ILLUSTRE & Magnifique Seigneur, nous avons reçu les Lettres que vous nous avez écrites au mois de Septembre dernier, & comme nous avons chargé le Sieur Chevalier d'Arvieux notre Consul en votre Ville d'Alger, de vous faire savoir nos intentions sur tous les points qui y sont contenus Nous sommes bien aise de vous dire que vous pouvez donner une entière confiance à tout ce qu'il vous dira de notre part, & que nous ne doutons pas que vous ne mainteniez exactement les articles des Traités qui ont été faits avec vous en notre nom par notre cousin le Duc de Beaufort en 1666 & en 1670 par le Marquis de Martel Lieutenant General de nos armées Navales.
Sur ce nous prions Dieu qu'il vous ait, Illustre & Magnifique Seigneur en sa sainte garde.
Écrit en notre Château Royal de S. Germain en Laye le 4 Décembre 1674.
Signé Louis, & plus bas, Colbert..

Je quittai la conversation dans laquelle Baba Hassan m'avait voulu engager, je m'adressai au Dey son beau-père, je baisai la Lettre du Roi, & je la lui présentai : il la reçût avec respect, me la rendit, & me pria de la lire tout haut. Je la lus, & après la lui avoir rendue, je lui fis connaître que j'avais beaucoup de choses à lui dire sur ce qu'il avait écrit au Roi, & que je les avais mises en écrit, afin que tout le Divan en pût avoir connaissance.
Je lui remis mon cahier, il le fit lire à haute voix à l'assemblée par le premier Secrétaire du Divan. d'Alger.

Je m'attendais que cette Lettre causerait beaucoup de bruit, cependant cette troupe tumultueuse ne dit rien jusqu'à l'article des Français, qui seraient trouvés sur les Vaisseaux étrangers. Alors le Dey prit la parole, & déclara qu'il serait Esclaves tout autant de Français qu'on lui en amènerait. Je lui montrai les articles des Traités, & je lui demandai si la Milice était dans la résolution de les observer ou non.
Le Dey me répondit que ces articles n'avaient point été faits de son temps, & que tous les Traités qu'il voulait observer consistaient dans un seul article, sans s'embarrasser l'esprit de tant d'écritures inutiles, qui était que la Milice d'Alger avait la paix avec la France, & qu'elle ne toucherait point aux Français ni à leurs effets, ni aux Bâtiments qui portent la Bannière de France ; mais que voulant avoir la guerre avec toutes les autres ils prendraient indifféremment tous les Français qu'ils trouveraient avec elles sans distinction, parce que les Soldats & les Matelots Français se voyant pris, ne manquèrent pas de se dire passagers pour éviter l'esclavage, & les contestations qui surviennent à ce sujet troublent la bonne correspondance qu'ils prétendaient conserver avec nous.
Il ajouta, que si Sa Majesté n'était pas contente, elle pouvait prendre tel parti qui lui plairait. Qu'ils allaient lui écrire encore une fois leur dernière résolution, après quoi il n'y aurait plus à répliquer.
La Milice opina après que le Dey eut achevé de parler. C'est-à-dire, qu'on entendit de tous cotés de grands cris d'applaudissements qui durèrent longtemps.
Le tumulte apaisé, je voulus parler ; mais m'étant aperçu que ces brutaux se mettaient en fureur, je fus obligé de me taire & de ne point parler des vingt-cinq François qui étaient en dépôt, de crainte que quelque misérable n'eût demandé qu'ils fussent vendus, & je n'aurais pas été en état de l'empêcher. Ainsi je fis ma révérence, & je me retirai,

Mais ayant appris le lendemain matin que le Dey était seul avec son gendre dans la Salle du Conseil, je l'allai trouver, & je lui dis que la réponse du Roi étant venue comme il l'avait désiré, je venais le faire souvenir de me rendre les vingt-cinq Français Passagers qu'il tenait en dépôt. Je le priai de marquer par leur élargissement la considération qu'il avait pour les intentions du Roi. Il me répondit crûment qu'il voulait les vendre. Je lui dis qu'il avait trop de prudence pour le faire pendant que nous aurions la paix, que ce serait la rompre que d'en user ainsi au préjudice des Traités, & de la parole qu'il m'avait donnée de les mettre en liberté, dès que le Roi lui aurait écrit de quelque manière que ce fut. Je lui représentai que sa résolution, si elle était sincère, ne pouvait avoir que des suites funestes à la République, par le ressentiment que le Roi serait obligé d'en avoir, à moins qu'il ne voulût nous déclarer la guerre par cette action.

