Une migration peu désirée

Là encore les mots ont leur importance. Dire que les migrations d'origine méditerranéenne, espagnole, maltaise, italienne n'ont pas été voulues par les autorités françaises ne signifie naturellement pas qu'il y a rejet systématique des immigrés en provenance de ces pays. Mais il faut admettre qu'ils se heurtent à une certaine mauvaise volonté de la part de l'administration. Fonctionnaires et colons d'origine française nous transmettent d'eux en général une image peu sympathique.

Pourtant les faits sont là : ces individus souvent méprisés, relégués dans les emplois subalternes, représentent une part essentielle de la colonisation. Reprenons les chiffres; ils sont assez éloquents par eux-mêmes. Dès 1836, Espagnols, Italiens et Maltais sont plus de 8 000 pour une population européenne recensée de l'ordre de 14 500 personnes. La proportion tombe évidemment dans les années suivantes avec les efforts faits en faveur d'une colonisation organisée. Les migrants d'origine méditerranéenne sont 41 000 sur 95 000 en 1845, 60 000 seulement sur un total de 160 000 colons d'origine européenne en 1856.

Disons tout de suite que ces premiers chiffres font illusion ; ils ne tiennent pas suffisamment compte du va et vient d'une migration saisonnière, dont il faut souligner l'importance. Mais acceptons-les tels quels, et constatons l'évolution qui se produit dans les années suivantes : en 1866, Espagnols, Italiens et Maltais sont 85 000 sur 217 000, soit un pourcentage non négligeable de 39,5 % ; en 1876, malgré l'arrivée de quelques milliers d'Alsaciens-Lorrains, ce pourcentage monte à 42 % ; ils sont déjà plus de 130 000 ; en 1886, le pourcentage officiel est de 46,82 % !
C'est dire qu'en dépit d'un nombre relativement important de naturalisations (les Allemands restés en Algérie ont été nombreux à demander la nationalité française, surtout après 1870), cette population défavorisée, dépourvue de terres dans un monde essentiellement rural, exerçant des métiers peu attrayants, bref opposée en bien des points à ce qu'il est convenu d'appeler une migration coloniale, représente alors pratiquement la moitié de la population européenne installée en Algérie.
Et nous n'avons pas tenu compte de l'intégration dans la population française, à partir du recensement de 1876, de la population israélite d'Algérie. Si on la décomptait, on peut estimer que dans les années quatre vingt, plus de la moitié du peuplement européen d'Algérie a été recruté dans les péninsules ou les îles de la Méditerranée. Par ailleurs, nous avons limité nos chiffres au recensement de 1886, puisque, à partir de cette date, la législation française - la loi de 1889 sur la naturalisation automatique - va modifier complètement les données statistiques.
Il convient de faire cependant quelques remarques concernant l'inégale répartition des migrants d'origine méditerranéenne. Nous excluons les mouvements de populations entre pays du Maghreb, qui nous paraissent relever d'une autre logique.

Il est inutile de revenir sur la politique de Bugeaud consistant à attirer ou à retenir en Algérie des paysans français, souvent recrutés parmi les anciens militaires, et à les installer sur des parcelles destinées à la culture, notamment dans la Mitidja. Même si nous ne connaissons pas dans le détail les réalités de cette émigration, il apparaît très vite que ses résultats ont été limités et décevants, que la mortalité a été très forte parmi les premiers arrivants, que les retours ont été naturellement nombreux. Les autorités françaises en Algérie n'ont pas été capables de fournir aux nouveaux arrivants le minimum d'aide matérielle qu'ils étaient en droit d'attendre Cela signifie en clair que l'installation française restera faible, si elle n'est pas mieux préparée, qu'elle sera, en tout état de cause, assez lente et insuffisante pour répondre à la demande, ceci malgré les encouragements du gouvernement français (1).
Sur les conditions précises de ces premiers départs et sur les retours consécutifs à des échecs fréquents, une étude sérieuse reste à faire. Ce qui est plus facile à connaître, parce que l'étude en est commencée (2) - et cela touche tout de même au fond du problème -, ce sont les modalités de recrutement (dans la mesure où il y a eu un véritable recrutement) des colons venus de l'étranger.

