II s'agit d'un problème d'appréciation numérique. Comme pour quelques autres (la population de l'Algérie, en 183O, les victimes des années de misère, 1867-1868, les victimes de la répression en mai 1945), on continue d'avancer des nombres très différents sans les justifier, sans tenir compte des travaux de recherches effectués et on en tire des conclusions répondant à une idée préconçue. Nous voudrions, en ce qui concerne les décès provoqués par la guerre chez les Musulmans d'Algérie, essayer de raisonner en nous appuyant sur les données numériques dont nous disposons.

Notre étude reposant sur des statistiques générales, il faut préciser qu'elle ne concerne pas seulement les combattants ( moudjahidine ) et les civils dont la mort est imputable à l'armée française, mais aussi tous ceux qui tombèrent au service de la cause française (militaires et civils musulmans ayant manifesté leur option pour la France), les exécutions au cours des diverses purges qui, eurent lieu en wilaya, les victimes du contre-terrorisme européen, les morts résultant de la rivalité entre le F.L.N. (le Front de Libération Nationale qui déclencha l'insurrection) et le M.N.A. (le Mouvement National Algérien fidèle à Messali), en somme tous les Musulmans qui perdirent la vie par suite de la situation de guerre et de ses suites immédiates jusqu'à l'indépendance, c'est-àdire du 1er novembre 1954 au début de juillet 1962.

Avant d'aborder l'analyse des statistiques et de proposer un raisonnement, il paraît utile de rapporter d'une part les estimations faites sur ces pertes, et d'autre part de les comparer à celles provoquées par divers conflits, même s'il est difficile d'établir un parallèle entre deux guerres qui se sont déroulées dans des conditions toujours différentes.

1. Estimations

Nous irons des plus élevées aux plus basses dans la mesure du possible. L'estimation la plus élevée, mais sans doute la plus fantaisiste, est celle que formule Guy de Bosschère lorsqu'il évoque " le massacre d'un tiers de la population " (1), ce qui équivaudrait à quelques trois millions d'habitants ! Les Algériens avancent le plus souvent le nombre de 1 5OO OOO, ou un million (2), jamais un nombre intermédiaire, sauf à employer une formule peu précise comme le Président Boumediène affirmant, dans une interview à Témoignage chrétien, en juin 1971, que " l'Algérie a perdu, pendant la guerre, le dixième de sa population ", c'est-à-dire autour d'un million d'habitants, s'il s'agit d'une estimation relative à la situation démographique des dernières années de guerre (3). Le Président Chadli Bendjedid semble accepter un nombre inférieur au million, puisqu'il parle du " sacrifice suprême de centaines de milliers de martyrs " (4).

(1) Les deux versants de l'histoire. Autopsie de la colonisation, Paris, Albin Michel, 1967, 329p, p10
(2) La Constitution de la République Algérienne Démocratique et Populaire du 1O septembre 1963 note dans son préambule que : " La guerre d'extermination menée par l'impérialisme français s'intensifia et plus d'un million de martyrs payèrent de leur vie leur amour de la patrie et de la liberté. " (Annuaire de l'Afrique du Nord, 1963, p. 852.)
Au début de 1968, le cheikh Abderrahmane El Djilali, du Conseil Supérieur Islamique, parle " du million et demi de martyrs " (Revue de Presse. Proche et Moyen Orient, n° 122, février 1968).
Le Monde des 16-17 octobre 1977 donne un million et demi comme le nombre admis par les Algériens, et le même quotidien note encore, le 1.12.198O, que l'Algérie se définit comme le " pays du million et demi de martyrs ".
L'ancien Président Ben Bella parle d'une " saignée " d'un million et demi d'Algériens de 1954 à 1962 (Le Monde du 4.12.198O).
Dans une émission de télévision de FR3 18 mars 1982, reproduisant un enregistrement de 1972, Pierre Mendès-France avance avec conviction le nombre de un million de morts.
(3) Revue de Presse. Proche et Moyen Orient, n° 156, juin 1971. Le Président Boumediène ne songe certainement qu'à la population musulmane. Par la suite il optera aussi pour " le pays du million et demi de martyrs "(Le Monde des 3 et 4 janvier 1982).
(4) Le Monde du 11.3.1981, discours prononcé au deuxième congrès de l'Union parlementaire arabe.

Des journalistes et des historiens ont aussi retenu le nombre d'un million sans s'en expliquer, comme s'il s'agissait d'une évidence. On le trouve, par exemple, sous la plume de l'Anglais Alistair Horne qui le rapporte en le considérant toutefois comme élevé, mais sans en avancer lui-même un autre, position prudente qui est celle de la plupart des historiens se gardant de toute estimation. Dans La Guerre d'Algérie, dirigée par Henri Alleg, l'avocat Henri J. - Douzon évoque le sacrifice de " plus d'un million d'Algériens ", nombre que reprend Jean Freire, à la fin de l'ouvrage. Slimane Chikh, professeur algérien de sciences politiques, totalise " plus d'un million de morts de part et d'autre ", ce qui équivaut à admettre un million environ pour les seuls Algériens (5).

(5) Paris-Match, n° 12O1, 13 mai 1972, p.7.
A. HORNE, Histoire de la guerre d'Algérie, Pans, Albin Michel, 198O (L977 à Londres), 6O8 p., p. 556. Henri 3. DOUZON, La guerre d'Algérie (sous la direction de H. ALLEG), Paris, Temps Actuels, Tome 1, 1981, 6O9 p., p. 52O. et J. FREIRE, Tome III, 1981, 613 p., p. 423.
S. CHIKH, L'Algérie en armes ou le temps des certitudes, Paris, Economica, 511 p., p. 161.

