement du tombeau de la Sainte, mais, autour de l'église, une nécropole chrétienne admirablement conservée.
Le sanctuaire se dresse sur une colline, en dehors de l'enceinte de la ville, du côté de l'Est. Plusieurs fois remanié, il se présente sous l'aspect d'une église à trois nefs, précédée d'un vestibule à portique. Des tribunes surmontaient les nefs latérales. Au centre de la nef principale, en avant de l'autel, les restes de Sainte Salsa reposaient dans un sarcophage en marbre qui fut brutalement mis en pièces et dont les fragments ont été recueillis. Autour du sarcophage une mosaïque du cinquième siècle portait une inscription en vers : " Ces dons que vous voyez, au lieu où brille le Saint Autel, sont dus aux soins, sont l'œuvre de Potentius qui se réjouit d'accomplir la tâche à lui confiée. C'est ici que repose la martyre Salsa, toujours plus douce que le nectar, qui a mérité d'habiter toujours au ciel, en pleine béatitude. Heureuse d'accorder au pieux Potentius une faveur qui puisse le récompenser de sa peine, elle rendra témoignage de son mérite dans le royaume des cieux. "
En avant de cette mosaïque, se dressait un massif en maçonnerie, retrouvé en partie et qui devait supporter le sarcophage de la martyre. Autour régnait une balustrade dont des fragments gisaient encore sur le sol. Elle était en pierre et ajourée. Les fragments conservés composent un chrisme accosté de l'X et de l'Y.

Que sont devenues les reliques que renfermait le tombeau ? La tradition veut qu'à l'époque vandale, en 484, sous le règne de Hunéric, les Tipasiens, plutôt que de se convertir à la religion des envahisseurs, à l'arianisme, s'embarquèrent en masse pour l'Espagne avec laquelle leur port entretenait certainement des relations commerciales. C'est sans doute de cette époque que date la dévotion à Sainte Salsa qui fleurit en Espagne, dans la région de Tolède. Les quelques habitants qui n'avaient pu s'enfuir furent condamnés, à cause de leur persévérance dans leur foi, à avoir la langue et la main droite coupées. Victor de Vite raconte qu'ils continuèrent néanmoins à parler. C'est sur le récit de ce miracle que se clôt l'histoire de Tipasa chrétienne.
L'archéologie confirme que vers le VIe siècle la ville connut une décadence profonde. Ses remparts furent démantelés et, en ce qui concerne la basilique de Sainte Salsa, une chapelle de construction grossière fut élevée au cœur même de l'ancienne église qui avait sans doute beaucoup souffert de la fureur des hérétiques. Cette persévérance à maintenir un sanctuaire même au milieu des ruines, non moins que les documents fournis par la fouille, tout confirme que la basilique a été élevée en l'honneur de Sainte Salsa et que son corps dut y reposer. Peut-être la famille, encore païenne, de la Sainte avait-elle dans le cimetière préexistant une sépulture de famille dont il ne resterait que la pierre ornée d'une épitaphe païenne qui, chose curieuse, a été retrouvée au centre de l'église.

Autour du sanctuaire, selon l'usage, des constructions s'élevèrent. L'une d'elles, vers le Sud, renfermait une chapelle et de nombreux sarcophages. Sa destination était-elle funéraire à l'origine ?
L'absence de toute inscription empêche de l'identifier à coup sûr.
Bientôt au pied des murs de la basilique se serrèrent les tombes des fidèles qui désiraient reposer le plus près possible de la Sainte afin de jouir de sa protection céleste. Il s'est passé ici quelque chose de semblable à ce que l'on voit dans les Catacombes de Rome, une accumulation de sépultures auprès de tombeaux particulièrement vénérés.

