Le 13 mai
Général Vanuxem

Il est bien difficile, même quelque vingt ans plus tard, après une si longue décantation, de distinguer les intérêts et les passions de ceux qui furent les hommes de la Révolution du 13 mai 1958 et aussi, toutes mêlées, les naïvetés exaltées et les exaltations calculées, les honnêtetés sans discussion et les audaces sans scrupules. A distance on n'en voit heureusement plus que la pureté et la chaleur de tout un peuple de Chrétiens et de Musulmans unis aux soldats dans leur appel délirant à la mère Patrie. Pourtant, beaucoup de ceux qui se sont promenés sur le devant des tréteaux, que ce soit à Paris ou en Algérie, sont des hommes qui s'étaient jusque là tenus à l`abri de toute compromission, mais ils semblent avoir été poussés par d'autres agissant dans les coulisses.
Cependant, ils furent tous, tous, après coup, joués par le Pouvoir qu'ils auront suscité. Sauf quelques politiciens habitués aux retournements partisans et qui ont pu continuer leur jeu, les autres aujourd'hui, épars et démunis, ont ce caractère commun et qui les a purifiés d'avoir été les victimes d'un rêve qui les a dépassés et dont ils ont été, parfois cruellement, réveillés sans comprendre encore quelle a été leur illusion tragique.

L'événement surprend toujours par sa brutalité et le renversement soudain des forces qu'il emporte en sa vague, ce n'est que plus tard qu'on discerne ses causes. On dit alors qu'elles ont été longuement prévisibles. Or cet événement là, personne n'y croyait. Ni le général de Gaulle, qui en fut le bénéficiaire, ni les autres qui l'ont vécu et qui s'en sont enthousiasmés pour en être ensuite les victimes. Toute leur troupe éparse et plus encore les populations, qui ne furent que des instruments, n'ont pu prévoir les faits ni leurs conséquences. Les uns et les autres paraissent n'avoir pu lire à temps dans le livre du destin comme le présente après coup l'Histoire. Le souvenir ne peut que verser des pleurs sur des photos jaunies et des fleurs sur des marbres froids, il ne fait pas revivre le passé ; il l''arrange pour le confort des vivants sans trop de souci des morts qui ne parlent plus...
Entre l'ancienne Armée épurée dramatiquement et l'Armée d'Afrique qui prétendait avoir pris la meilleure part aux campagnes d'Italie et de la Libération et d`autre part la Resistance et les Free French de Londres, toutes les distinctions semblaient avoir été depuis longtemps abolies ; les jalousies étaient éteintes ; la guerre d'lndo avait refait l'unité de l'Armée. Le nom de De Gaulle n'était rappelé que par quelques exaltés ou quelques nostalgiques.

Le cri qui courait dans la foule et la soulevait de toutes ses poitrines était uniquement ; " l'Armée au pouvoir ". Les militaires, tout à leur tache prenante, étaient inquiets de la soudaine vacance du pouvoir politique. Tant à Alger qu'à Paris, il n'y avait plus de véritable volonté gouvernementale pour sauver le peuple algérien, ni de puissance politique pour poursuivre l'effort de pacification mené si efficacement non seulement dans les villes, mais et la frontière même de l'Algérie.
Devant ce vide, l'Armée était la seule force qui, pour la défense de l'Algérie, assumait encore la responsabilité du pouvoir. Il ne lui restait qu'à le prendre mais elle n'en voulait pas parce qu'elle en avait peur.
Elle s'y prêtera malgré elle, en fermant les yeux pour ne pas mesurer les conséquences de son acte et pour ne pas voir jusqu'où cela la conduirait. Aussi, ce geste aveugle sera celui, non des généraux, mais des subalternes.

Pour le reste, l'Armée n'avait qu'un objectif : demeurer fidèle à la mission reçue, attacher l'Algérie à la France, conserver la France à elle-même.
Depuis le 15 mars. Donc, la France n`avait plus de gouvernement. " Ca finira mal ", titraient les journaux algériens. Peu à peu naissait, faute d`une solution possible selon la constitution, l'idée de l'homme de la Providence qui eut tout sauvé, et les regards se tournaient vers Colombey-les-Deux-Eglises. Non seulement les Gaullistes enragés que l'on connaissait, mais déjà des hommes honnêtes, comme le Prince Napoléon en voyage en Algérie et Robert Lacoste lui-même, socialiste bon teint, y voyaient le seul salut possible. Vide politique à Alger, vide politique à Paris. Le peuple d'Alger criait : " l'Armée au pouvoir ! ". Le silence du peuple de la métropole paraissait l'approuver. Qu`attendait l'Armée ?
L'occasion qui s'en présenta.