C'est seulement au-dessous du million qu'on trouve des auteurs qui se posent des questions ou dont le rôle dans le conflit permet de penser qu'ils pouvaient disposer de certaines informations. Tel est le cas de Abdelaziz Bouisri et de François de Lamaze qui, dans une étude sérieuse sur " La population d'Algérie, d'après le recensement de 1966 ", écrivent :

" La répartition par âge des classes adultes pose des problèmes. Il est malheureusement très délicat, en raison des difficultés de détermination de l'âge exact, d'obtenir une pyramide suffisamment fiable ; on a cependant tenté une approche du problème des pertes de guerre, en rapprochant les pyramides préalablement lissées, correspondant aux recensements de 1948, 1954 et 1966. Il y a malheureusement une coïncidence entre les générations touchées par la guerre et celles qui sont le plus touchées par l'émigration, et les structures en sont probablement identiques. Sous toutes réserves, nous estimons ces pertes entre 5OO et 8OO OOO personnes, les classes les plus touchées étant nées de 193O à 194O, sans pour autant ignorer que , pour les autres années, des pertes ont été enregistrées, en majorité masculines " (6).
(6) Population, numéro spécial, "Le Maghreb", mars 1971, p. 32.

On aimerait avoir plus de précision sur le mode de calcul et être fixé notamment sur la part attribuée à l'émigration.
Pierre Beyssade, administrateur des services civils de l'Algérie, note, sans lui donner sa caution, le nombre, retenu par certains, de " 8OO OOO morts et blessés ", auquel il faudrait ajouter les victimes du terrorisme (7).
Après avoir pris connaissance des diverses estimations, Bernard Droz et Evelyne Lever, dans leur récente Histoire de l'Algérie 1954-1962 (Paris,Editions du Seuil, 1982), retiennent " un chiffre gravitant autour de 5OO OOO morts " qui leur paraît de l'ordre du possible (p. 343), tandis que l'historien Guy Pervillé, spécialisé dans les questions algériennes, opte pour un nombre compris entre 3OO OOO et 4OO OOO victimes (8).

(7) P. BEYSSADE, La guerre d'Algérie 1954-1962, Paris, Editions Planète, 1968, 268 p., p. 255.
(8) Annuaire de l'Afrique du Nord, 1977, p. 1O56, n° 3, et 1978, p. 1113, n° 3.

Il est remarquable que certaines des évaluations les moins élevées sont données par des acteurs du drame qui sont, ou, tout au moins, pourraient être particulièrement informés : Krim Belkacem, le général de Gaulle, et le général Jacquin.

Krim Belkacem a joué un rôle de premier plan dans l'insurrection algérienne, d'abord comme chef de la wilaya III (essentiellement la Grande Kabylie) puis, après la conférence de la Soummam (août 1956), comme membre de tous les organismes dirigeants de la Révolution. Vice-Président du Gouvernement provisoire de la République Algérienne en septembre 1958, ministre des Affaires Etrangères en janvier I960, il dirigera la délégation du F.L.N. à Evian, où seront signés les accords mettant fin à la guerre.
Particulièrement bien placé pour connaître les besoins de l'armée algérienne et les pertes subies dans le pays, il les estime à 3OO OOO : il le dit au général Henri Jacquin (9).

(9) Historia magazine. La guerre d'Algérie, n° 371, p. 3213.

Le général de Gaulle, au cours de la guerre, a avancé plusieurs nombres (10), mais, comparés entre eux, ils manquent de cohérence. Pour ne retenir que le nombre le plus élevé, 2OO OOO, on le trouve dans deux textes, à quinze mois de distance. Le 25 novembre I960, il dit à Pierre Laffont, député d'Oran :
" Bien sûr, nous pourrions continuer la guerre. Nous en avons tué déjà 2OO OOO. Nous en tuons encore 5OO par semaine. Mais où cela nous mènerait-il ? ".
Et le 2 avril 1962, il déclare à J.R. Tournoux : " Cette guerre a été très dure. Nous leur avons tué 2OO OOO hommes. Eux, ne nous ont tué que 12 OOO troupiers. Encore, parmi ces derniers compte- t-on beaucoup de légionnaires, de tirailleurs ". A moins d'admettre que, dans le premier cas, il s'agit d'une estimation concernant civils et militaires, et dans le second seulement les militaires, on ne peut que constater la contradiction. Il faut noter d'ailleurs que ce sont là propos de conversation et que le général parlait sans documents : le nombre relatif aux pertes françaises est erroné, sensiblement inférieur à celui qu'on trouve dans les dénombrements officiels (17 456 au 2 février 1962).

(10) Guy Pervillé les a relevés et nous les a communiqués. Le premier texte cité se trouve dans P. LAFFONT, L'expiation, Pion, 1968, p. 169, et le second dans J.R. TOURNOUX, La tragé die du général, Pion, 1967, p. 4O5.

Seul le général Jacquin donne des précisions sur les pertes subies par la communauté musulmane. Il a longuement séjourné au Maroc et en Algérie. Il a notamment exercé les fonctions de chef du 2ème Bureau de l'E.M. d'Alger en 1957-1958, puis, de 1959 à 1961, de Chef du Bureau d'Etudes et de Liaisons du Commandant en Chef. Il était donc très bien placé pour être informé et, ayant utilisé, entre autres, des documents émanant du F.L.N. et une communication de Krim Belkacem, il considère comme vraisemblables :