Nous nous échauffâmes terriblement dans ce long entretien, & quoique je mesurasse toutes mes paroles, le Dey & son gendre me dirent que jamais Consul ne leur avait parlé de cette manière, & qu'il semblait qu'on m'avait envoyé exprès pour les faire enrager. Baba Hassan me menaça de me faire mettre en pièces, & me montrant du doigt une pierre de marbre qui est au milieu de la cour : Voilà, me dit-il, un lieu où l'on a mis en pièces des Consuls comme vous, & vous méritez qu'on vous en fasse autant. Les Officiers du Divan & quantité de Turcs qui s'étaient assemblés, crièrent qu'il se fallait défaire de moi & me tailler en pièces ; & je ne sais comment ils ne le firent pas.
Tous les Français qui m'avaient accompagné se retirèrent plus vite que le pas, & furent dire à M. le Vacher qu'il n'avait qu'à prier Dieu pour moi, & qu'assurément je n'étais plus en vie. Je crus moi-même être arrivé à mon dernier moment ; mais sans faire paraître la moindre faiblesse, je dis à Baba Hassan : Ce donc vous me menacez est une Loi que tous les hommes doivent subir, tôt ou tard il y faut venir : ma consolation est que je mourrai en servant mon Maître. Il a plusieurs millions d'hommes dans son Empire qui envieront mon sort. Voyez vous, lui dis-je, en ouvrant mon juste-au-corps avec violence : voyez vous cette croix & ce ruban où elle est attachée, l'Empereur mon Maître me l'a donnée, afin de me faire souvenir que je dois répandre mon sang pour ma Religion & pour son service, c'est ce que je fais en défendant les intérêts de mes Compatriotes & la gloire de mon Maître. Après une telle déclaration, qu'attendez-vous ? Je suis prêt & je mourrai content.

Le Dey & son gendre me laissèrent parler tant que je voulus, ils m'écoutèrent attentivement en me regardant fixement pour connaître si la crainte n'opérerait point quelque changement sur mon visage, & n'y remarquant pas la moindre altération, ils dirent à ceux qui étaient proche d'eux : C'est un Dely, c'est-à-dire, c'est un fol. Ce terme n'est pas injurieux chez les Turcs, comme je lai remarqué dans d'autres endroits, il signifie dans un sens figuré un déterminé qui ne craint point la mort.
Après quelques moments de silence le Dey me dit que je pouvais me retirer chez moi, & qu'ils verraient ce qu'ils auraient à faire. Je me retirai donc, & je surpris bien du monde ; Où m'avait crû mort, mes amis vinrent me faire compliment, & me conseillèrent de mieux ménager ma vie, qui assurément n'était pas en sûreté parmi ces gens. Les Turcs & les Juifs qui s'étaient trouvés au Divan, publièrent par toute la Ville ce qui s'était passé, de sorte qu'on ne m'appelait plus que le Consul Dely.

Deux heures après, le Dey envoya chercher le Trucheman, & le gronda fort de ce qu'il m'avait laissé parler.
Ce pauvre homme s'excusa sur ce que je savais la Langue du Pays, que j'avais toujours parlé seul au Divan, & qu'il ne venait avec moi que par cérémonie. Il lui commanda de me venir dire que si ces vingt-cinq passagers voulaient lui donner quinze mille piastres pour la paye des Soldats, il les mettrait en liberté.

Je lui envoyai dire qu'il n'y avait point de justice à les faire Esclaves, ni à exiger une rançon, & qu'ils étaient trop pauvres pour lui pouvoir faire un présent que j'en donnerais avis au Roi, & que j'attendrais ses ordres.
Cette démarche du Dey me fit connaître que ma fermeté avait produit un bon effet sur son esprit, cela me fit plaisir ; mais elle me fit conjecturer que mes envieux en profiteraient pour obliger ces Barbares à me chasser, & la suite m'a fait voir que ma conjecture était bien fondée.