Le cimetière de la colline de Sainte Salsa, presque entièrement dégagé à l'heure actuelle, est un des lieux les plus évocateurs du christianisme antique. Les sarcophages de pierre se pressent, se chevauchent, s'accumulent sur deux ou trois rangs.
Beaucoup d'entre eux n'ont jamais été ouverts. Ils sont encore scellés au plomb comme au jour lointain des funérailles. Ils renferment le squelette du défunt que l'on y a couché, enveloppé dans un linceul, sur un lit de chaux, sans objets, sans bijoux, à la différence des tombes païennes.

On est frappé du caractère anonyme de ces tombes. Bien peu portent un nom. Mais cela tient peut-être à ce que, tracées sur de fragiles mosaïques, beaucoup d'épitaphes ont disparu au cours des siècles. Celles qui subsistent sont très significatives. A côté de la mensa ou table de repas funéraire qui mentionne la mémoire d'Avianius et de Bavaria, sa fille sans doute, car elle recouvrait un squelette d'homme et un squelette d'enfant, couchés côte à côte, on trouve une épitaphe en vers grecs où est déploré le sort funeste de Maxima, femme originaire de Tripoli de Syrie, qui est morte loin de sa terre natale à l'âge de trente ans. Une autre inscription est celle de Verus Icositanus, Verus l'algérois, mais qui portait aussi un surnom : l'homme de Iomnium, aujourd'hui Tigzirt. Etait-ce un Kabyle d'origine ? Januarius, négociant des environs de Biskra, a été enseveli là par son fils. Une, enfin, est très émouvante dans sa brièveté : " Una Italorum " une femme du groupe des Italiens. S'agit-il d'un pèlerinage ?

On a l'impression, en effet, que ce sanctuaire, où des miracles s'étaient produits, a connu pendant des siècles une vénération particulière.
Le champ de repos qui l'entourait a dû, bien des fois, accueillir des étrangers venus de fort loin pour invoquer la Sainte. Et certaines de ces tombes, à leur tour, ont reçu des marques spéciales de respect et d'honneur.


Au Nord de l'église, du côté de la mer, à une petite distance d'une porte latérale de la basilique, une tombe a été recouverte d'un massif de maçonnerie semi-circulaire comme ceux qui servaient de table dans les salles à manger des Anciens. Les convives s'y allongeaient sur le côté et appuyés sur le coude gauche, ils puisaient de la main droite dans les plats déposés au centre du massif. Cette partie là, en général, était recouverte d'une mosaïque portant le nom du défunt qui reposait au-dessous. Tel était le cas pour la tombe d'Avianius dont nous avons parlé plus haut. Bien que la mosaïque ait ici disparu, la table funéraire est parfaitement conservée. Elle était enfermée dans une salle quadrangulaire, aux murs percés de nombreuses fenêtres, destinées autant à donner du jour à l'intérieur qu'à permettre aux gens du dehors de contempler le tombeau. On dut y célébrer aux dates anniversaires du défunt les repas funéraires, les agapes, dont la coutume profondément ancrée dans les mœurs indigènes a si longtemps persisté en Afrique et n'a guère disparu qu'à l'époque de Saint-Augustin.
Une pierre, retrouvée près de la mensa, porte gravé en grandes lettres le mot grec qui signifie " poisson ".
Le poisson, symbole à la fois des fidèles du Christ et du Christ lui-même, puisque les lettres grecques qui forment son nom sont les premières lettres de chacun des mots suivants : Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur. "
Certains détails des tombes laissent entrevoir d'autres rites funéraires. Plusieurs sarcophages ont leur couvercle creusé vers la tête d'espèces de coupes. Elles devaient contenir de petits récipients où l'on déposait soit des fleurs, soit de menues offrandes de parfum. De petits morceaux de charbon retrouvés dans l'une d'elles peuvent laisser supposer qu'on y brûlait de l'encens.
Deux ou trois tombeaux, d'ailleurs groupés, présentent la particularité suivante : la maçonnerie en forme de caisson semi-cylindrique qui les recouvre, renferme un tuyau en terre cuite ou une amphore sans fond. Il y a là comme une communication établie avec l'intérieur de la tombe et permettant de faire parvenir des offrandes au défunt qui est censé résider dans le tombeau. Avec la coutume des repas funéraires, ces usages sont des résidus du paganisme que l'Eglise a eu beaucoup de mal à faire disparaître.
Peu de détails dénotent un souci d'art : les rares sculptures que l'on rencontre ont une signification symbolique : chrisme avec l'X et l'Y), dauphins et poissons. Une scène à plusieurs personnages, plutôt gravée que sculptée au flanc d'un sarcophage reste assez énigmatique : un taureau a lancé en l'air d'un vigoureux coup de corne, un homme qui retombe la tête en bas, en même temps qu'il foule aux pieds un homme renversé. Derrière l'animal deux hommes armés de lances contemplent la scène et sur une banderole sont écrits ces mots : " Du bonheur pour les Annii.".