" 141 OOO hommes tués par les forces de l'ordre,
12 OOO fellaghas victimes des purges internes,
2 OOO hommes tués par les Marocains et les Tunisiens,
3 5OO soldats musulmans des forces de l'ordre,
16 OOO civils musulmans (y compris les membres des autodéfenses tués par le F.L.N.),
50 OOO civils enlevés et sans doute exécutés par les rebelles du premier novembre 1954 au 19 mars 1962,
150 OOO musulmans civils et anciens membres des forces de l'ordre abattus après le cessez-le-feu pour avoir servi la France,
soit 374 5OO personnes dont 144 50O par suite des opérations menées par les forces de l'ordre" (11).
Le général Jacquin ajoute qu'un de ses amis ayant interrogé un ancien chef de l'A.L.N. (Armée de Libération Nationale) sur les pertes algériennes, celui-ci répondit 35O OOO,
A priori, les services de l'armée française et ceux du F.L.N. pouvaient avoir des informations relativement précises sur les six premières catégories énumérées, mais on voit mal comment on a pu apprécier le nombre de Musulmans abattus après le 19 mars, nombre qui paraît particulièrement élevé (12).
(11) " Le prix d'une guerre ", in Historia magazine. La guerre d'Algérie, n° 371, pp. 321O- 3213. Une note de la redaction précise que l'auteur ne comptabilise dans son bilan ni les " disparitions " de Musulmans durant la " bataille d'Alger ", ni celles constatées dans les camps d'internement.
Les nombres avancés par le Général Jacquin sont repris avec quelques modifications dans un livre récent, Histoire militaire de la guerre d'Algérie (Paris, Albin Michel, 1982, *O5 p.), par le Colonel Henri LE MIRE qui appartint a l'Etat-Major du Général Massu, à la 1Oe division parachutiste. Il distingue (p. 3S6) :
1°) les pertes de l'A.L.N. (Armée de Libération Nationale) et de ses auxiliaires, soit 158 OOO hommes (dont 141 OOO au combat, 15 OOO victimes des purges, 2 OOO tués par les armées tunisienne et marocaine) ;
2°) les Musulmans abattus par l'A.L.N., soit 219 5OO (3 5OO soldats musulmans tués au combat, 16 OOO civils tués au 19 mars 1962 (date du cessez-le-feu), 5O OOO civils disparus à la même date, 15O OOO abattus après le cessez-le-feu) ; au total 377 5OO Musulmans victimes de la guerre.
(12) C'est celui qu'on trouve dans un rapport établi par " L'Association nationale des familles et amis des parachutistes coloniaux ", cité par P. BEYSSAOE, op. cit. p. 256. Mais d'autres estimations ne vont pas au-delà de 3O OOO, comme le rapporte A. HORNE, op. cit. p.556.

Les nombres retenus par Philippe Tripier dans un gros ouvrage très documenté (13) demandent à être précisés. Officier et grand mutilé de guerre, il a été affecté au Secrétariat Général de la Défense Nationale, et chargé de centraliser les renseignements recueillis par plusieurs Ministères sur les événements militaires en Algérie. Or, après avoir évoqué le nombre controversé de 15O OOO Français Musulmans massacrés après les accords d'Evian, il écrit, pp. 56O-561 : " Cent cinquante mille " : si ce chiffre est exact, le nombre des morts victimes du F.L.N. après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 fut du même ordre que le total des militaires et civils tués dans les deux camps pendant toute la durée de la guerre d'Algérie.
Le nombre officiel de victimes dans le camp français étant de 24 614 dont environ 3 500 Musulmans, le nombre de décès à compter dans le camp " algérien " se trouve ramené à quelque 130 000 (128 886 d'après le décompte) ce qui, si on accepte le nombre de 150 000 individus massacrés après les accords d'Evian, ferait un total de 280 000.
Léon Célerier, Algérois de vieille souche, parlant couramment l'arabe, fut d'abord marin, puis ingénieur commercial d'une grosse entreprise métropolitaine. Il a parcouru le pays en tous sens et y est demeuré plus de dix ans après l'indépendance. Dans un livre publié en 1978 (Six générations en Algérie, Les Presses Universelles, 480 p.), il écrit p. 412 :

" Le probable, c'est que les pertes totales de la population autochtone, civils et militaires, sont de l'ordre de 200 000 âmes, ce qui évidemment est toujours trop ".

L'Encyclopaedia Britannica (Tome I, p. 624) donne un nombre encore plus faible, 150 000, mais le contexte permet de penser qu'il s'agit des seuls combattants.
Ainsi, de 200 000 à 3 000 000, la différence est de 1 à 15 !
(13) Autopsie de la guerre d'Algérie, Paris, Ed. France-Empire, 1972, 672 p.

2. Comparaisons

Elles ont pour seul but de réfléchir sur un ordre de grandeur possible. Chaque guerre, en effet, présente ses caractères propres, et il est difficile notamment de mettre sur le même plan des conflits engageant des armées considérables en action sur de vastes fronts et d'autres se manifestant surtout par des combats locaux, limités le plus souvent à des actions de guérilla, avec de nombreuses victimes parmi les non-combattants, par suite de répressions aveugles. Nous essayerons d'en appeler à tous les types de conflits.
Pour les guerres de la Révolution, la fourchette des pertes françaises s'établit entre 44O OOO et 49O OOO, y compris l'émigration masculine définitive ; pour celles du Consulat et de l'Empire, entre 88O OOO et 97O OOO à une époque où la population de la France évoluait entre 28 et 3O millions (14).
Au total, par conséquent, de 1792 à 1815, 1 32O OOO à 1 46O OOO. C'est un nombre voisin de celui des victimes françaises de la guerre de 1914-1918 : 1 386 40O tués ou disparus (15).

(15) Historia, janvier J979, n° 386, p. 12*.

La guerre de Vendée (1O mars 1793-29 mars 1796) et la Chouannerie (1792-18OO) ont donné lieu à des estimations assez précises qui ne sont pas sans intérêt pour nous, car certains des caractères de ces conflits rappellent la guerre d'Algérie. La guerre de Vendée connut toutefois des batailles meurtrières qui firent chaque fois plusieurs milliers de morts, notamment parmi les Vendéens, lesquels perdirent au total 35O OOO personnes pour 280 OOO dans le camp républicain. La Chouannerie s'est exercée sur la rive droite de la Loire (Bretagne, Normandie, Maine) ; ce ne fut pas un soulèvement massif comme en Vendée, mais une guérilla qui se poursuivit longtemps, rassemblant au maximum 42 OOO hommes lors de la " grande mobilisation " de l'automne 1799 (des effectifs comparables à ceux de l'A.L.N. à l'intérieur de l'Algérie en 1958- 1959) ; les pertes, civils et combattants, sont estimées pour les deux camps à un maximum de 1OO OOO individus, soit beaucoup moins qu'en Vendée, pour une étendue géographique trois fois plus grande (16).