La rumeur, bientôt confirmée officiellement, arrivera de Tunisie du jugement et de l'exécution de trois jeunes soldats. Rene Decourteix, Robert Richomme et Jacques Feuillebois, bien oubliés depuis et qui furent la cause directe de tous les événements qui bouleverseront l'Algérie et la Métropole.
Les malheureux jeunes gens appartenaient, les deux premiers au 23e Rl et le troisième au 18° Dragons. Ils avaient été faits prisonniers un an et demi auparavant, le 1er novembre 1956, au cours d'une embuscade tendue par les fellaghas à Roum-El-Souk, près de Lacroix, sur la route en bordure de mer, qui mène à la frontière tunisienne.
Dix huit mois durant, ils avaient été trainés de village en village, la corde au cou, exposés aux invectives et aux molestations, sans qu'on pût rien pour eux ; leur condamnation par un tribunal sommaire, suivie de leur exécution immédiate à la frontière tunisienne même, près de Souk-El-Arba, face au Barrage, était un crime qui rejoignait les abominables tortures et les indicibles martyres qui jalonnaient la présence fugitive de la rébellion algérienne depuis bientôt quatre ans.
L'ostentation dérisoire dont leur mise a mort avait été l'objet relevait de la provocation : dans l'atmosphère du moment, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre ; elle impressionna vivement l'opinion ; il fallait un geste de réparation.

Le général Salan téléphona directement au général commandant la Zone de l'Est-Constantinois (1), sur le territoire de qui ils avaient été faits prisonniers et où leurs régiments étaient encore stationnés ; le 23e RI tenait le secteur devant Sakiet. ll lui demanda d`organiser une cérémonie de réparation, une prise d'armes au cours de laquelle seraient remises la médaille militaire et la croix de guerre à titre posthume aux trois jeunes martyrs. Il en fixa la date et l'heure, le 13 mai, à 18 heures, de façon à ordonner au même moment une cérémonie à la même intention réparative dans chacune des garnisons d'Algérie.
Ainsi fut fait.

(1) Il s'agit de Vanuxem lui-même. Dans ses passionnants Mémoires, le général Vanuxem parle de lui à la troisième personne. comme on le verra ci-dessous " conversation Vanuxem - de Gaulle " Note de l'éditeur.

A Bône, le cours Bertagna, large et somptueuse avenue, descend depuis le parvis de la blanche cathédrale, aujourd'hui détruite, jusqu'aux palmiers de la place des Gargoulettes, avec sa suite de jardins, de statues et d'allées ombreuses. Dès cinq heures du soir, à la mode méridionale, tout Bône venait " faire le cours " la société d'un côté, le petit peuple de l'autre, jusqu'à la statue de Thiers. On ne savait pas la raison de cette présence, mais Thiers marquait la limite à ne pas dépasser aux jeunes amoureux si ce n'est en s'engageant pour toujours.

D'un côté s'élevait une immense mairie du siècle dernier, au balcon duquel les orateurs viendront bientôt porter la bonne parole aux foules rassemblées. Sur les marches du péristyle, se plaçaient les autorités lors des cérémonies militaires. Là, déjà, quelques jours plus tôt, à la cérémonie commémorative du 8 mai, la foule avait scandé, " Vive l'Armée ! " et " l'Armée au pouvoir ", ne ménageant pas sarcasmes à l'Administration civile, tandis qu'elle réservait ovations enthousiastes aux unités régulières et territoriales qui, peu à peu, avaient pris en compte la sécurité des villes et des banlieues. Elle avait applaudi les anciens combattants, européens et musulmans mêlés, toutes décorations sur leurs poitrines, orgueilleuses comme pour un défi. Et, grondante, elle avait injurié le Préfet, qui avait du se retirer.