Une feuille de lierre, porte-bonheur fréquent chez les païens, est représentée auprès du taureau.
Si vraiment la scène est chrétienne, si le sarcophage n'a pas été réutilisé, on peut songer à une scène de martyre et y voir deux chrétiens livrés aux bêtes.


Un sarcophage proche de la grande mensa est orné d'une inscription : " Utere felix ". Sois heureux en t'en servant !
Le sarcophage voisin de celui-ci était recouvert d'une mosaïque déposée maintenant au petit musée de Tipasa. On y voit, maladroitement figurés, Daniel dans la fosse aux lions, et à côté de personnages qui semblent en prières, Noé, dans l'arche représentée comme un coffre ouvert, accueillant la colombe qui porte dans son bec le rameau d'olivier. Cette œuvre curieuse nous fournit un échantillon de ce que l'on pouvait voir sur les tombes dans leur état primitif.


Quelque soit son état actuel, la nécropole de Tipasa, par le nombre, par la variété des tombes, par leurs détails peut rivaliser d'intérêt avec les plus beaux vestiges que nous ait légués le christianisme antique.
Il est certain que l'existence à Tipasa d'un foyer ardent de vie chrétienne et orthodoxe fut pour beaucoup dans la résistance que la ville opposa victorieusement aux assauts de Firmus, prince maure allié aux donatistes. Elle fut plus heureuse en cela que Cherchell qui fut prise et saccagée en 372.
Il est d'ailleurs d'autres vestiges de la foi vivace des Tipasiens. Sur le cap qui fait suite vers l'Ouest au promontoire que surmonte le Capitole, en un point qui s'appelle en arabe Ras-el-Knissa, le Cap de l'Eglise, on voit les vestiges d'un vaste édifice.
C'est une basilique qui mesure 52 mètres de long sur 42 de large. Elle comprenait neuf nefs. Avec ses travées relativement étroites, sa forêt de colonnes elle devait assez bien offrir à l'intérieur l'aspect que présente une mosquée. Le sol de la nef principale était recouvert d'une mosaïque qui mesurait environ 700 mètres carrés, mais dont il ne reste que des débris. L'entrée était précédée d'un portique qui s'ouvrait sur le rempart de la ville.
Ce devait être l'église principale, la cathédrale de Tipasa, car auprès d'elle on voit les restes assez complets d'un baptistère. Il comprenait des thermes où les néophytes purifiaient leur corps avant le Sacrement, puis la cuve baptismale où ils descendaient recevoir le baptême par immersion, et une chapelle où avait lieu la Confirmation. Des mosaïques qui ornaient le vestibule du baptistère, deux sont au Musée d'Alger. L'une d'elles, en vers, invite ceux qui veulent acquérir la vraie science de la vie à venir se laver dans l'eau du baptême, don céleste.
L'autre représente des oiseaux, des fruits et des poissons.