Le fait essentiel est la participation de plus en plus importante des Espagnols à cette migration, alors que la proportion des Italiens et des Maltais, les deux autres composantes essentielles de cette population, diminue vers la fin du XIXe siècle. De façon générale, la répartition de ces migrants à traverser l'Algérie est très inégale, les Espagnols étant largement majoritaires en Oranie (en 1886, 92 290 Espagnols sont recensés dans le département d'Oran contre 79 661 Français) (1). Les Italiens et les Maltais sont au contraire installés surtout dans le Constantinois. Les chiffres sont éloquents ; ils le sont plus encore si l'on se souvient qu'aucun recrutement officiel n'a été mis en œuvre ; aucun avantage particulier n'a été accordé à ces migrants pauvres pour favoriser leur venue. Bien au contraire, l'opinion des responsables français, sans doute aussi celle de la majorité des colons d'origine française déjà installés depuis plusieurs années en Algérie, sont défavorables à l'installation d'un grand nombre de travailleurs n'apportant que la force de leurs bras, et dont l'image est fortement négative.
Sur ce dernier point, tous les témoignages concordent. Donato cite à propos des Maltais quelques témoignages tout à fait révélateurs. Dès 1832, le consul d'Angleterre à Alger, tout en se gardant de donner une appréciation trop personnelle, peut écrire : " Les Français n'aiment pas du tout les Maltais et ne perdent jamais une occasion de les punir, si leur conduite n'est pas bonne; ils leur causent beaucoup d'ennuis" (2).

Réaction des premiers moments, et surtout d'une autorité militaire méfiante à l'égard d'étrangers, qui sont en même temps des protégés britanniques ? Peut-être.
Mais cette méfiance est durable ; vingt-cinq ans plus tard, les réactions de rejet ne semblent pas s'être profondément modifiées. "Les Maltais, écrit Louis de Baudicourt, sont les étrangers pour lesquels la plupart des fonctionnaires et les colons français ont le moins de sympathie" (in M. Donato, 100). De fait les témoignages abondent de cette attitude hostile; les qualificatifs les moins élogieux sont employés à leur sujet. Il faut, dit en 1838 un officier français, "organiser l'ordre (sic) au milieu des Maltais, des indigènes, des fainéants et des voleurs. Que l'on admette dans la colonie, si on le juge convenable, les repris de justice, les condamnés..., le rebut de la nation, mais qu'on y envoie des hommes forts pour diriger les administrations et des troupes bien disciplinées pour les protéger" (idem, 103)...

Association de mots et d'images fortes parlantes, à défaut d'accusations plus directes, et que l'on retrouve dans d'autres textes, qui ne parlent pas uniquement des Maltais. Parfois on les associe aux Majorquins (on emploie souvent ce terme dans les premières années de la colonisation pour parler des Espagnols), parfois aux Italiens. Maltais et Italiens sont " souvent des gens mal famés, faisant du tapage, et s'entendant avec les Arabes pour les vols de chevaux"... (idem, 104).
Violence des mots et des gestes, goût du vol et de la rapine sous toutes ses formes, ces accusations reviennent constamment sous la plume des petits fonctionnaires français en Algérie à propos de ces hôtes indésirables. Si l'on y ajoute la fainéantise, qualité que l'on attribue indifféremment aux Arabes et aux Italo-Maltais (pour les espagnols, cela fait partie de la légende noire, qui voit dans leur indolence et leur apathie la conséquence naturelle de longs siècles d'oppression), on aura retrouvé les stéréotypes appliqués à la fin du siècle à l'ensemble des populations méditerranéennes. Genty de Bussy écrit d'ailleurs en 1839 qu'il ne faut pas exposer l'Algérie à devenir "le dépôt des mendiants de l'Europe" (dépôt étant pris bien entendu au sens de dépotoir). Et d'ajouter, pour éviter toute fausse interprétation: " Nous avons à nous défendre des migrations répétées des Baléares et de Malte !"... (3)

