L'Algérie tire l'essentiel de ses ressources de la terre et " l'économie toute entière de ce pays est étroitement conditionnée par la situation agricole "(1). L'industrie locale comme le commerce extérieur en dépendent étroitement : en 1936, les productions agricoles et animales représentent 90 % des exportations de la colonie. Mais au sein de cette agriculture algérienne il faut, en réalité, distinguer deux secteurs : l'un, traditionnel, archaïque par bien des traits, est en totalité le fait des fellahs algériens. Le second, moderne, regroupe très majoritairement les colons européens, même si, depuis le début des années 1920, une frange d'agriculteurs musulmans y a pris place. C'est cette agriculture moderne, son rôle économique, social et politique, ainsi que les relations complexes qu'elle a entretenu avec le marché métropolitain, de la crise des années 1930 à l'indépendance de l'Algérie, qui fait l'objet de notre thèse. Au total, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, 25 700 propriétaires possédant 2 300 000 ha, soit une moyenne de 90 ha par propriété. En réalité, cette moyenne a peu de signification : en effet, au bas de l'échelle, un tiers des colons possède moins de 10 ha tandis que, au sommet, un quart dispose chacun de 100 ha et plus et concentre plus des trois-quarts de la propriété européenne. Une très forte mécanisation constitue la deuxième caractéristique de cette agriculture coloniale, qui émerveille André Siegfried en 1943 : "on est alors en pleine Amérique californienne ! ".

Pour autant, et contrairement à une image d'Epinal encore largement prégnante, cette agriculture coloniale est rendue particulièrement fragile par le coût de ses productions, par sa dépendance à l'égard du marché métropolitain et par le très fort taux d'endettement des colons. La crise des années 1930 fait éclater ces fragilités et, au-delà des difficultés conjoncturelles, met en évidence ces faiblesses structurelles.

I. L'agriculture coloniale en Algérie, 1930-1962

Jean Bouvier soulignait dans l'introduction au colloque L'Afrique et la crise de 1930, que " toute crise économique est le résultat des relations entre d'une part les éléments internes de la crise qui se développe en tant qu'élément des contradictions économiques et sociales à l'intérieur du marché national, d'autre part des éléments externes de la crise : "l'importation" par le pays considéré de la crise des autres pays, étant entendu que ces derniers tentent d' " exporter " leur crise selon les procédés douaniers, monétaires et financiers. "(2) Avec ses particularités, tenant principalement à son statut colonial, l'Algérie n'échappe à cette règle : la crise qui la frappe relève bien de cette " double alimentation ". C'est d'abord un fragment de la crise mondiale qui se manifeste principalement par la baisse des prix.

Si l'on considère la première grande production agricole coloniale, celle du blé dur, on constate, faisant chorus avec Jacques Marseille(3), le caractère précoce de la chute des prix.

Prix en F courant du quintal de blé dur (Algérie)
1913 1921 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930 1931 1932 1933
30 82 93 110 210 189 160 150 177 170 118 100 93

Les comptes d'une grande exploitation coloniale, la Compagnie Agricole Oranaise confirme, pour le blé tendre, cette même tendance, même si le décrochage est plus tardif (1931).

Prix en F courant de vente du quintal de blé tendre par la CAO(4)
1928 1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936
151 134 152 153 117 106 118 75 146

La crise, fortement ressentie dans le secteur céréalier, est cependant restée longtemps masquée aux yeux des contemporains, par la bonne santé apparente du secteur viticole, dont la production s'élève considérablement depuis le début des années 1920, passant d'une moyenne annuelle de 10,5 millions d'hl entre 1926 et 1930 à une moyenne de 18 millions entre 1931 et 1935, Mais, cette croissance de la production s'accompagne, là encore, d'un recul marqué des prix de vente : l'hl passe de 190 F en 1928, à 150 F en 1932 puis à 125 F en 1936, avant d'amorcer à partir de cette date, une remontée. La stagnation des récoltes, à partir de 1932, conjuguée avec la baisse des prix entraîne à son tour le secteur viticole dans la crise et, compte tenu de l'importance de la viticulture dans la vie économique et commerciale de la colonie, c'est toute l'Algérie qui plonge alors dans le marasme. Si, partout, la baisse des prix entraîne des difficultés de trésorerie pour les exploitants, en Algérie le phénomène est d'autant plus grave que l'agriculture coloniale algérienne repose sur un recours massif au crédit, caractéristique qui la rapproche de l'agriculture américaine.