L'ensemble de ces édifices date sans doute du IVe siècle. C'est ici que sous le règne de l'Empereur Julien, vers 341, eut lieu une bagarre entre catholiques et donatistes. L'ampoule contenant l'huile sainte fut jetée sur les rochers du rivage par une fenêtre de l'église. Celle-ci, en effet, surplombe la falaise et son abside s'est en partie effondrée dans la mer.

Faisant pendant à la basilique de Sainte Salsa, s'élevait au milieu du cimetière de l'Ouest, à quelques centaines de mètres du rempart, la chapelle de l'évêque Alexandre. Il en reste peu de chose. La plupart des mosaïques qui l'ornaient sont au Musée d'Alger.

Celle qui est placée dans la cour du Musée représente sept rangées de poissons. Les autres portent des inscriptions. C'est grâce à elles que nous connaissons le nom de l'évêque qui a fait construire la chapelle : " Ce monument illustré et admiré, ces toits éclatants, ces autels que tu vois, ne sont pas l'œuvre des grands de la terre. La gloire de ce grand fait s'attache à travers les siècles au nom de l'évêque Alexandre. La renommée montre ses travaux honorables et l'on se réjouit d'avoir placé dans une belle demeure les justes des générations précédentes.

Eux qui, endormis depuis longtemps, étaient peu à peu soustraits aux regards, brillent maintenant en pleine lumière, portés par un autel digne d'eux, et se réjouissent de voir fleurir la couronne formée par leur réunion, œuvre accomplie par la sagesse d'un vénérable gardien. De tous côtés, désireuse de voir, la foule chrétienne accourt en une seule masse, heureuse de dire les louanges de Dieu, et de toucher de ses pieds le seuil sacré. Tout entière, chantant des hymnes, elle se réjouit de tendre les mains pour recevoir la communion. "
Neuf tombes étaient disposées côte à côte sur une sorte d'estrade. L'autel devait se trouver au-dessus. Dans une abside, en face de l'autel, Alexandre a été inhumé, et l'on a retrouvé son épitaphe : " Alexandre, né pour l'observation des lois et pour les autels, appelé aux honneurs dans l'église catholique, gardien de la pureté, consacré à la charité et à la paix, par l'enseignement duquel fleurit l'innombrable peuple de Tipasa, ami des pauvres, dévoué à toute aumône, qui jamais n'a manqué de faire œuvre pieuse, a son âme au Paradis. Son corps repose en paix, attendant la résurrection et sa couronne future dans le Christ, pour devenir compagnon des Saints dans la demeure du royaume céleste. "


Ces inscriptions étaient connues depuis assez longtemps lorsque les archéologues eurent la surprise de découvrir les mêmes textes appliqués avec de légères variantes à un évêque de Djemila, l'évêque Cresconius. Il faut donc admettre qu'ils proviennent d'un même modèle, un recueil d'épitaphes et des dédicaces en vers qui circulait à travers le monde chrétien.


On y retrouve, semble-t-il, comme un écho des inscriptions en vers par lesquelles à Rome le Pape Saint Damase dans la deuxième moitié du IVe siècle, célébrait les mérites des martyrs.
Une brève inscription en quelques lignes énonce le double précepte qui résume la loi évangélique : l'amour de Dieu qui porte à souhaiter le martyre, et l'amour du prochain qui commande de faire l'aumône selon ses moyens.
D'autres fidèles que les dix évêques de Tipasa furent enterrés dans la chapelle d'Alexandre. Une table d'agapes y a été construite qui, lorsque les repas funéraires eurent été interdits dans les églises, a été transformée en tombe pour un enfant d'origine germanique, peut-être un Vandale, du nom d'Ostaric.

On ne peut quitter Tipasa sans jeter les yeux sur les pièces archéologiques conservées dans le Parc Trémaux. Deux beaux sarcophages chrétiens attirent les regards. L'un, surtout, qui représente le Bon Pasteur portant la brebis égarée sur ses épaules. Aux extrémités de la cuve, deux lions dévorent des gazelles : motif ornemental ou de signification symbolique ? L'interprétation symbolique est nécessaire à coup sûr pour comprendre le second. Il est malheureusement mutilé, mais on y reconnaît encore le Christ enseignant, au centre.