(16) Pour la Vendée : Jean Lagniau, président du "souvenir Vendéen ", in Historia spécial n° 409 bis, pp 120-121. Pour la Chouannerie : Historia spécial n°412 bis, p 140

Du 12 avril 1861 au 9 avril 1865, la Guerre de Sécession en Amérique mit aux prises les vingt-trois, bientôt vingt-quatre, Etats du Nord et les onze Etats confédérés du Sud, soit 22 Millions de Nordistes contre 9 millions de Sudistes (y compris 3,5 millions d'esclaves). Elle mobilisa deux millions d'hommes au Nord et près d'un million au Sud. On compte plus de deux mille combats, avec des batailles engageant pendant plusieurs jours des centaines de milliers de combattants. Cette guerre, particulièrement meurtrière, fit environ 62O OOO Morts, dont 36O OOO chez les Nordistes et 26O OOO chez les Sudistes (17).

(17) Notamment les articles "Etats-Unis" et " Sécession " dans l'Encyclopaedia Universalis ; H.C. ALLEN " La guerre de Sécession ", Historia hors-série, n° 9, juin 1968, pp. 12O-122.

Nous ne connaissons pas les pertes subies par les Espagnols combattant les Français de 1808 à 1814, dans des conditions qui ne sont pas sans rappeler parfois la guerre d'Algérie, avec cependant des batailles d'une autre envergure, dont le siège de Saragosse en 18O9 est un exemple (18).
Nous savons par contre que la guerre d'Espagne de 1936 à 1939, qui intéressa un territoire plus étendu et plus peuplé que celui sur lequel se déroulèrent les opérations en Algérie, fit sensiblement moins d'un million de victimes en trente-trois mois, dans les deux camps, à la suite de batailles acharnées utilisant des moyens massifs de destruction (19).

(18) Sur les guerres d'Espagne, la documentation nous a été fournie par notre collègue Juan Bautista Vilar, de l'Université de Murcie, que nous remercions.
Parmi les auteurs cités, un seul, José Luis COMELLAS, (Historia de Espana moderna y contemporanea 1474-1947, Madrid, 1968, Rialp, 2e éd. , pp. 422-423) avance une estimation numérique en écrivant : " On croit que l'Espagne perdit un million d'habitants ", nombre qui paraît excessif à J.B. Vilar, faisant remarquer que la population espagnole était alors de 12 millions d'habitants.
Dans son livre sur La guerra de la independencia en Espana (1808-1814), (Madrid, Ed. Siglo XXI, 1974, pp. 1O4-1O6), J.R. AYMES ne précise pas l'étendue des pertes, mais souligne qu'elles sont dues moins au combat qu'aux épidémies, comme la fièvre jaune de 1811 et 1812 surtout. On notera à ce propos, l'absence d'épidémie notable durant la guerre d'Algérie.
M. ARTOLA GALLEGO (La Espana de Fernando VII, t. XXVI de la Historia de Espana, dirigée par R. MENENDEZ PIDAL, Madrid, 1968, p. 27*), précise les pertes des armées régulières : 45 OOO tués et blessés pour les troupes espagnoles et britanniques ; 18O OOO morts pour les Français par suite de la guérilla (à comparer avec les 24 614 de la guerre d'Algérie).
(19) Le nombre d'un million lancé par la presse nationaliste en 194O a été très contesté par la suite. Hugh THOMAS (La guerra civil espahola, Paris, Ruedo Ibenco, éd. de 1973, pp. 741-742), analysant les pertes, totalise 6OO OOO morts, dont 4OO OOO de mort violente durant la guerre et le reste des suites de la guerre. Ramon TAMAMES (La Republica. La Era de Franco 1931-1970, pp. 349-352), dans la Historia de Espana Alfaguara dirigée par Miguel ARTOLA (Madrid, 1974), rappelle que l'historien américain G. JACKSON, totalisant les diverses causes de mortalité, aboutit à un minimum de 58O OOO, qui, réajusté quant aux morts sur les champs de bataille, donnerait un total de 675 OOO.

Il serait très intéressant de connaître le nombre de victimes dans les populations indochinoises, particulièrement vietnamiennes, au cours de la guerre que menèrent les Français, du 2O novembre 1946 au 2O juillet 1954, c'est-à-dire durant 7 ans 8 mois, temps comparable à celui de la guerre d'Algérie (environ 7 ans et demi), les opérations se déroulant sur des territoires également vastes, mais nettement plus peuplés en Indochine.
Selon le général Yves Gras, auteur d'un livre important sur l'Histoire de la guerre d'Indochine (Paris, Pion, 1979, 592 p. , aux pp. 578-579), on peut évaluer les pertes totales à 5OO OOO personnes, et si on défalquait les morts et disparus d'origine non indochinoise, les pertes des autochtones s'établiraient à un peu moins de 47O OOO individus, dont près de la moitié dans le camp français (militaires du corps expéditionnaire et des forces armées vietnamiennes, civils massacrés par le Vietminh) (2O).

(20) II est très difficile de faire un décompte exact même des pertes militaires dans le camp français, comme on le voit, en comparant les nombres donnés par Y. GRAS, cité ci-dessus, G. ELGEY, Histoire de la IVe République. U. La République des contradictions 1951-1954, p. 432, n° 1 et le n° 25 d'Historia hors-série, 2 trimestre 1972, pp. 164-165.

Toutes ces données statistiques, pour hétérogènes qu'elles soient , permettent une première conclusion : connaissant les conditions du déroulement de la guerre d'Algérie (actions guerrières d'importance limitée, faibles effectifs mobilisés par les Algériens, représailles qui n'ont pas eu plus d'ampleur que dans les autres conflits signalés), il est absolument impossible d'admettre le nombre d'un million de victimes (et a fortiori un million et demi), et même un nombre approchant.
Mais notre étude vise à serrer la réalité de beaucoup plus près en s'appuyant sur des données statistiques, dont l'une serait décisive : la population de l'Algérie à la fin de la guerre. Faute d'un dénombrement effectué à ce moment, nous disposons essentiellement, d'une part, des résultats du référendum du 1er juillet 1962 et, d'autre part, des recensements de 1966 et 1977.