II. L'endettement massif des colons

Cet endettement résulte d'une insuffisance de fonds propres au moment où la plupart des colons algériens, poussés par les hauts prix agricoles et en particulier par ceux du vin, se sont attachés à agrandir leur exploitation, à la moderniser et à développer la viticulture, voire à amorcer une diversification vers l'agrumiculture. Après la crise des années 1920, un mouvement de concentration s'opère au sein de l'agriculture coloniale au profit de la grande et moyenne exploitation. Certes, les données précises manquent encore. Ch.-R. Ageron lui-même reconnaît, dans son Histoire de l'Algérie contemporaine ne pas pouvoir en donner l'exacte mesure, mais il relève que deux phénomènes concomitants ne laissent planer aucun doute sur la réalité de ce mouvement : d'une part l'augmentation de la surface cultivée par l'agriculture européenne, d'autre part la diminution du nombre des exploitants. Nous espérons, grâce aux archives du Crédit foncier d'Algérie et de Tunisie être bientôt en mesure d'apporter sur ce point les précisions nécessaires.
Parallèlement à cette concentration, on assiste à une reprise des transactions foncières entre Algériens musulmans et européens, au profit de ces derniers : entre 1920 et 1934, les transactions entre Indigènes et colons laissent apparaître un solde de 100 000 ha au profit des seconds. La valeur des terres alors achetées, s'élève de manière importante, contribuant ainsi à fragiliser des trésoreries qui manquent de disponibilités : en 1914 l'ha de terre acheté par des colons à des Algériens musulmans se négociait à 154 F. En 1930, il atteint 2 280 F (x 15). Ensuite, on enregistre une certaine baisse : l'ha ne vaut plus que 1 421 F en 1934, (- 37,6 %) signe indiscutable de crise. Pour beaucoup, en effet, ces terres ont été achetées au dessus des revenus qu'on pouvait en attendre : ainsi, en 1930, un ha de terre à blé des Hauts Plateaux du Constantinois est-il vendu 3 500 F, ce qui implique, pour être rentable, que le prix du blé s'élève au-dessus de 100 F le quintal, niveau au-dessous duquel il descend à partir de 1932. En outre, ce prix ne tient pas compte des aménagements nécessaires (défrichements, bâtiments).
Le caractère spéculatif de ces achats est évoqué par P. Berthault, qui souligne, dans une conférence présentée à Alger, en avril 1933, à l'occasion de la Journée des techniciens de l'agriculture, que " l'agriculture algérienne a peut être parfois été plus spéculative que raisonnable. "(5) Compte tenu des aléas climatiques de l'Algérie, l'amortissement de tels investissements se révèlent douteux. À ces acquisitions coûteuses, s'est ajouté le coût de la reconstitution du vignoble touché, avant guerre, par le phylloxéra, et celui de son extension. Le vignoble algérien est passé de 180 000 ha en 1923 à 353 000 ha en 1932, soit une augmentation annuelle supérieure à 17 000 ha, le mouvement s'accélérant entre 1930 et 1932, au cours desquelles 127 000 ha sont plantés, alors que se profile la menace d'un blocage du vignoble algérien.
Cette extension de la viticulture aurait absorbé, en quelques années, à elle-seule, plus de deux milliards de F(6). Dans une perspective de diversification des cultures et de complémentarité avec les consommations métropolitaines, les colons se sont également attachés à développer l'agrumiculture, dont la superficie plantée passe de 6 653 ha en 1922 à 8 115 ha en 1930 et à 10 357 ha en 1937. La mécanisation des exploitations s'est également considérablement développée au cours des années 1920, à tel point que de nombreux observateurs n'hésitent pas à évoquer une " agriculture à l'américaine ". Déjà, en 1925, l'agriculture coloniale algérienne employait 1 moissonneuse pour 100 ha, alors qu'en métropole on ne comptait qu'une moissonneuse pour 400 ha. La même comparaison pourrait-être faite pour les tracteurs. Rien d'étonnant, dans ces conditions et compte tenu du caractère récent de l'agriculture coloniale, que, toujours selon Berthault, la dette hypothécaire représentait en Algérie à 22 % de la valeur des propriétés, pourcentage élevé à 27 % par Gaston Averseng, conseiller général algérien, alors que l'agriculture française n'était grevée d'une dette hypothécaire représentant que 9 %. De plus, un des paradoxes et une des plus grandes fragilités de l'agriculture coloniale est qu'en bonne part, ces investissements fonciers ou d'équipement ont été financés par des crédits à court terme et à taux élevés. En 1925, les caisses régionales de crédit agricole ont consenti 89,1 millions de F de prêts à court terme, en 1930, 170,3 millions de F et en 1932, 617,1 millions de F, à des taux oscillant entre 7,5 % et 9,5 %.
Le bilan des caisses régionales de Crédit agricole mutuel d'Algérie pour l'année 1935 témoigne de cette prépondérance des prêts à court terme : sur un total de 802 millions de F de prêts accordés, 656 millions le sont à court terme, pour 18 millions de F à moyen terme et moins de 26 millions de F à long terme.