Mais, quand on parle des Espagnols en Algérie, il ne s'agit plus de quelques milliers de personnes, comme dans le cas évoqué précédemment, mais d'une masse de migrants tout à fait considérable, et dont l'arrivée se répartit sur une période de plusieurs dizaines d'années, au gré de la conjoncture économique, des crises agraires qui éprouvent régulièrement les populations ibériques. Migration de paysans sans terre, réduits à la misère, à la mendicité et à la famine par de mauvaises récoltes, résultat d'accidents climatiques incontrôlables, dont les conséquences sont encore aggravées par la croissance démographique.
Devant l'impossibilité de trouver chez eux de quoi vivre, ils partent par bandes sur les routes en quête d'une embauche temporaire, ou ils s'embarquent sur ces balancelles qui franchissent aisément le bras de mer les séparant de la côte algérienne (4) ; inutile de dire que tout cela se fait bien souvent sans passeport.
Entrées et sorties, dans ces conditions, ne sont guère mesurables; les fonctionnaires français ferment les yeux sur ces habitudes de clandestinité qui permettent l'utilisation d'une main-d'œuvre à bas prix (5).

Ce qui est certain, c'est que cette migration - qui prend très vite un caractère massif- n'a pas été sollicitée par les autorités françaises et espagnoles. On assiste même à plusieurs reprises à des réactions franchement défavorables. Le gouvernement espagnol ne voit pas sans inquiétude se multiplier ces départs, et les responsables locaux sont préoccupés par le déficit éventuel de travailleurs agricoles dans la perspective de meilleures conditions économiques. Les Français ne manquent pas une occasion de rappeler que cette migration comporte sans aucun doute une part importante de gens de moralité douteuse, de voleurs, de déserteurs, d'individus qui cherchent à échapper à la justice de leur pays. D'où les récriminations du préfet d'Oran, dans un rapport officiel de 1850 (6) : l'arrivée des Espagnols a coïncidé "avec plusieurs vols audacieux, dont les auteurs n'ont pas été découverts, et l'opinion publique s'est émue de cette coïncidence"... Par-delà ces reproches occasionnels, on trouve parfois des plaintes contre le pullulement des indigents et des nécessiteux. Ces immigrés sans ressources peuvent être très utiles dans la mesure où ils sont prêts à accepter les travaux les plus pénibles. Viennent les difficultés, des récoltes insuffisantes, les Espagnols ne trouvent plus ces emplois temporaires; ils sont ainsi à la charge de la collectivité; il faut bien subvenir à leurs besoins les plus élémentaires, ou les rapatrier, tout cela aux frais de la communauté .J. Jordi (158-159) - dont tous les exemples ci-après sont tirés - rapporte quelques exemples de ces mesures préfectorales prises sous la pression des circonstances. C'est ainsi que le préfet d'Oran décide, en 1851, de "purger le département d'Oran des mendiants et des vagabonds espagnols, ainsi que des échappés des Présides". Le 4 juillet 1851, six vagabonds sont rapatriés par le vapeur Lavoisier vers Alicante. Même scénario en mai 1852. Mais, cette fois, ce sont quelque cinquante vagabonds qui sont extradés.