Le 13 mai, bien avant l'heure fixée pour la prise d`armes, tout un peuple s'était massé sur le Cours. Chaque détachement qui arrivait était salué par des applaudissements qui n'en finissaient pas. Pour cette cérémonie un peu improvisée, de toute l`immense Zone, de la mer au désert, étaient venues les délégations d'une trentaine de régiments, avec leurs colonels, leurs drapeaux et leurs compagnies de garde. De part et d'autre du Cours Bertagna, c'était comme une haie de drapeaux palpitants.
Devant le théâtre, deux jeunes soldats du 23e RI et un jeune dragon du 18e attendaient, portant chacun un coussin. Le général, devant chacun d'eux, fit lire les citations de leurs camarades morts puis il épingla les insignes des décorations. La mère de l'un d'eux était présente, secouée de sanglots.
Le geste était à peine achevé, la clique n'avait pas fini d'exécuter le " Fermez le ban ! ", qu'une immense clameur balaya la foule d'une extrémité à l'autre comme une vague de fond. Devant le général, ayant à sa droite les trois jeunes soldats portant les coussins, le défilé commença. Le jour finissait. De l'ombre plus noire sous les frondaisons, sortaient les unités au pas que scandait, bien plus que la musique qu'on n'entendait plus, la clameur de plus en plus souveraine de la foule.

Quand, à leur tour, les UT et les Anciens Combattants défilèrent, ce fut du délire.
Le Préfet était blême. Non sans peine, il s'éclipsa en empruntant les petites rues adjacentes. Sur le Cours Bertagna, maintenant noir de monde dans la nuit tombée, on entendait comme un immense rugissement de la mer : c'était tout un peuple. Difficilement, il fallut fendre ses vagues qui déferlaient jusqu`aux autorités avec des cris et des acclamations qui n'étaient ni de haine, ni de peur, mais comme une supplication ardente.

A la même heure, comme dans toutes les garnisons principales d'Algérie, à Alger, devant l`immense monument aux morts du plateau des Glières, se déroulait une cérémonie de réparation, en union avec celle qui avait lieu à Bône.
Dans les rues, des haut-parleurs appellent a la manifestation. Dès 14 heures, les étudiants chahutent devant le Centre culturel américain ; ils arborent le drapeau a la devise " Honneur, Volonté, Patrie " et chantent la Marseillaise. Déjà, de jeunes manifestants tentent de forcer les grilles du Gouvernement General, gardées par des CRS qui se dégagent à coups de grenades lacrymogènes.

A 16 heures, tous descendent sur le Plateau des Glières. Voici comment l'un d'eux, Claude Mouton, décrit joliment la scène :

" De toutes les rues et ruelles avoisinantes, des rivières humaines venaient grossir le fleuve. Des grappes multicolores se comprimaient sur les balcons et les terrasses. Des centaines de milliers de drapeaux tricolores s'agitaient sur tous les immeubles. Autour du Monument aux Morts, ce fut un océan. Rues, trottoirs, escaliers, jardins, esplanades, balustrades, tout était recouvert, fondu comme en une seule couleur fauve. Les hurlements " Algérie Française ! " atteignaient le ciel en prière sublime. Toutes les poitrines battaient a l`unisson ; l'âme de l'Algérie appelait la mère Patrie au secours ".
Grimpés contre le bloc de bronze, auprès de la flamme, les chefs activistes hurlaient : " Aujourd`hui. nous irons jusqu'au bout ! L'Armée prendra le pouvoir. Restez ici ! ". Près de deux heures d'une attente intense allaient ainsi passer. On chantait, on criait : " l`Armée au Pouvoir ! " On conspuait Pflimlin. Mendes, Chevallier. On scandait " Algérie Française " sur trois brèves et trois longues. Les délégations des Anciens Combattants rejoignirent une à une, section par section, de toutes les banlieues, drapeaux en tête, Musulmans et Européens mêlés. Ils sont couverts d'ovations et de cris délirants.

A dix sept heures quarante cinq, dans un immense mouvement de foule, arrive le général Salan avec le préfet Baret, l'amiral Auboyneau et les généraux Jouhaud, Allard et Massu. La multitude les acclame et hurle ; " Vive l'Armée ! ". Puis soudain, à la sonnerie du clairon, un immense silence s'établit. Salan s'avance, dépose une gerbe au pied du monument, s'immobilise et salue, la main au képi. Mais, dès qu`il la retire de la visière, c'est un énorme déchainement, " l`Armée au pouvoir ! l`Armée au pouvoir ! " Et toute l`immense assistance d'entonner la Marseillaise. Un mot d'ordre circule alors : " Tous au GG ! ". Le cortège des généraux parvient à grand peine à s'extirper de la foule et à regagner l`hôtel du commandement tout proche. Il est 18 h 20. Devant le Monument aux Morts. Lagaillarde, en tenue léopard, agite son grand corps efflanqué : " En avant, tous au GG ! ".
La marée humaine se met en marche ; elle s'engage sur les grands escaliers qui mènent au Forum : elle s'agglutine devant les bâtiments du Gouvernement Général, qui à ses yeux symbolise le pouvoir central, celui qui trahit l'Algérie. Les gardes précipitamment ont fermé les grilles et se sont retranchés à l'intérieur. D'autres gardes, de l'extérieur, tentent en vain de dégager les grilles sur lesquelles la foule se rue. Une compagnie de paras, venue remplacer les gardes impuissants, est littéralement engluée par la foule qui ovationne les soldats, les entoure, les embrasse et se joue d'eux, qui sont mi-consentants ; leurs officiers laissent faire ; tous fraternisent, tandis que les colonels Godard, Trinquier, Ducourneau, Thomazo et le général Allard, vite débordés, tentent en vain de contenir les vagues qui les submergent et les ballottent.