La crise des prix surprend donc des colons lourdement endettés, à la fois à long et court terme. Autrement dit, la survie de leurs exploitations et, plus généralement, la viabilité de l'agriculture coloniale reposaient entièrement sur l'existence de débouchés garantis et à des prix élevés, conditions indispensables pour permettre aux colons de faire face à leurs échéances. Or, la deuxième condition fait défaut, selon les productions, entre 1926 et 1934, et place " l'agriculteur algérien " dans " l'impossibilité absolue […] de payer ses dettes "(7) comme le constate les délégués financiers algériens Jaillet, Havard et Munck, dans un rapport présenté devant les Délégations financières algériennes, lors de la session extraordinaire de novembre 1935 : " Pour couvrir le déficit permanent de l'exploitation agricole constaté depuis plusieurs années, les agriculteurs ont eu recours au crédit. Mais les emprunts successifs accumulés jusqu'à saturation complète ne permettent plus aux ruraux de trouver les fonds nécessaires pour payer les impôts, la main-d'œuvre, les intérêts en retard, les marchandises dues aux fournisseurs. Si à cette situation exceptionnelle on ne trouve pas des remèdes exceptionnels, c'est l'arrêt, c'est la paralysie de la vie économique de l'Algérie. "(8)
Dès lors s'ouvre la perspective de ce que P. Berthault appelle " une liquidation d'ensemble " de l'agriculture coloniale qui entraînerait, " la faillite inéluctable du débiteur, du créancier et par voie de conséquence l'effondrement des budgets de la Colonie, des départements et des communes "(9).
Le préfet de Constantine s'émeut lui-même de la situation désespérée de nombreux petits colons de son département : " Dans mes rapports du 24 août émanant de mon cabinet, du 30 août, n° 5706 bis et du 3 septembre, n° 5744, j'ai eu l'honneur de vous exposer l'étendue de la crise et je vous ai fait connaître que des situations vraiment pénibles m'étaient signalées un peu partout. Je précise pour fixer les idées, que je viens d'apprendre que, dans certaines localités de l'arrondissement de Batna, des petits et moyens colons seraient sur le point de ne plus avoir chez eux l'argent nécessaire aux achats quotidiens des provisions de bouche. Dans beaucoup de régions, les achats, quantitativement importants qui ont été effectués avant la publication du décret du 18 août 1935 et qui ont procuré aux vendeurs européens et indigènes de 30 à 45 francs le quintal, ont mis les intéressés dans des situations plus que pénibles. J'ajoute, pour mémoire, que la majorité des colons modestes, est criblée de dettes et que, peu d'entre eux, si leurs créanciers devaient les exécuter, resteraient propriétaires de leur fonds. " Pour éviter une telle issue, le préfet estime, en conclusion de son rapport que " la mesure la plus opportune et la plus urgente serait la promulgation d'un décret portant suspension des poursuites exercées contre certains agriculteurs, tant par le fisc qu'à la requête des banques et à celle des particuliers. "(10)