3. Essai d'estimation à partir du référendum du premier juillet 1962.

Il s'agit du référendum d'autodétermination par lequel les électeurs devaient répondre à la question : " Voulez-vous que l'Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 Mars 1962 ? ".
Albert Lentin raconte le déroulement de ce scrutin et rapporte les résultats proclamés officiellement par le Président de la " Commission de contrôle du référendum d'autodétermination ", Kaddour Sator, avocat du barreau d'Alger, et ancien élu de l'U.D.M.A. ou Union Démocratique du Manifeste Algérien (21).

(21) Historia Magazine. La guerre d'Algérie, n' 367, pp. 3172-3176. On trouve des nombres légèrement différents dans d'autres auteurs.

Les voici :
Inscrits 6 549 736
Votants 6 017 800
Suffrages exprimés 5 992 115
Bulletins nuls 25 565
Oui 5 975 581
Non 16 534

Pour nous, le nombre essentiel est celui des inscrits que nous arrondirons à 6 550 000. A l'époque, il englobe tous les Algériens et Algériennes (musulmans et non musulmans) ayant 21 ans ou plus, car l'âge électoral ne sera ramené à 18 ans que par une ordonnance du 14 mai 1976. Si l'on s'était souvenu que lors du référendum de septembre 1958, pour lequel l'armée avait veillé à l'inscription des Musulmans sur les listes électorales, on n'avait recensé, d'après les résultats parus au Journal Officiel de la République Française, le 5 octobre 1958, que 4 694 27O inscrits (dont 282 O99 pour les départements du Sahara) (22), on aurait pu avoir immédiatement des doutes sur la possibilité d'une croissance de près de deux millions d'électeurs en moins de quatre ans, sachant que l'excédent démographique annuel, à la veille de l'insurrection, était inférieur à 25O OOO (en moyenne 223 4OO de 195O à 1954).

(22) Nombre cités par P. TRIPIER. Autopsie de la guerre d'Algérie, Paris, Ed. France- Empire, 672 p., p. 260.

Pour les Musulmans qui seuls nous intéressent ici, l'analyse ne manque pas d'enseignements, en s'en tenant au nombre d'inscrits de 1962. La population européenne ne dépassait guère le million d'habitants, dont 66 % environ avaient plus de 21 ans; compte tenu des étrangers, elle pouvait fournir au maximum 6OO OOO inscrits, ce qui laisse aux seuls Musulmans 6 55O OOO- 6OO OOO = 5 95O OOO inscrits. Or, nous savons, d'après le recensement de 1954, que 53 % de la population musulmane avaient moins de 2O ans (il y en aura 56 % en 1966), d'où l'on peut déduire au minimum quelque 55 % de moins de 21 ans et par conséquent tout au plus 45 % en état de voter, ce qui donnerait pour 1962 une population de :

5 95O OOO : 45 x 1OO = 13 222 222 habitants
c'est-à-dire environ 1 2OO OOO de plus qu'on en trouvera après quatre ans de paix !

Il est évident que les résultats de ce référendum sont erronés

et qu'ils ne peuvent nous être d'aucune utilité. Les admettre serait conclure que la guerre d'Algérie ne s'est accompagnée d'aucune perte puisque, comme nous le verrons plus loin, la population musulmane présente en Algérie étant de 8 47O OOO individus en 1954, au cours des hostilités on aurait enregistré une croissance de 13 222 OOO - 8 47O OOO = 4 752 OOO individus en 7 ans et 8 mois, soit une augmentation naturelle à un rythme annuel de plus de 7 % jamais atteint, ni en Algérie, ni ailleurs. Il nous faut chercher une autre base de raisonnement puisque l'Algérie indépendante a pris un mauvais départ dans le domaine de la régularité électorale.

4. Les statistiques de base

Précisons tout d'abord que nous envisageons la seule population musulmane (sans mettre à part les Musulmans étrangers qui sont peu nombreux et parfois non comptés en tant que tels) résidant en Algérie, et cela pour deux raisons. D'abord, il est difficile d'obtenir une estimation valable du nombre des émigrés, faute de connaître l'importance numérique de ceux établis hors de France, et, même en France, leur nombre variable est toujours très approximatif (23).
De plus, le nombre de victimes recensées dans leurs rangs, environ 4 000, ne peut modifier l'approximation que nous cherchons.

(23) On peut cependant affirmer qu'au cours de la guerre le nombre d'émigrés a augmenté relativement plus vite que la population intérieure, et sa mention dans les statistiques, si elle était fiable, aurait alors pour résultat de faire baisser le nombre que nous recherchons concernant les pertes algériennes.

Nous venons de constater que nous n'avons pas d'estimation valable pour la fin de la guerre, mais nous disposons de données précises pour 1954 et 1966. Nous les rappellerons d'abord en y joignant le recensement de 19*8, qui, comme celui de 1954, a été rectifié par Jacques Breil, alors chef du Service de statistique générale de l'Algérie. Nous chercherons ensuite s'il existe d'autres statistiques utilisables.
Voici les données dont nous disposons pour 1948 et 1954 (24) en ce qui concerne les Musulmans :

Population rectifiée au 31.10.1948 :
présente en Algérie : 7 349 000 émigrée en métropole : 140 000 totale : 7 489 000, dont 68 000 étrangers

Population rectifiée au 31.10.1954 :
présente en Algérie : 8 470 000 émigrée en métropole : 275 000 totale : 8 745 000, dont 86 000 étrangers

(24) Résultats statistiques du dénombrement de la population effectué le 31 octobre 1954. Volume l - Population légale de résidence habituelle, Gouvernement Général de l'Algérie, s.d., XLVIII. ? 277 p. , p. XXXIII.