Un camion militaire, conduit par un civil, est lancé contre la grille qui s'effondre. Déjà, là-haut, sur la terrasse, on voit la silhouette de Lagaillarde qui gesticule. Des centaines de manifestants se sont précipités dans les couloirs, dans les bureaux ; les vitres sont brisées ; de toutes les fenêtres, volent les dossiers et les papiers. C'est le sac du GG, tandis que, sur le Forum enfiévré par le spectacle, la foule hurle " Algérie Française ". Claude Mouton exprime son jugement sur ce moment :

" Le grand bâtiment blanc était désormais bel et bien aux mains de la population algéroise et le pouvoir républicain était désemparé. Les CRS n`avaient pas tiré, l'Armée non plus. Pas une goutte de sang n'avait été versée. En prenant toute la subversion à contre-pied, étouffant la guerre civile dans l'œuf. Robert Martel avait empêché l'irréparable. Le complot gaulliste n'avait pas réussi son odieux chantage ; alors on pouvait encore, si Salan le voulait, s'il en avait le courage, s'il en prenait vraiment conscience, lui barrer la route. Tout tenait à l'Armée ".

Le général Salan, du toit de l'Hôtel du commandement, a pu assister au spectacle. Par le souterrain qui le relie au GG, il gagne le bâtiment pour tenter de rétablir l'ordre en usant de son autorité. A quelques paras et aux CRS qu'il rencontre, il ordonne de faire évacuer les lieux. Dans le bureau du Secrétaire Général, il grimpe par la fenêtre qui donne sur le fameux balcon, qui n`est d`ailleurs qu'une terrasse. La foule, plus de cent mille personnes massées sur le Forum, hurle. Le général tente d'apaiser sa colère :
- Je suis le général Salan...
On lui répond par des injures; Franc-maçon, Bradeur ! Indochine ! Dien Bien Phu ! A bas Salan ! l'Armée au pouvoir ! Déjà, il y a quelques ; " Vive Massu ! ". Salan se retire. Sollicité par ceux qui sont là, encombrant le bureau du Secrétaire Général, et qui voient en lui le seul homme qui puisse prendre en main la situation, il renouvelle sa démarche. La foule le conspue à nouveau.
Il faut reconnaitre que le général Salan, sous l'injure gratuite et quelle que fut sa mortification, n'abandonnera pas la partie. Il oubliera sa peine et n`aura aucune rancune envers le peuple algérien dans sa détresse. Mieux, il s'en fera le dernier rempart.

Avec un temps de retard, arrive alors Massu. Il jouissait auprès des Algérois du prestige d'avoir été le patron des paras qui avaient libéré la ville de l'oppression d'un terrorisme forcené, et les paras de sa division lui étaient attachés. Auprès des uns et des autres, avec sa gueule de condottiere et son abord de brusquerie comme venant d'une volonté tendue vers un but unique et incapable de vouloir deux choses a la fois, il faisait confiance. Son double commandement lui était favorable. Il avait autorité directe sur la ville d`Alger et la division de paras qu'il commandait constituait la meilleure de la Reserve Générale. Elle pouvait, pensait-on obscurément, devenir à son ordre, l'aile marchante de la révolution aujourd'hui entamée. Elle en imposerait au reste de l'Armée. Massu paraissait donc pour les Algérois l'homme de la situation. Il était surtout le patron dont les officiers subalternes, véritables organisateurs de la révolte, avaient besoin pour se couvrir et donner à leur action une hauteur suffisante, faute de quoi elle serait dissoute. Les appels " l'Armée au pouvoir ! " se traduisirent alors par les cris de " Vive Massu ! ". La situation particulière des Algérois leur faisait ignorer que Massu ne pouvait être qu'un intermédiaire. D'ailleurs, Massu, tout autant que Salan, n'était pas décidé à se soumettre à ces " voyous ", comme il les appelait...