III. La " Révolte des colons tondus "(11)

Comme au Maroc, étudié par René Gallissot, les " colons tondus " d'Algérie manifestent pour obtenir des pouvoirs publics de la Colonie et de la Métropole que des mesures de sauvetage soient mises en œuvre sans délai.
Le mouvement s'amorce, dans les régions céréalières, à l'issue des moissons de l'été 1932 et s'étend, à partir de 1933, aux régions principalement viticoles. Trois revendications sont mises en avant : la revalorisation des prix à la production, le libre accès au marché métropolitain et, en particulier le refus de tout contingentement imposé aux vins, enfin l'arrêt des saisies qui frappent les colons surendettés et la mise en place d'un moratoire des dettes.
Le 24 août 1932, le gouverneur général Carde reçoit une délégation de colons : " M. Jaillet, parlant au nom des céréaliculteurs du département d'Oran exposa qu'en ce moment les agriculteurs sont l'objet de la part de leurs créanciers de poursuites qui aboutissent à des exécutions désastreuses. Il demanda sinon un moratoire qui arrêterait radicalement ces poursuites, du moins que les créanciers soient invités à temporiser. "(12) Des meetings sont organisés dès septembre 1932. Un des premiers se tient à Constantine, le 1er septembre, à l'initiative de personnalités du monde rural, colons européens mais également Algériens musulmans, comme Abdelkader Cadi. 1 080 participants, qui ont acquitté un droit d'entrée de 5 F, " dont une centaine d'indigènes ", y assistent. Pour le principal organisateur, Flachaire " la question des dettes à régler […] passe au premier plan. Elle constitue le point névralgique de notre congrès et il serait absurde de chercher à solutionner la stabilisation du blé si la majorité des petits et moyens agriculteurs sombrant sous le poids des dettes et des impôts disparaissaient brusquement de la lice. " A. Cadi se déclare également partisan d'un moratoire, et insiste sur l'urgence à le déclarer " car les échéances du 1er octobre sont proches. "
Il semble d'ailleurs que la participation d'agriculteurs musulmans, aux côtés des Colons, soit un sujet de préoccupation particulier pour l'administration. L'insistance à relever la présence d'une centaine d'entre eux au meeting de Constantine, comme le rapport de l'administrateur de la commune mixte de La Meskiana, du 25 août 1932 en témoignent : " Aucun d'eux [il s'agit des Algériens musulmans de sa commune] ne patronne [les] manifestants car tous sont les obligés de l'administration qui les ont aidés au moyen de prêts dont ils ont demandé la prorogation en effectuant [un] versement partiel. Toutefois il est à craindre que [les] manifestations annoncées ne provoquent chez nos administrés indigènes qui sont les plus atteints par la crise des actes d'indiscipline et arrêtent momentanément [la] perception des impôts… "(13)
En 1933, ce sont les viticulteurs, furieux du contingentement des vins algériens en métropole qui se joignent à la mobilisation. Le 22 juin, un meeting de protestation rassemble 5 000 participants à Bône " pour la majeure partie indigène " selon le commissaire de police. Le 26 juin, 2 000 à 3 000 personnes tiennent meeting à Philippeville.(14) La presse locale relaie largement l'information contribuant ainsi à élargir l'écho de ces protestations, bien au-delà des milieux directement intéressés. La création et l'essor du Front paysan, en 1935, renforcent le caractère politique du mouvement, ce qui ne laisse pas d'inquiéter l'administration, d'autant que de nombreux agriculteurs Algériens musulmans, eux-mêmes durement touchés par la crise, le rejoignent.