De 1954 à 1962, on dispose de plusieurs estimations auxquelles on ne peut guère accorder de confiance :

. au 1er janvier 1958 : 9 240 OOO, plus 31O OOO en France (25),
. fin 1958 : 8 8OO OOO,
. fin I960 : 9 3OO OOO (26)
. pour I960, sans plus de précision, l'Annuaire statistique de l'Algérie, 1961, p. 19, publié par le Gouvernement général, donne 9 O42 694 Musulmans de population municipale, évaluation en apparence sérieuse. Mais, d'après D. Maison, dans une étude de la revue Population (nov.-déc. 1973, p. 1O83), seulement 434 698 Algériens ont été recensés et, si on admettait le résultat exprimé, pour 12 O17 OOO Musulmans en 1966, cela supposerait un taux d'accroissement annuel inadmissible de 5,48 % (27).
(25) D'après les Tableaux de l'économie algérienne 1958, p. 19 : estimation la plus valable car faite par les mêmes services du Gouvernement Général de l'Algérie que le recensement de 1954. Elle permet de calculer, pour 3,24 années, un taux de croissance de 2,8O %, supérieur à celui de la période précédente, mais sans doute inférieur à la réalité, comme nous le verrons plus loin.
(26) Ces deux évaluations se trouvent dans l'Histoire générale de la population mondiale, de M.R. REINHARD, A. ARMENGAUD et 3. DUPAQUIER (Pans, Ed. Monchrestien, 1968, p. 655).
(27) Dans l'Annuaire démographique des Nations Unies et le World Population Trends and Prospects by country 1950-2000, la Division de la population des Nations Unies a établi des estimations annuelles pour le milieu de chaque année, mais nous ne pouvons les retenir, car elles ne distinguent pas entre Musulmans et non-Musulmans.
Pour le milieu de l'année 1963, la population présente en Algérie a été évaluée, Européens non compris, à 10 45O OOO personnes (28). Avec 8 47O OOO habitants musulmans en 1954, l'excédent est de 1 98O OOO de fin octobre 1954 à début juillet 1963, soit pour 8,66 années, un taux annuel de croissance de :
(1 98O OOO x 1OO) : (8 47O OOO x 8,66) = 2,699 ou 2,7O %

taux qui pourrait être vraisemblable. Mais alors, du 3O juin 1963 au début avril 1966, en 2,75 années, on aurait un accroissement de 1 298 OOO individus, la population en 1966 étant, comme nous le verrons plus loin, de 11 749 OOO ; cela représenterait un taux d'accroissement annuel de 4,5167 %, trop élevé pour être crédible.

(28) D'après la Revue du Plan et des Etudes Economiques, numéro spécial "Situation Economique en 1963", n° 1, avril 1964, p. 27 (revue éditée par le Ministère de l'Economie Nationale et la Direction générale du Plan et des Etudes Economiques).

Il faut donc s'en tenir au recensement de 1966 qui a lieu entre le 22 décembre 1965 et le 2O janvier 1966 pour les régions sahariennes (anciens départements des Oasis et de la Saoura), peu importantes, et du 4 au 17 avril pour le Nord de l'Algérie. On trouve ses résultats exprimés de façon différente dans diverses études (29). Nous retiendrons le nombre de 12 O17 7OO Musulmans, donné par le Commissariat National au Recensement de la Population, et accepté par Abdelaziz Bouisri et François Pradel de Lamaze.

(29) Annuaire de l'Afrique du Nord 1967, C.N.R.S., 1968, pp. 651-652. A. PRENANT, " Premières données sur le recensement de la population de l'Algérie (1966) ", Bulletin de l'Association des géographes français, n° 357-358, nov.-déc. 1967, pp. 53-63. BIRABEN (Dr J.N.), " Essai d'estimations des naissances de la population algérienne depuis 1891. " - Population, juillet-août 1969, n°4, pp 711-734. A. BOUISRI et F. PRADEL de LAMAZE, " La population de l'Algérie d'après le recenssement de 1966 " - Population, numéro spécial de mars 1971 sur "Le Maghreb", pp. 25-46. Ph. BOURGIER de CARBON, " Projections de la population algérienne jusqu'en 2001 ", Population, n° 2 mars-avril 1973, pp. 291-334 (étude intéressante, mais dont les résultats se comparent difficilement à d'autres, à cause des corrections effectuées à partir des rapports de féminité). G. NEGABI, D. TABUTIN et B. VALLIN, " Situation démographique de l'Algérie ", in La population de l'Algérie, World Population Year, C.I.C.R.E.D., 1974, 174 p., pp. 16-62. F. PRADEL de LAMAZE, " La connaissance récente de la population des trois pays du Maghreb ", Population, juillet-août 1977, n° 4-5, pp. 992- 1OO4.
Mais il inclut un certain nombre de personnes (268 868 d'après l'Annuaire démographique des Nations Unies) considérées comme résidant habituellement en Algérie, mais se trouvant à l'étranger au moment du recensement, ces R.A.E. (Résidents Absents à l'Etranger) ne constituent qu'une partie, moins de la moitié, du total des émigrés. Pour établir des possibilités de comparaison avec le recensement de 1948, et surtout celui de 1954, il faut déduire ce contingent et on obtient alors comme résidant en Algérie :
12 O17 70O - 268 868 = 11748 832 ou, en arrondissant, 11 749 OOO.

5. Une première approche

Deux observations montrent que les pertes sont beaucoup moins élevées que certains l'ont prétendu.
La première provient des Perspectives décennales de développement économique de l'Algérie, volume de 455 pages, format 21 x 27 cm, édité en mars 1958 par le Ministère de l'Algérie (Robert Lacoste était Ministre résidant) et concernant les années 1958-1968, comme le montre le graphique ci-joint constituant la page 16 du volume (3O). Il est écrit, page 15 :

" Sous l'effet d'une natalité très élevée et d'une mortalité en sensible réduction, la population a doublé dans les cinquante dernières années. Elle est actuellement composée de 9 millions de musulmans et d'un million d'européens (militaires non compris). Il est prévu que, sauf émigration ou immigration massive, elle doit à nouveau doubler en moins de 3O ans, passant de 1O à 13 millions de personnes dans les dix prochaines années. "

Comme le graphique prévoyait pour 1968 une population non musulmane de 1,1 à 1,2 million (représentée par le bâtonnet hachuré correspondant à cette date), sur le total de 13 millions, cela laisse moins de 12 millions pour les Musulmans, nombre qui a été atteint dès 1966, le recensement officiel, nous l'avons vu, donnant 12 O17 7OO Musulmans.