De part et d'autre se déroule le cycle des saisons.
Le Printemps avec une branche fleurie et une corbeille, l'Eté avec une gerbe d'épis et une faucille, l'Automne portant une grappe de raisin vers laquelle rampe un lézard, l'Hiver, emmitouflé, portant une houe et deux canards sauvages.

A l'extrémité de droite, figure une scène mutilée où l'on croit voir soit Moïse faisant jaillir l'eau du rocher, soit le baptême du centurion Corneille.
Que signifie cette représentation du Christ entouré ainsi des saisons, sinon que Dieu préside à la marche du Temps et aux bienfaits que chaque moment de l'année apporte aux hommes ? Le motif était fréquent dans l'art païen : désormais le voici adopté par les chrétiens avec un sens apologétique.

Tel est cet ensemble chrétien de Tipasa. Tout concourt à lui donner un intérêt et un charme. Les récits qui s'y attachent, au parfum de vieilles légendes, les monuments, dans leur simplicité plus éloquente que tous les discours, et surtout le cadre, grandiose à la fois et familier, des ruines. Décor admirable, où la verdure, le ciel, la mer et la montagne forment une symphonie unique au monde.

Aussi, à côté des restes de Tipasa, la plupart des vestiges chrétiens de la côte algérienne dans le voisinage d'Alger font bien modeste figure.
A l'extrémité de la presqu'île de Sidi-Ferruch, tout au bord de la mer, s'élevait une église dont il ne subsiste presque rien. Naguère encore on y voyait les restes du baptistère attenant à la chapelle : il était possible de reconnaître dans un massif de blocage, la cuve baptismale de forme ronde, avec trois petites marches. Une chapelle voisine, aujourd'hui détruite, renfermait le tombeau d'un nommé Januarius et était placée sous l'invocation d'un martyr dont le nom a disparu. Une mosaïque y souhaitait la paix à celui qui pénétrait dans l'édifice.
A disparu également l'église fouillée à Castiglione par M. Grandidier en 1893, et publiée dans le Tome 1 du Bulletin de la Société d'Archéologie du Diocèse d'Alger. Elle possédait une crypte creusée sous. l'abside et qui servait de baptistère.

A disparu aussi l'église de Matifou dont les Turcs avaient jadis détruit les murs, mais dont M. Chardon a pu relever le plan et sauver quelques mosaïques. Elles sont au Musée Stéphane Gsell, à Alger.


Celle qui décore l'entrée du Musée représente des moutons, des béliers et des chèvres, parmi des plantes et des fleurs. Ces animaux sont gardés par deux pasteurs : l'un, debout porte une brebis sur les épaules dans l'attitude traditionnelle du Bon Pasteur et tient à la main un seau plein de lait, l'autre dont la tête est entourée d'un nimbe presque disparu, trait une brebis.

La scène prend toute sa valeur si on la rapproche d'un passage de la Passion de Sainte Perpétue, martyrisée à Carthage en 203. L'auteur anonyme prête à Perpétue le récit d'une vision qu'elle a eue dans sa prison : " Alors je vis un jardin immense. Au milieu était assis un homme à cheveux blancs, en tenue de berger, de haute taille, occupé à traire des brebis. Autour de lui, se tenaient debout des gens vêtus de blanc au nombre de plusieurs milliers. Il leva la tête, m'aperçut, et me dit : "Tu es la bienvenue, mon enfant."

Il m'appela, et, du fromage qu'il faisait, il me donna comme une bouchée. Je la reçus, les mains jointes, et je la mangeai, pendant que tous les assistants disaient : Amen. "
Ce sont la même idée et les mêmes symboles qui inspirent l'œuvre du mosaïste et le récit de la jeune martyre.