Selon le préfet de Constantine, le Front paysan, en Algérie, " dirigé par MM. Faure [maire de Redjas] et Cusin ne constituait pas à l'origine, l'application, sur le plan local, du programme du " Front Paysan " existant en France et en Oranie. Il représentait simplement l'ensemble des inquiétudes et des protestations des Colons dont la Fédération des Maires et adjoints, d'une part, et les Associations agricoles, d'autre part, se faisaient les porte-paroles. "(15) Mais " " L'intrusion, dans le département de Constantine, des délégués oranais, représentants du " Front Paysan " leur interdit, sans aucun doute, d'adopter une attitude conciliante qui n'aurait d'autres résultats que de leur enlever leurs troupes pour les mettre entre les mains des agitateurs qui se réclament des méthodes de MM. Dorgerès et Pointier. "(16) Cette radicalisation du mouvement se manifeste d'abord par l'opposition violente aux saisies-ventes des débiteurs. Ainsi, la Dépêche de Constantine du 18 septembre 1935, relatant un " incident survenu le 14 septembre à Bouira " indique-t-elle qu'il " situe parfaitement le champ d'action des Comités de Défense du Front paysan et dépeint à merveille la sympathie générale qui entoure ce mouvement. : " Donc à 6 heures du matin, samedi, en exécution des ordres qu'il avait reçus l'huissier de Bouira se présentait au domicile de M. P. colon poursuivi et saisi par une compagnie d'assurance, afin de prendre possession de huit bœufs de labour. M. P. étant absent, l'huissier accompagné d'un garçon emmena les bœufs sur la place publique tandis que le tambour de la ville en annonçait la vente aux enchères. Personne à Bouira ne s'attendait à cette matinale exécution dépourvue de toute publicité, personne sauf les agents du fisc qui renforcés de deux inspecteurs venus d'Alger, espéraient sans doute prélever sur le montant de la vente quelques impôts arriérés. Comme une traînée de poudre la nouvelle se propagea car c'était jour de marché. Lorsque la vente commença, trois cents personnes environ étaient groupées autour des huit malheureux bœufs, trois cents personnes dont vingt membres de la section locale du Comité de Défense Paysanne, pas mal de curieux, des maquignons, des courtiers, des agriculteurs colons et kabyles. Sans qu'aucun des membres du Comité de défense ait pu préparer les esprits, le temps ayant manqué, la vente débuta dans un calme absolu et se déroula dans le plus religieux silence. Le premier bœuf fut mis à prix 300 F, sans acquéreur ; de 10 F en 10 F l'enchère descendit à 10 F, sans acquéreur. L'huissier prononça la formule traditionnelle " Que quelqu'un fasse une offre ". Le président du Comité de défense offrit un franc et se vit adjuger le bœuf. Par le même processus et sans la moindre discussion il fut acheteur au même prix des sept autres bœufs. Les huit bêtes furent immédiatement louées à leur ancien propriétaire pour 99 ans, au prix de 1 F 60 par an à charge par le preneur de les remplacer entre temps. "
Le même procédé est également dénoncé par le contrôleur de Saint-Arnaud, dans une lettre du 13 septembre 1935, adressée au Préfet et que celui-ci juge suffisamment alarmante pour la transmettre au Gouverneur général. L'action du Front paysan apparaît en effet, d'autant plus dangereuse, que les " contribuables indigènes " en sont témoins : " Cette attitude, ouvertement prônée devant les contribuables indigènes, déjà trop enclins à suivre les conseils de ceux de leurs coreligionnaires qui les incitent à se dérober à leur devoir, risque d'aboutir aux plus graves conséquences. La masse indigène ne manque pas, en effet, de faire la comparaison entre sa situation et celle des protestataires, tous propriétaires aisés qui n'ont pas encore réglé leurs impôts arriérés, et cela ne peut que l'encourager dans son attitude hostile à l'égard du fisc. A l'époque troublée où nous vivons, il est intolérable de constater que des Français donnent ainsi l'exemple aux indigènes de la rébellion contre l'Administration française. Cet état d'esprit éminemment dangereux pour la cause française en Algérie, risque de s'amplifier et de s'étendre à tout le département, si l'on ne réagit pas au plus tôt en montrant que force doit rester à la Loi. "(17)