Il venait, lui aussi, de l'Hôtel du commandement de la Place Bugeaud par le fameux passage secret. Un capitaine, tué depuis, a prétendu que, dans ce souterrain, il aurait joué de son pistolet devant le ventre de Massu en lui disant :
- Fini de rigoler, il faut y aller ! Sinon !
Massu va au balcon. Les gens se taisent et l'écoutent :
- L'Armée répond à l`élan populaire...
Il est alors 20 heures. Lagaillarde s'agite énormément. Il va au balcon, il revient à l`intérieur, il semble dévoré par la fièvre d'une réussite qui, d`un coup, saoule cette tète trop jeune. Sur le Forum, paras et population fraternisent. Généraux et hauts fonctionnaires, dans le bureau du GG, délibèrent. On contacte Paris, où Ely s`interroge lui aussi. Gaillard est toujours responsable. Pflimlin n`est pas encore investi. Une seule consigne ; " apaiser, ne pas tirer ". La solution est que l'Armée assume pour le moment la responsabilité du Pouvoir.

" Au GG, raconte Lagaillarde, on a gueulé, on voulait exposer notre point de vue. On était quatre ou cinq, je ne sais plus. Pendant trois quarts d'heure, personne n`a voulu prendre de responsabilités. Je me suis fait houspiller par tout le monde, qui voyait en moi le responsable qui avait déclenché tout ce cinéma, jusqu'à ce que le général Massu arrive. Massu engueulait tout le monde. Vous savez ce ton qu'il prend : " Qu'est-ce que vous voulez ? " dit-il. Je m'accrochais à lui, pensant qu`il était le seul, à ce moment-là, capable d'endosser une responsabilité. " Je veux que l'on fasse un Comite de Salut Public mixte, civil et militaire, dis-je. "
Massu s`est tourné vers ses adjoints, Dusanne et Trinquier, Salan s'en était allé dans la pièce à côté.
- Allons-y ! Maugrée Massu. Qui on met dans votre Comité ?
- Ceux qui sont ici, répond Lagaillarcle. Et vous le premier !
A un bout de table, sur un papier, il inscrit les noms des deux colonels et des cinq civils qui sont là et qui ne se connaissent guère, et il y ajoutera Thomazo. ll faut des Musulmans ; personne ne peut donner un nom. Au balcon. Massu, follement acclamé, proclame :
- Je vous annonce qu'un Comité de Salut Public vient d`être formé.
Il lit les noms dans le brouhaha et ajoute :
- Et ce Comité, c'est moi qui le préside !
La foule hurle, chante la Marseillaise, scande " Algérie Française ".
- Voila ! Vous êtes contents. Maintenant, dites à vos gens de rentrer chez eux.
Au téléphone, Lacoste :
- Un coup d'Etat ?
- Non, il s`agit de calmer et d'arrêter l`émeute. On ne peut quand même pas tirer.

Il est 21 heures. La nuit vient de tomber. Le Forum fourmille de toute une foule qui demeure la, toute chaude et passionnée encore de l'événement qu'elle a vécu et auquel elle a participé. A ce moment, arrive un télégramme secret, rédigé à la suite d'un conseil interministériel, tenu à Matignon. Il est signé Guichard qui continue à expédier les affaires, mais émane de Gaillard, démissionnaire, et il a l'accord de Pflimlin qui n'a pas encore reçu l'investiture : " Le général Salan, commandant supérieur interarmes, est habilité à prendre toutes mesures pour la protection des biens et des personnes jusqu'à nouvel ordre ".
Salan en prend connaissance. Il ne dit rien et met le papier dans sa poche ; il conserve sa liberté de manœuvre. Ainsi, les pouvoirs ont bien été donnés, en toute légalité, par le gouvernement à l'Armée, en la personne du général Salan. Celui-ci, pour le moment récuse, c'est Massu qui pratiquement a pris l`autorité. Il s'adresse et la foule :
- Voici un télégramme que nous adressons au Président de la République :