(30) On note sur l'original que 16,5 millimètres entre les années 1911 et 1921 correspondent à 1O ans, et par conséquent 33 mm à partir de 1948 représentent 2O années.

La seconde observation résulte de l'examen de la courbe montrant l'évolution de la seule population musulmane. Il est remarquable que la croissance s'accentue presque continuellement, avec seulement deux exceptions, d'importance différente d'ailleurs : une chute de 1911 à 1921 surtout, période marquée par la guerre de 1914-1918 et les années difficiles qui suivirent dont, en 1921, une disette qui prit parfois la forme d'une véritable famine (entre ces deux années,1911 et 1921, le taux de croissance annuel moyen tombe à O,38) ;
un fléchissement relatif entre 1936 et 1948, avec là aussi, la guerre et la pénurie alimentaire de l'immédiat après-guerre. Par contre, la période 1954- 1966 connaît un taux de croissance annuel, jamais atteint, de 3,36 % (calculé plus loin), ce qui exclut la possibilité d'un recul démographique important de 1954 à 1962.

Cette idée semble implicitement admise en Algérie par les démographes. En effet, dans son numéro des 1-2 mai 1981, le quotidien d'Alger £1 Moudjahid rend compte d'un séminaire sur le thème " Espacement des naissances. Démographie et développement économique " qui a été organisé les 22 et 23 avril par le Comité de la wilaya de Biskra de " l'Union Médicale Algérienne ". Il écrit notamment :

" ... L'accroissement rapide des naissances et ses effets sont devenus un sujet de préoccupations depuis relativement peu de temps. Dans les pays en développement, le problème de l'accroissement démographique se pose d'une façon aiguë. En Algérie, la population a quasiment doublé depuis l'indépendance, passant de 1O 6OO OOO en 1962 à 18 5OO OOO en 198O, soit, en ajoutant les Algériens vivant à l'étranger, une population globale de 19 5OO OOO personnes " (31).
(31) Cité dans la Revue de presse. Maghreb, Proche et Moyen-Orient, Alger, n° 254, mai 1981, p. 4.

Il s'agit donc d'une estimation correspondant au milieu de l'année, puisque le référendum sur l'indépendance est du 1er juillet, et d'une estimation relative à la population musulmane résidant en Algérie (32).
Nous ignorons comment les Algériens sont parvenus à cette estimation de 1O 6OO OOO Musulmans vers juillet 1962. En l'admettant et en considérant, comme on le fait d'ordinaire, que l'accroissement est linéaire, avec 8 47O OOO habitants musulmans en 1954, l'excédent est de 2 13O OOO, ce qui, de fin octobre 1954 à début juillet 1962, soit pour 7,66 années, correspond à un taux annuel de croissance de :
(2 13O OOO x 1OO) : (8 47O OOO x 7,66) = 3,28%
taux très élevé, si on sait qu'en 1954, dans son évolution ascendante, il atteignait juste 3 % (33) et incompatible avec toute possibilité de pertes massives pendant la guerre.

(32) Si on admettait d'ailleurs la présence dans l'estimation du million d'Européens, on irait à l'encontre de la réalité historique puisque un grand nombre avait déjà quitté l'Algérie et, en outre, il faudrait conclure qu'en moins de quatre ans, de juillet 1962 à avril 1966, la population musulmane s'est accrue de 2 149 OOO individus (11 749 OOO - 9 6OO OOO), ce qui représenterait un taux de croissance inadmissible de près de 5,6 % par an.
(33) Avec un taux de natalité de 47 p. mille, et un taux de mortalité de 17 p. mille, d'après H. WEILER, " Peuplement et démographie ", in Initiation à l'Algérie, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1957, 422 p., p. 165.

6. Le calcul proposé

II repose sur l'évolution du taux de croissance annuel évalué linéairement lorsqu'il s'agit d'une période. On peut dresser le tableau suivant :

. de 1948 (7 349 OOO habitants) à 1954 (8 47O OOO) 2,54 %
. en 1954 même, nous venons de le voir 3,00 %
. de 1954 à 1966, on peut le calculer : l'augmentation de la population étant de 3 279 OOO individus (1 1 749 OOO - 8 k7O OOO), cela représente un pourcentage de
(3 279 OOO x 1OO) : 8 47O OOO = 38,713 et par an, 38,713 : 11,5 = 3,366 soit, en simplifiant 3,36 %
. pour la période allant du recensement d'avril 1966 à celui de février 1977, le taux d'accroissement naturel est évalué à 3,20 %
le taux de natalité étant de 4,60 %, et celui de mortalité de 1,4 % (34).
. des brochures officielles de la Direction Générale des statistiques, publiées annuellement, L'Algérie en quelques chiffres, permettent de connaître les taux d'accroissement naturel des dernières années. L'édition de 1981 précise :
Pour 1977 : 31,60 p. mille ou 3,16 %
Pour 1978 î 30,90 p. mille ou 3,09 %
Pour 1979 : 31,30 p. mille ou 3,13 %
Pour 1980 : 32,10 p. mille ou 3,21 %
(34) Recensement général de la population et de l'habitat 1977. Données abrégées.
Résultats du sondage, Alger, Direction des statistiques et de la comptabilité nationale, Commissariat National aux recensements et enquêtes statistiques, s.d., 16 p. et 11 p. de graphiques, p. 14.

Lorsqu'il y a correction d'une année à l'autre, elle s'effectue dans le sens de la baisse. Exceptionnellement, on trouve signalé pour 1979 un taux de croissance annuelle de 3,4 % (35).