Le préfet n'hésite d'ailleurs pas à convoquer Gratien Faure pour le " mettre en garde contre les répercussions incalculables que pourrait avoir l'adjonction à ce mouvement, d'un mouvement des cultivateurs indigènes qui ne manquerait pas d'être exploité par certains dirigeants heureux d'y trouver une nouvelle occasion de créer de l'agitation , ce danger n'a pas échapper à M. Faure qui affirme sa volonté formelle de ne pas laisser les indigènes s'associer à son action. "(18) Mais éviter cet effet d'entraînement est- il possible ?
De nombreuses notes émanant des administrateurs de communes mixtes témoignent du contraire, telle celle adressée le 16 septembre, par l'administrateur de la commune-mixte de Takitount au sous-préfet de Sétif : " A Périgotville, il a été dit notamment qu'il fallait que le prix du blé soit fixé à 100 francs le quintal et que si des poursuites étaient exercées par le fisc pour le recouvrement des impôts, les contribuables devraient proposer de payer en blé, au prix de 100 francs et, qu'au cas de saisie et de vente, il n'y avait qu'à faire appel au Front Paysan qui, en n'offrant que des prix dérisoires ou en n'offrant pas du tout, rendrait ces ventes illusoires ou inefficaces. Ces propos colportés dans les milieux indigènes sont mal interprétés et déformés, au point que le bruit court que les colons français sont encouragés à refuser de payer les impôts. Il s'ensuit qu'une certaine émotion commence à gagner mes administrés indigènes qui, déjà enclins naturellement à ne pas payer leurs impôts, se montreront peut être encore plus réfractaires à s'acquitter de leurs dettes envers le fisc. " Le 18 septembre 1935, la Dépêche de Constantine, publie un appel de la Fédération des fellahs du département de Constantine, présidé par Abdelkader Cadi, dans laquelle elle appelle " tous les fellahs saisis ou menacés de vente (terre ou cheptel) de bien vouloir lui exposer d'urgence leurs situations en précisant principalement la date du jugement pris contre eux, les noms de leurs créanciers ainsi que la date des ventes certaines. " Ainsi, à plus d'un titre, le sauvetage de l'agriculture coloniale apparaît-il à la fois comme une urgence économique, sociale, mais aussi politique. Ce sauvetage s'est opéré par deux procédés complémentaires : le relèvement des prix et la consolidation des dettes. Le relèvement des prix à la production est le résultat d'une politique volontariste des pouvoirs publics amorcée par la loi du 10 juillet 1933, qui fixe un prix minimum de campagne, complétée en juillet de l'année suivante et couronnée par l'extension à l'Algérie - qui dispose d'une section spéciale - de l'Office du blé. En outre, des mesures protectionnistes sont adoptées pour favoriser l'écoulement des céréales algériennes sur le marché métropolitain, notamment par la meunerie.
Sans rentrer dans des détails techniques, on peut constater, l'efficacité des dispositions arrêtées, l'Office fixant, lors de sa première séance, à 140 F le prix du quintal de froment, les autres céréales suivant. Un témoin, Maurice Hervey se réjouit de ces dispositions : " le prix du blé est fixé à 140 F […] Si nous vendons 14 500 q, nous aurons à encaisser 2 030 000 F. Avec l'orge et l'avoine, c'est à peu près notre capital qui rentre ! "(19). Pour éviter l'effondrement des prix du vin, dans un contexte de surproduction et de concurrence avec la production du Midi, sur le marché métropolitain qui absorbe l'essentiel de la production algérienne, le statut viticole adopté le 10 juillet 1930 et complété par la suite prévoit :
- la limitation de la commercialisation par le stockage et l'échelonnement des ventes,
- la distillation des excédents,
- la réduction progressive de la production par l'interdiction de nouvelles plantations (loi du 24 décembre 1934) et l'instauration d'un prime à l'arrachage des vignes (décret du 25 avril 1935).
Sur le marché français, principal débouché du vin algérien, le prix de l'hectolitre enregistre un redressement spectaculaire, puisqu'il s'élève en 1938 à 165 F, en hausse de 32 % par rapport au cours de 1936. La consolidation des dettes, via une Caisse de consolidation, créée par un arrêté du 1er juin 1932, absorbée par la Caisse de Prêts Agricoles, établissement public créé par la loi du 4 avril 1935 a permis de transformer en long terme et à taux réduit les dettes de très nombreux colons et à organiser le séquestre des colons dont l'endettement était trop lourd pour pouvoir bénéficier de nouveaux emprunts. Grâce à cette action, toutes les poursuites engagées contre les colons défaillants ont finalement été arrêtées. Des concordats amiables ont été négociés qui ont permis d'alléger leurs dettes (de 14,40 % en moyenne), les délais de remboursement ont été allongés et les taux d'intérêt abaissés, de 9 % ou 10 % à 2 %. 2 000 exploitations auraient ainsi été sauvées de la disparition, réparties entre 51 centres de colonisation. D'autres encore, sans qu'un bilan précis puisse être à ce jour présenté, ont bénéficié du soutien des Caisses régionales du crédit agricole mutuel. Cette action des pouvoirs publics a permis, indiscutablement, de faire face à une situation qui apparaissait désespérée à beaucoup. Dès 1938, le sentiment général est celui d'un retour à la normale et le gouverneur général Le Beau se félicite, en mai 1939, " de la bonne santé économique de l'Algérie ".(20) Autre témoignage de ce retour de l'optimisme, la reprise des achats de terre. En 1935, le solde des transactions foncières entre Européens et Algériens musulmans s'établissait, au profit des premiers, à 15 137 ha. En 1937, il était tombé à 6 313 ha avant de remonter à 7747 ha l'année suivante. Le prix de la terre repart également à la hausse. Ainsi, une exploitation de 68 ha située à La Réunion, dans la région de Bougie, expertisée par les inspecteurs du Crédit foncier à 250 000 F en 1930, ne valait plus que " 145 000 F en période de crise " avant d'être à nouveau expertisée à 750 000 F en 1939. Pour beaucoup donc, 1938, ferme la parenthèse des années de crise. Pourtant, ce retour à la normale est très largement trompeur :
- les exportations des produits agricoles algériens sont de plus en plus concentrées, voire presque exclusivement pour le vin, vers le marché métropolitains ;
- les hauts prix dont ils bénéficient sont sans rapport avec ceux pratiqués sur les marchés internationaux et résultent exclusivement de l'intervention des pouvoirs publics.
- Les tentatives de diversification vers des productions complémentaires répondant à une demande métropolitaine, primeurs et agrumes notamment, se heurtent au même problème de coût de production que les blés et les vins. C'est en 1938, en effet, que les primeuristes demandent à leur tour le bénéfice des dispositifs de consolidation.
Ainsi, si les mesures adoptées pour sauver l'agriculture coloniale sont parvenues à éviter cette " liquidation " redoutée, elles n'ont en rien réglé les faiblesses structurelles d'un secteur économique très largement maintenu artificiellement en vie.