Le cinq Février 1675, nous apprîmes par les lettres du Bastion, que le Sieur de la Font avait oublié tout ce qu'il avait promis au Dey & à Baba Hassan protecteurs des enfants du feu Sieur Arnaud. Dès qu'il se vit établi au Bastion, il songea à en châtier les Sieurs Arnaud & Ville-Crose, & pour cet effet il ménagea quelques Commis & Soldats de la Place ; & accusa ces trois personnes de l'avoir voulut faire empoisonner.
L'accusation était grave, mais il en était l'auteur, & s'en fit lui-même le juge. Il décréta contre eux, les fit arrêter, & sans garder aucune des formes ordinaires de la justice, il supposa qu'il n'était pas en sûreté dans sa Forteresse, il fit dresser de longs procès verbaux, & il les fit embarquer bien enchaînés dans la Tartane du Patron Prudent, & les envoya à Marseille pour être mis dans les prisons, & leur procès leur être fait sur les pièces qu'il envoyait.

La Tartane ayant été prise par le Corsaire Fleck Majorquin, il mit en liberté les trois prisonniers & l'équipage, & les débarqua en Sicile. Ville-Crose y mourut, l'aîné des Arnaud y fut malade à la mort, & le cadet passa à Livourne avec les lettres & toute la procédure du Sieur de la Font, que le Corsaire lui avait rendue.
Le Sieur de la Font m'écrivit une longue lettre dans laquelle il m'exposa la conspiration des trois accusés, en me priant d'en instruire le Dey, & de lui représenter, ses raisons. Cela était inutile, le Sieur Estelle qui avait été instruit de toutes choses avant moi, en avait instruit le Dey à sa manière ordinaire, c'est-à-dire, en irritant le Dey & Baba Hassan contre le Sieur de la Font & contre moi.

Baba Hassan m'envoya appeler, & me reprocha en termes très durs ce que j'avais fait pour le réconcilier avec un fourbe, & après bien des discours fâcheux auxquels je répondis, il me dit qu'il m'enverrait chercher le lendemain au Divan, où on me parlerait en présence de M le Vacher & du Sieur Estelle.

En effet je fus appelé le jour suivant. Le Dey me demanda quel accord il avait fait avec le Sieur de la Font, & pourquoi il ne l'exécutait pas après le lui avoir promis.
Je lui répondis que cette affaire ne me regardait point, qu'il était vrai que j'avais travaillé à leur réconciliation pour le bien commun, & que lui-même m'ayant défendu de me mêler de cette affaire, je n'y avais aucune part ; qu'il devait s'adresser au Sieur Estelle qui était son Agent.
Le Dey me dit que ce n'était que sur mes instances qu'on l'avait reçu, & que puisqu'il lui avait manqué de parole, il voulait le chasser du Bastion, & me renvoyer en France. Je lui dis que je n'avais rien fait que par les ordres de l'Empereur mon Maître. Baba Hassan se mit à crier, qu'il voulait donner le Bastion aux Génois, & qu'il allait envoyer chercher leur Consul pour cela je lui dis que je croyais qu'il n'irait pas si vite, & que quand même le Sieur de la Font aurait fait quelque faute, il devait en écrire en France, & attendre la volonté du Roi, puisque ce commerce n'avait été rétabli qu'en considération de la paix. Le Dey s'emporta beaucoup contre moi. Il fit une récapitulation de tous les griefs qu'il avait contre le Sieur de la Font, & dit qu'assurément j'avais intérêt dans cette Compagnie.

M. le Vacher lui dit que je n'avais agi que par ordre du Roi, & que le Sieur de la Font était parti fort indigné contre moi, parce que je n'avais pas voulu être caution des sommes qu'il voulait emprunter à Alger, & que cela marquait assez que je n'étais point intéressé dans la Compagnie. Cette déclaration étonna beaucoup le Dey & son gendre. Ils demeurèrent assez longtemps sans rien dire. A la fin ils convinrent d'écrire au Roi & au Sieur de la Font, comme je leur avais proposé. Voici la copie de leur lettre au Sieur de la Font.

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Mis en ligne le 11 janvier 2012

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