Voleurs, mendiants, individus de moralité douteuse, ce sont des termes que nous retrouvons comme un leitmotiv, et qui s'expliquent assurément par les conditions de vie misérables d'une population, qui n'a guère la possibilité par ailleurs de bénéficier des concessions de terre que l'on offre aux Français ou à d'autres étrangers (Allemands ou Suisses) que l'on souhaite attirer en Algérie. La méfiance, confinant parfois au mépris, dont font l'objet les immigrés espagnols, est entretenue par les conditions précaires de leur installation, et par les métiers qu'ils exercent et qui les situent au bas de l'échelle sociale : les premiers venus, à la suite de l'armée française, occupent de petits métiers, charretiers, commerçants ambulants, cantinières ou prostituées pour les femmes. Plus tard, ils cultivent des lopins de terre sous forme de jardins, ou constituent des équipes de "défricheurs" ou de cueilleurs d'alfa, venant en saisonniers jusqu'en Algérie et repartant ensuite vers leur région d'origine, Andalousie ou pays valencien. C'est une main-d'œuvre rude, prête à effectuer des travaux qui répugnent aux Français et que n'accepterait peut-être pas de faire la population locale, attachée à ses activités traditionnelles ; pourtant il s'agit de travaux mal rémunérés, même si les salaires agricoles perçus à cette occasion par les Espagnols sont relativement plus élevés que ceux auxquels ils pourraient prétendre en restant chez eux (7). Rien en tout cas qui permette d'espérer une amélioration rapide de leurs conditions de vie ; pas d'espoir, en tout cas, d'accéder à la propriété pour la majorité d'entre eux.

Italiens et Maltais font moins souvent que les Espagnols les travaux pénibles de la campagne ; ils n'ont parmi eux qu'une minorité d'ouvriers agricoles. Mais les petits métiers qu'ils exercent dans les villes ne leur permettent guère de s'élever dans la hiérarchie sociale. Quand on a la possibilité d'établir des statistiques, même limitées, sur les activités de ce prolétariat urbain (même quand il devient patron, voire propriétaire de son échoppe, le petit commerçant reste pauvre), on retrouve d'un bout à l'autre de l'Algérie les mêmes métiers, pêcheurs (les Maltais et les Siciliens exercent même un véritable monopole dans ce domaine dans le Constantinois), bateliers et portefaix, charretiers, bref toutes les professions liées au transport et aux activités portuaires. On retrouve également parmi eux un grand nombre de travailleurs sans qualification, désignés seulement comme journaliers, des ouvriers du bâtiment, ce qui n'implique pas nécessairement une spécialisation, des domestiques.

Et puis il y a ce groupe si diversifié du petit commerce et de l'artisanat, qui va du garçon de café au marchand des quatre saisons, sans que l'on puisse en limiter exactement l'énumération.
Pauvres, exerçant des métiers de pauvres, Espagnols, Italiens et Maltais remplissent pourtant des fonctions utiles dans cette société coloniale en train de s'organiser dans les premières décennies qui suivent la conquête française. C'est peut-être la contrainte économique qui les a poussés dans un premier temps à émigrer.
Ce sont des occupations, importantes, et même indispensables pour la bonne marche de l'entreprise coloniale, qui assurent à la longue une installation durable, avec la complicité des autorités, qui ne les favorisent guère, mais qui finissent tout de même par les accepter. Temine Emile

La migration européenne en Algérie au XIXe siècle : migration organisée ou migration tolérée. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°43, 1987. pp. 31-45. doi : 10.3406/remmm.1987.2130 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2130

1. Cf. les graphiques établis par JJ. Jordi, 30.
2. Lettre du consul Saint-John du 13 juin 1832, citée par M. Donato, op. cit., p. 96. Migrations européennes en Algérie I 45
3. Genty de Bussy, De l'établissement des Français dans la Régence d'Alger, Paris, 1839, cité par Donato, op. cit., p. 98.
4. Sur ce trafic, on trouvera de multiples témoignages dans la correspondance consulaire fran çaise à Alicante et Carthagène.
5. Le trafic saisonnier entre Espagne et Algérie se prolongera d'ailleurs jusqu'au début du XXe siècle.
6. JJ. Jordi, 157 : lettre du préfet d'Oran au gouverneur général de l'Algérie.
7. Cf. la comparaison établie par JJ. Jordi, 80.

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Mis en ligne le 02 mar 2011
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