Pour rencontrer des vestiges chrétiens qui approchent de ceux de Tipasa, il faut aller, en partant d'Alger, jusqu'en Kabylie. Dellys, l'antique Rusuccuru a fourni le plus beau sarcophage chrétien que possède le Musée Stéphane Gsell. Il figure en tête de cette étude. Divisé par des colonnes à chapiteaux en une série de niches, il offre en son centre l'image du Christ enseignant. Le Christ est figuré imberbe comme sur les peintures des Catacombes. Il tient dans sa main gauche un rouleau de parchemin à moitié déroulé, et fait de la main droite le geste du maître qui enseigne. Auprès de lui se trouvent deux disciples, peut-être Saint Pierre et Saint Paul. Une tête colossale, sur laquelle semble posé le siège du Christ, représenterait sans doute une personnification de la montagne sur laquelle fut prononcé le Sermon qui renferme les enseignements principaux du Maître.
De part et d'autre de la scène centrale se succèdent des épisodes empruntés aux Saintes Ecritures.


Ce sont, de la gauche à la droite : Daniel empoisonnant le Serpent qui était adoré par les Babyloniens ; le miracle de l'eau changée en vin aux noces de Cana ; la guérison de la femme malade d'un flux de sang ; le miracle de la multiplication des pains ; la guérison du jeune aveugle ; la prédiction du triple reniement de Saint Pierre. Cette dernière scène, où l'on voit jésus montrer un coq à Saint Pierre et lever trois doigts de sa main droite, est très curieuse dans son réalisme familier.

De Dellys proviennent encore des fragments d'un autre sarcophage où l'on voyait Daniel dans la fosse aux lions et le baptême du centurion Corneille.

Que la Kabylie ait été profondément christianisée, du moins sur la côte, la preuve en est fournie par la basilique de Tigzirt.

Les ruines de Tigzirt, qui, pour le pittoresque, le cèdent de peu à celles de Tipasa, sont les vestiges d'une cité dont le nom n'est connu que depuis peu d'années. On a longtemps cru que Tigzirt était l'ancienne Rusuccuru.

Des découvertes épigraphiques et une étude des ruines de la côte kabyle ont permis de lui restituer son véritable nom qui était Iomnium.

La petite ville occupait un promontoire à l'extrémité duquel se trouve un îlot, site admirable et qui dut être habité dès l'époque punique. Parmi ses ruines, que recouvre malheureusement la ville moderne, figure une grande église qui a été fouillée par Pierre Gavault en 1894. Restaurée de façon convenable, elle offre d'intéressants sujets d'étude. Sa longueur de 38 mètres et sa largeur de 21 mètres, la classent parmi les églises moyennes d'Afrique. Elle comprenait trois nefs, séparées par de doubles rangées de colonnes.
Une triple baie, aujourd'hui restaurée, donnait accès dans l'église.
A l'extrémité de la nef principale l'abside est surélevée d'un mètre environ. On y accédait par deux petits escaliers latéraux. Une particularité de cette église, c'est qu'une rangée de doubles colonnes sépare l'abside de la nef. De plus l'autel semble avoir été dans l'abside, ce qui est rare en Afrique.


Cette partie de l'édifice était, en règle générale, réservée au clergé. Il y a là comme un désir de séparer l'autel des fidèles qui rappelle l'iconostase des églises grecques.
Comme à Tipasa, un baptistère était accolé à l'église. Il offre la forme d'une croix à branches arrondies en absides. Il s'apparente aux chapelles en forme de trèfle, comme celle de Carthage ou de Tébessa. Cette forme cruciale se retrouvera en France à l'époque romane. La cuve baptismale, de forme ronde, mesure 1 m. 80 de diamètre, et présente trois degrés. Le bassin était flanqué de quatre colonnes. Elles devaient supporter un dais comme au baptistère de Djemila.