(35) L'Etat du Monde 1981 (sous la direction de F. GEZE, A. VALLADAO, Y. LACOSTE), Paris, Maspéro, 1981, p. 2O3.
Ce sont des statistiques de l'O.N.U. dont la source première est évidemment l'Algérie. Le World Population Trends and Prospects... United Nations, août 1979, 98 p. donne 3,41 % pour la période 1975-198O, prévoit 3,56 % comme variation moyenne pour 198O-1985, avec ensuite une chute pour atteindre 2,85 % en 1995-2OOO.

Nous avons donc une croissance plus ou moins régulière qui semble avoir culminé et culmine parfois encore actuellement autour d'un taux annuel très élevé de 3,4 %. Notre hypothèse est alors la suivante : pour expliquer que, malgré les pertes de la guerre, le taux de croissance ait pu être en moyenne de 3,36 % d'octobre 1954 à avril 1966, on peut penser que ce taux de 3,4O % ou même un taux légèrement supérieur a été atteint dès le début de la période d'après guerre.
Voici notre raisonnement :

1 . A partir de la population connue de 11 749 OOO habitants au début du mois d'avril 1966, nous déterminons la population P au début de juillet 1962, c'est-àdire 3,75 années plus tôt. Au cours de ce laps de temps, la croissance linéaire a été de 3,75 x 3,4O = 12,75 96, et on peut écrire :
P + O,1275 P = 11 749 OOO
1,1275 P = 11 749 OOO
P = 11 749 OOO : 1,1275 = 10 420 399 Nous retiendrons 1O 42O OOO approximativement pour la population lors de l'indépendance, donc après le retour des émigrés de Tunisie et du Maroc.

2. Nous admettons que, sans la guerre, la croissance aurait été de 3,4O % de 1954 à 1962 (en réalité, elle serait plutôt passée progressivement de 3 à 3,4).
Du 31 octobre 1954 (date exacte du recensement) au 1er juillet 1962, pour 7,66 ans, à partir de 8 47O OOO habitants, on aurait eu, en croissance linéaire, une augmentation de :
(8 47O OOO x 3,4 x 7,66) : 100 = 2 205 926
soit 2 2O6 OOO et, par suite, une population de 8 47O OOO + 2 2O6 OOO = 1O 676 OOO, nombre, on peut le souligner, qui n'est pas très éloigné de celui de 1O 6OO OOO admis par El Moudjahid des 1-2 mai 1981.

3. Nous pouvons en déduire que les pertes dues à la guerre s'élèvent à 1O 676 OOO - 1O42OOOO = 256 OOO individus.

4. Une hypothèse doit également être envisagée, c'est que dans l'immédiat après-guerre, il s'est produit, comme après d'autres conflits, un rattrapage dont l'effet a pu momentanément élever l'excédent des naissances sur les décès au-dessus de 3,4 % (36). En admettant que cette influence ait pu porter la moyenne à 3,5 % pour toute la période 1962-1966, ce qui est considérable, le même calcul que précédemment donne pour le début de juillet 1962 :
1O 385 856 habitants, ou 1O 386 OOO, ce qui correspondrait à des pertes de 1O 676 OOO - 1O 386 OOO = 29O OOO, soit moins de 3OO OOO individus.
Pour dépasser les 3OO OOO, il faudrait supposer, outre la croissance de 3,4 % dès 1954 (nous savons qu'elle a été cette année-là de 3,96), une croissance difficilement admissible de 3,6 % de 1962 à 1966 : on obtiendrait alors, pour juillet 1962, 1O 352 OOO habitants et les pertes s'établiraient à 324 OOO.
On peut conclure, semble-t-il, que celles-ci se situent au voisinage de 3OO OOO habitants, mais plutôt un peu au-dessous de ce nombre.

(36) On trouve effectivement en 1966 un pourcentage d'enfants de moins de 4 ans nettement supérieur à celui enregistré en 1954 : 19,46 % au lieu de 17,26 %. Mais comme on constate que cette croissance est bien antérieure à la guerre (13,O9 % en 1936 ; 14,71 % en 1948), il est difficile de déterminer la part qui revient au rattrapage dû à la reprise de la nuptialité (d'après les statistiques du World Population Year 1974. La population de l'Algérie, p. 23).
L'étude du docteur Jean-Noël Biraben citée précédemment (réf. 29) fait apparaître une période de rattrapage localisée essentiellement en 1963. On note, en effet, après un taux de natalité moyen de 47,4 p. mille pour la période 1951-1955, les nombres suivants :

1956 47,1 1960 48,2 1964 50,1
1957 42,6 1961 47,6 1965 47
1958 43,6 1962 45,9 1966 50
1959 46,4 1963 52,1 1967 46,1

Nous ne prétendons pas donner une estimation à un millier d'individus ou même dix mille près, mais nous pensons que les pertes algériennes imputables à la guerre de 1954-1962 n'atteignent pas 3OO OOO personnes. Sans l'avoir cherché évidemment, nous retrouvons un nombre voisin de ceux avancés par les observateurs et acteurs qui étaient le mieux placés pour donner une appréciation d'après les faits et documents dont ils avaient eu connaissance, le général Jacquin et Krim Belkacem. Nous pouvons conclure en même temps qu'il est impossible d'admettre les 15O OOO harkis massacrés, nombre qui équivaudrait à plus de la moitié des pertes totales (37).
Nous allons à l'encontre d'idées admises sans examen, parce que répondant à un engagement politique.
Or, l'exagération est fille de la passion politique et il appartient à l'historien d'apprécier plus exactement la réalité dont l'horreur est en elle-même suffisante.

(37) Ce nombre n'aurait pu être précisé que par une enquête entreprise dans toutes les localités.

Xavier Yacono
In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°34, 1982. pp. 119-134.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1982_num_34_1_1963

Retour en haut de la page

Retour au menu "compléments"


Mis en ligne le 1er juillet 2014

Introduction  -   Périodes-raisons  -   Qui étaient-ils?  -   Les composantes  - Les conditions  - L'attente  -   Le départ  -  L'accueil  -  Et après ? - Les accords d'Evian - L'indemnisation - Girouettes  -  Motif ?  -  En savoir plus  -  Lu dans la presse  -