" Vous rendons compte de la création d'un Comité de Salut Public civil et militaire d`Alger... Le Comité attend avec vigilance la création d`un gouvernement de Salut Public, seul capable de sauver l'Algérie, partie intégrante de la France ".
Dans le bureau voisin, on téléphone et on parlote avec Paris. Tout semble alors en l'air, comme suspendu. Le Pouvoir est aux mains de Massu qui s'en réfère à Salan : celui-ci en a reçu la charge de son gouvernement, mais n'en dit rien. Les Gaullistes ne sont pas encore dans le coup ; ils sont absents, Pour les responsables du moment, il s'agit de tempérer l'agitation. La révolution va-t-elle s'arrêter court ?
C'est alors que des officiers parachutistes subalternes, inquiets de ce qu'ils pensent être le long feu de l'explosion, interviennent. Ils font donner l'ordre d'alerter le 1er et le 18e RCP, ainsi que l'unité blindée des UT, pour venir au Gouvernement Général défendre ce qui a été réalisé. On ne permettra pas de toucher à ce qui a été acquis. L'Armée a le pouvoir qui était vacant ; il a été cédé par Paris à Salan qui n'en a rien dit ; il est aux mains de Massu qui refuse de s'en servir ; en fait, personne n'a voulu le prendre, et les capitaines sont inquiets.

Alors arrivent à la rescousse les Gaullistes, furieux d'avoir été pris de vitesse : ils font irruption, Delbecque en tète, tout essoufflé. Tout va répartir. Delbecque s'impose : " Je suis le représentant de Soustelle. " Bon ! On l'inscrit sur la liste du Comité de Salut Public. Malgré quelques objections, vite étouffées, le prestige du nom de Soustelle a prévalu. En réalité, aux yeux des Algérois, Soustelle n'est pas lé représentant de de Gaulle, il est toujours l'ancien gouverneur qui, le premier, a saisi le problème de l'Algérie, il l'a personnifié d'une autorité acquise sur place : à son départ, dans la houle de la foule qui le portait à son bateau, il a promis de revenir ; il a juré que " l'Algérie resterait Française ". A ce titre, il a droit et autorité dans toute l'Algérie.
Delbecque monté au balcon et annonce l'arrivée de Soustelle. Un souffle nouveau attise le feu d'une nouvelle détermination dans l'inquiétude de tout un peuple qui ne savait plus comment relancer son jeu. Cependant le général Salan a envoyé l'ordre d'arrêter Soustelle s'il se présentait à un aéroport d'Algérie ; l'ancien gouverneur ne pouvait être qu'un gêneur, surtout depuis que le Général se savait investi de tous les pouvoirs par le gouvernement légal, à qui il semblait vouloir continuer à obéir. Mais, à l'intérieur du GG, c'est une vive discussion. Les Gaullistes signifient leur volonté d'entrer eux aussi au CSP, comme on dit maintenant. Delbecque s'en fait le vice-président.
De surenchère en surenchère, le Comité de Salut Public passera de sept à quatorze membres, puis à quatre-vingt-deux...

Il est prés de minuit. Léon Delbecque pousse le général Salan au balcon. De nouveau, de la foule fusent des invectives, des hurlements, des sifflets. Le général doit se retirer sous les huées.
Thomazo, le colonel au nez de cuir, commandant les Unités Territoriales, grimpe à son tour sur la fenêtre qui donne sur le balcon, il est applaudi : " Le général Salan. " commence-t-il.., Des hurlements et des sifflets lui interdisent de continuer. Le général Salan se retire à l'Hôtel du commandement. Au grand désappointement de la foule, on annonce que l'arrivée de Soustelle est retardée. A Paris, à 2 h 45, le Président Pflimlin a reçu l'investiture du Parlement par 280 voix contre 126. Personne n'a répondu aux appels du Comité de Salut Public et l'on ne sait rien du pouvoir délégué au général Salan. L'Algérie semble être seule et ne plus pouvoir compter sur personne, ni sur son territoire, ni en Métropole : va-t-elle, une fois de plus, se résigner ? Elle a l'impression d'être abandonnée, elle qui vient d'avoir un sursaut national qu'elle croyait sublimé. C`est l'affrontement avec le vide. Tout semble perdu. La foule hurle sa colère. Puis un grand silence, comme un désespoir, la saisit.