Le principal intérêt de l'édifice réside dans sa décoration : toutes les surfaces planes apparentes à l'intérieur de l'édifice avaient été systématiquement recouvertes de sculpture. Mais nous sommes loin de l'art classique. Ces reliefs représentent des motifs symboliques : la colombe, les poissons, un lion, un lièvre, Daniel dans la fosse aux lions, toute une imagerie d'une gaucherie naïve. Mais on trouve aussi des motifs géométriques : damiers, rosaces, couronnes, entrelacs, qui sont traditionnels dans l'art kabyle. Il y a une grande parenté entre la sculpture sur bois ou les motifs peints sur les poteries kabyles et les sculptures qui ornaient l'église d'Iomnium. C'est que les uns et les autres sont l'œuvre d'artisans qui recopiant des sujets fournis par l'art classique dans ses monuments de bonne époque ont cherché à les styliser. Le résultat est surtout très net pour les chapiteaux. Partis de la corbeille en feuilles d'acanthe, les artistes chrétiens sont arrivés aux chapiteaux à feuilles d'eau, où le détail importe moins que le dessin.
Pierre Gavault, l'auteur de l'étude de l'église, aboutit à cette conclusion que la basilique de Iomnium date de la fin du Ve siècle ou de la première moitié du VIe siècle. Elle serait donc le fruit du dernier effort du christianisme africain, après la tourmente vandale, pour reconstituer ses forces sous la protection plus nominale qu'effective, en Maurétanie, des Byzantins. Le résultat nous prouve combien les racines de la civilisation chrétienne pouvaient sembler profondes, à en juger par la vitalité des communautés de la côte kabyle. Plutôt qu'une décadence, il convient de voir dans l'art qui décore un édifice comme celui que nous venons de décrire, les premiers balbutiements d'une conception nouvelle à la fois maladroite et hardie.

Pour donner à ces aspirations leur forme épanouie, pour permettre à ces sociétés chrétiennes de survivre dans l'isolement où les laissait l'affaiblissement de la Romanité, et peut-être en eussent-elles été capables, il eut fallu la paix. L'Afrique de ces temps-là ne l'a guère connue. Révoltes, guerres intestines, invasions barbares, tous les fléaux se sont abattus sur elle. Malgré les efforts des grands Papes : Léon, au Ve siècle ; Grégoire, au VIe siècle, les liens moraux qui unissaient l'Afrique à l'Europe se relâchent de plus en plus jusqu'au jour où les invasions musulmanes vont en quelque sorte et pour plus de dix siècles, séparer l'Afrique du monde occidental et de la vie universelle.

Que de remarques concernant l'art, l'histoire, la vie sociale, les mœurs entraînerait une revue moins sommaire des édifices chrétiens. C'est qu'à ces époques de foi ardente, comme au Moyen Age, qui leur fait suite et que par bien des côtés elles annoncent, la construction d'une église met en œuvre toutes les ressources matérielles des fidèles et aussi toutes les ressources morales, intellectuelles et artistiques.

De là, ces inscriptions en grand nombre qui répètent jusque sur le pavement des églises les grands préceptes de la foi. De là, ces décorations de mosaïques dont une infime partie est parvenue jusqu'à nous. De là, enfin, ces décors sculptés où revivaient, de façon concrète et mise à la portée de tous, les épisodes les plus célèbres des Saintes Ecritures.


Pour être moins bien partagé que la région de Constantine, le département d'Alger possède de beaux vestiges du christianisme antique. Il faut souhaiter d'ailleurs que l'archéologie n'ait pas dit son dernier mot en ces matières et que des découvertes nouvelles nous fassent avancer encore plus profondément dans la connaissance de ces époques à la fois si lointaines et si proches de la notre.

Louis LESCHI,
Professeur à la Faculté des Lettres,
Directeur des Antiquités de l'Algérie.

Algérie catholique N°8, 1936
Bibliothéque Gallica

Source : Bône la coquette, la gazette la Seybouse N° 243, 1er novembre 2023




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Mis en ligne le 13 novembre 2023

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