Corinne Desmulie Doctorante, Université Paris 8 Saint-Denis
http://economix.u-paris10.fr/pdf/colloques/2008_RTP/Desmulie_Corinne.pdf (extraits)

1 G. Valière, L’Algérie avant et pendant la crise, Conférence à la session interdépartementale des Chambres d’Agriculture d’Algérie, 18-19 février 1938.
2 Jean Bouvier, Crise mondiale et crise coloniale autour de 1929, dans L'Afrique et la crise de 1930, Actes du colloque sous la direction de C. Coquery-Vidrovitch et H. Almeida-Topor, SFHOM, 1976, 378-379.
3 Jacques Marseille, Les origines " inopportunes " de la crise de 1929 en France, Revue économique, vol. 31, juillet 1980.
4 ANOM, Fonds Duhamel, 21 APOM, dossier 1, cité in D. Lefeuvre, Chère Algérie, réed. Flammarion, 2005, p. 52
5 ANOM, 3 CAB 64, Pierre Berthault, La Crise agricole en Algérie, Journée des techniciens de l'agriculture, 20 avril 1933
6. Pierre Berthault, op.cit.
7 ANOM 8 X 173, Délégations financières algériennes, session extraordinaire de novembre 1935, Rapport présenté par Jaillet, Havard et Munck, rapporteurs au nom de la commission du crédit agricole sur la consolidation des dettes.
8 Idem.
9 Idem.
10 ANOM, 3 CAB 50.
11 Expression empruntée à René Gallissot, Le Maroc et la crise, communication à L'Afrique et la crise de 1930, op. cit., p. 484.
12 ANOM, 3 CAB 50, Compte rendu de la réception de la délégation de colons algériens par le gouverneur général Carde.
13 ANOM, 3 CAB 50,Administrateur de la commune-mixte de La Meskiana à Préfet de Constantine, 25 août 1932.
14 ANOM, B3/332. Télégramme du préfet au Gouverneur général.
15 ANOM, Préfecture de Constantine, Section des affaires indigènes et de la police générale, n° 28023, Mouvement " Front paysan " Le préfet à Gouverneur général, 5 septembre 1935
16 Idem.
17 ANOM, 3 CAB 50, CAOM, Rapport du Receveur de la recette de Saint-Arnaud, 11 septembre 1935, sur les incidents survenus au cours d'une tentative de vente d'animaux saisis à l'encontre du sieur …
18 ANOM, 3 CAB 50, Préfet de Constantine à Gouverneur général, n° 5513, 19 août 1935. 19 ANOM, Fonds Duhamel, 21 APOM 9, Lettre de M. Hervey à G. Duhamel, 29 août 1936, in D. Lefeuvre, op. cit., p. 59.
20 Assemblées financières algériennes, Compte rendu in extenso des débats, session de mai-juin 1939, discours du gouverneur général, séance du 17 mai, p. 146.

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Mis en ligne le 26 nov 2010

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