Alors, le général Salan revient au GG. Il monte à nouveau au balcon. La foule se tait ; par lassitude, elle accepte. Le général lit un communiqué que des délégués du Comité de Salut Public sont vénus lui proposer. Il apporte un grain d'espoir nouveau :

" Ayant la mission de vous protéger, je prends provisoirement en main les destinées de l'Algérie Française. Je vous demande de faire confiance à l'Armée et à ses chefs, et de montrer par votre calme, votre détermination... ".
ll est 3 h 30. La foule parait soulagée. Elle pousse comme un immense soupir de reconnaissance : l'Armée est engagée. ll y a enfin quelqu'un pour soutenir tout un peuple.

La révolution est faite. L'Armée a pris le pouvoir. Mais la question demeure : qui sera le sauveur ? La réponse sera donnée le 15 mai. Le général Salan, une fois encore, vient au GG. On le hisse sur le balcon. La foule se tait puis, selon les consignes passées parmi elle, elle lui fait une ovation triomphale. Il est ainsi, d`un coup, plébiscité. " Seul, il peut sauver la situation, pensent les uns ; il est le chef de l'Armée. A lui, faute d`autres, à assumer le pouvoir et la direction du mouvement. S'il ne marche pas, l'unité est fichue ". " Il faut le pousser, lui donner de l'assurance, lui faire crier : Vive de Gaulle ", estiment les autres... La foule hurle : Salan ! Salan ! Salan ! Il va parler.

- Ce qui a été fait ici, hier, montre au monde que l'Algérie veut rester française. L'Algérie, une fois de plus sauvera la France... La victoire, c'est la seule voie de la grandeur française. Je suis avec vous tous...
Le micro est défaillant. Les derniers mots se sont perdus.
Qu'importe ! La foule acclame l`orateur. " Répétez votre phrase, mon général " lui dit-on en coulisse. ll achève :
- Et mous remonterons les Champs-Elysées, couverts de fleurs. Vive la France ! Vive l`Algérie Française !
La foule scande : Salan ! Salan ! Salan ! Il se retourne à demi pour quitter le balcon. " Allez, dites : Vive de Gaulle, mon général, et la partie est gagnée ", lui aurait alors susurré Delbecque. Le général, qui en avait fini, reprend le micro :
- Et vive de Gaulle ! crie-t-il.

Tous les journaux de l`époque ont relaté que le général Salan, avant son discours, a déclaré à son entourage : " Ici, on me peut crier que " Vive l'Algérie Française ! ". D'une prudence exemplaire jusque-là, il vient tout juste de dépasser d'un mot ce qui est permis au chef militaire pour ne pas franchir le seuil qui sépare le stratégique du politique. Ce mot lui sera fatal. Peut-être n'était-il pas sur de lui ?
Peut-être ne voulait-il pas, alors, s'engager lui-même ? Peut-être avait-il conscience de la fièvre activiste, peut-être ne pouvait-il maitriser les jeunes capitaines qui menaient l'action ? En tout cas, il vient de s'en remettre à un autre qui ne souffrira jamais de l'entendre dire : qui t'a fait roi ? Le mot a été lâché. Fatal au général Salan, il sera fatal à l'Algérie. Le sort en est jeté.
Un court instant interdite, le souffle suspendu, comme imbibée d`alcool, d'un coup la foule s'enflamme, la foule explose dans une espérance folle. Longtemps comprimée par la peur et l'angoisse, elle se détend soudain par le besoin à n'mporte quel prix de s'exalter :
" Vive de Gaulle ! ".
Tout est consommé ; la révolution des capitaines a abouti.

En un instant, toute l'Algérie a acclamé de Gaulle qui est la promesse de la France ; toute l'Algérie se donne à lui dans un enthousiasme dont il lui sera si douloureux de revenir, sauf pour quelques-uns qui se tairont, clairvoyants ou soupçonneux, mais emportés par la vague de fond. Il me faut pas s'y tromper : de Gaulle, que l'Algérie réclame, c'est la France: c'est l`Alsace-Lorraine qui refuse d'être cédée à l'étranger. Tout un peuple en appelle à la Patrie et à l'homme qui la personnalise, l'homme providentiel, après qui il n'y aurait plus que le vide du désespoir.
Lorsqu'il fut assuré de l'Armée, elle aussi dans l'anxiété et dans le refus d'être dépouillée de son rôle de garante de l'intégrité nationale, alors de Gaulle parla. Tout ce peuple d'hommes et de femmes, et de soldats, enfin rendus à l'espérance, s'est enivré follement de si nobles paroles qui n'étaient destinées pourtant ni à l'Armée, ni à l'Algérie, ni à la France. Cependant, par ces paroles, allaient être irrémédiablement perdus l'Algérie, l'Armée et ce qui demeurait de la grandeur française.
ll a suffi d'un cri et une armée de vainqueurs s'est déclarée soumise ! Un peuple a exprimé sa volonté unanime de vivre libre et français, et il sera jeté en exil ou livré à l'esclavage ! Tout un Empire va s'écrouler et la France, si grande encore, ne sera plus que l`ombre d'elle-même, à jamais défigurée et dépouillée de ses richesses !

Pour le moment, l'enthousiasme était tel qu'il sustentait le peuple. Ceux qui allaient mourir acclamaient ceux qui allaient les condamner.
Extraordinaire leçon de politique.
On connait la suite, comment l`Armée, trahie elle aussi dans sa mission, sera contrainte à mentir, comment elle aura à abuser ceux qu'elle avait eu à protéger et pour qui elle s'était portée garante de leur liberté. L'Armée allait subir la plus entière des défaites, celle qui entérinait toutes les autres qu'elle avait subies depuis vingt ans. La signature par la France des accords d'Evian sera la consécration de la défaite de 40, de la ruine de l'Empire et de l'abaissement de la grandeur française.
Cependant, il ne se passera pas deux générations avant que l'Europe occidentale et l'Afrique du Nord ne soient ressoudées, pour les besoins de leur sécurité et de leur progrès. Ou la France ne sera plus qu'un ilot de l`Archipel du Goulag...
Paul Vanuxem
(texte posthume, extrait des Mémoires inédits du général Vanuxem).
Algérie Française - Philippe Héduy - Editions SPL

CONVERSATION VANUXEM-DE-GAULLE (Bône, 5 juin 1958)

- Et alors. Vanuxem ?
La question ne demandait guère de réponse... A Bône, de la base militaire des Salines qui est à quelque distance de la ville, le cortège officiel gagna la route vers la ville, parmi la foule qui faisait une haie d`honneur en applaudissant et en criant. Dans la 15 CV, à droite, le général de Gaulle ; à sa gauche, le général Vanuxem ; devant, Bonneval. Sur le garde-boue, le fanion tricolore à cravate, bordé de franges dorées, selon les prescriptions du vieux règlement des fanions et lanternes.
- Et alors ? répéta le général de Gaulle. Maintenant, de Gaulle est là !
- Je ne peux que m'en réjouir puisqu'il porte notre espérance.
- Et qu'est-ce qu'il doit faire ?
- Deux choses...
- Voyons la première.
- La rébellion est quasiment éteinte. Il convient de ne pas laisser s'en rallumer les brandons. Dans ce genre de guerre, c'est l'espérance de l'adversaire qu'il faut vaincre. Faites un plan progressif à long terme, à cinq ou dix ans, ou vous prévoirez l'augmentation progressive des moyens économiques et militaires jusqu'à utiliser tous ceux de la France dans une guerre totale.
Alors à bref délai, vous aurez la chance de voir votre adversaire rendu... Sinon, si vous faites court, il pensera pouvoir tenir plus longtemps que vous ; si vous fixez une date, ce ne pourra être que celle de notre départ et de notre abandon. Plus vous verrez long, plus ce sera court. Dans le même temps, une certaine régionalisation, étendue à la France et rendant à nos provinces leur personnalité, permettrait de résoudre le problème local, tandis que l'arrivée en Algérie d`un million d'Européens serait nécessaire pour la mise en valeur des richesses, l'équilibre des diverses communautés et l'évolution des mœurs.
- On verra ; en secundo ?
- L'action extérieure, le Maroc et la Tunisie. Faites une journée d'amitié française en Tunisie et, pour moi, de ce coté de la frontière, c'est terminé.
- L'emmerdant, c'est qu'ils ne veulent pas...
- Vous avez les moyens de les convaincre, de gré ou de force. Ils vous en seront reconnaissants.
- Et le reste, est-ce que c'est vrai ?
- Quoi, le reste ?
- Ces Arabes qui fraternisent, on peut y croire ?
- Vous verrez vous-même. Pour ne pas y croire, il faudrait être aveugle. Pour ne pas en profiter, il faudrait être fou. Vous avez en mains...
- Et alors, vous ne vouliez pas de moi ?
- Cela ne fait plus question : vous êtes là !
Le général de Gaulle leva ses gros yeux globuleux et fixes sur son interlocuteur, et ne dit plus rien.

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Mis en ligne le 20 avril 2014

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