Pour évoquer les premières entreprises qui se sont créées en Algérie, peut-être pourriez-vous nous rappeler les débuts de la conquête française.
C'est en 1830 que la France prend pied à Alger - la conquête de l'Algérie dans son ensemble s'étendra quant à elle jusqu'en 1860. En effet, au fur et à mesure que les Français descendent vers le Sud, ils découvrent de nouvelles tribus qu'il faut soumettre (c'est ainsi que les tribus touaregs, les fameux " hommes bleus ", ne seront soumis qu'en 1902). La conquête de l'Algérie est d'abord un acte politique : en 1830, le roi Charles X a besoin de redorer son blason tant à l'intérieur du pays qu'à l'extérieur. L'Angleterre domine la Méditerranée d'Est en Ouest, elle est à Gibraltar, à Malte et en Égypte. La France, de son côté, n'a que la Corse ! La France s'installe donc en Algérie. Quelles sont les premières mesures économiques qui sont prises pour " organiser " la région ?
Il y a d'abord ce qu'on appelle la colonisation (le terme étant pris ici dans son acception première de " mettre en valeur des terres " ; " colon " vient en effet du latin " colere ", qui signifie " cultiver la terre "). La France essaye donc de faire venir des Français pour peupler le pays et voir ce qu'elle peut retirer du sol. C'est un peu le mythe pionnier des États-Unis : peupler de nouveaux territoires (sauf que, en Algérie comme aux États-Unis, ces territoires étaient déjà peuplés…). Bref, par le fait même de la conquête des territoires qui étaient alors sous la domination lointaine de l'Empire ottoman, la France " récupère " les terres qui appartenaient à l'ancienne souveraineté - soit un " butin de guerre " d'une superficie qui dépasse le million d'hectares. Ces terres, incorporées à ce qu'on appelle dès lors le Domaine français, sont découpées en " lots de colonisations ", c'est-à-dire en concessions, que l'État donne, soit à des " petits colons ", soit à de grandes sociétés agricoles créées pour l'occasion, et qui ont à charge de faire venir une population française pour mettre en valeur les terres. C'est ainsi que la Compagnie Genevoise et la Compagnie agricole du Sig (sorte de phalanstère des années 1840) vont obtenir chacune plusieurs dizaines de milliers d'hectares - mais leur développement sera un échec. Dans les lots de colonisation, les terres ne sont pas données purement et simplement, elles sont, ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui, mises en " leasing " : grosso modo, on vous donne de la terre et vous avez entre cinq et dix ans pour la mettre en exploitation ; si après ce laps de temps, les inspecteurs de colonisation estiment que la terre est bien cultivée, que vous avez édifié une maison, etc., vous recevez le titre de propriété. Parallèlement, vous avez aussi des colons qui achètent des fermes et des terres à des musulmans. Quoi qu'il en soit, l'Algérie est très vite considérée par les différents gouvernements comme une colonie de peuplement et l'installation d'une paysannerie française sera toujours une préoccupation majeure du Second Empire, comme de la IIIe République. La distribution des lots de colonisations se fait du reste selon un programme extrêmement planifié : tant de villages de colonisation devront être créés, d'une superficie de tant d'hectares, etc.
Une chambre de commerce est créée à Alger, les colons français sont installés ; on imagine qu'assez vite, de petites entreprises vont se créer. Quelles sont-elles ?
À vrai dire, il n'y a pas tant de colons français qu'on pourrait l'imaginer. En réalité, contrairement aux espérances de l'État français, ce sont plutôt des Espagnols, des Maltais, des Allemands, des Suisses qui arrivent en Algérie. Les premières créations d'entreprises, qui se produisent dès la fin des années 1830 et jusque vers 1880-1890, ne sont pas toujours des créations françaises mais des créations espagnoles, italiennes, maltaises parfois. Je vais vous donner quelques exemples. Prenons d'abord le cas de Limiñana, l'entreprise qui a créé le fameux " Cristal Anis ", un alcool très apprécié des pieds-noirs. Le fondateur de l'entreprise est originaire de Monforte del Cid, un village espagnol où l'on fabrique un alcool à base d'anis. Une fois en Algérie, il décide de se procurer des fleurs d'anis pour préparer l'anisette de son village - et ça marche ! Son activité se développe, les usines se multiplient, et plusieurs générations après, l'entreprise est toujours là. On pense a priori que l'Algérie française avait une économie principalement agricole. Est-ce juste ?
Pas tout à fait. En 1920, 190 000 Européens vivaient de l'agriculture. Ils n'étaient plus que 90 000 en 1954. En fait, il y a très vite eu deux Algérie, avec deux sortes d'Algériens : d'un côté la totalité des Européens et un quart des musulmans vivant en économie d'échange ; de l'autre les quatre cinquièmes (??! ndlr) des musulmans qui vivaient d'une économie de subsistance. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, plus de 80% des Européens et moins de 20 % des musulmans sont des urbains. Le pays a donc besoin de gros groupes industriels, à la fois pour servir de faire-valoir à la réussite coloniale française, mais aussi, tout simplement, pour construire des ponts, des routes, des chemins de fer, aménager les villes, pourvoir à leur alimentation en eau, développer le tout à l'égout, etc. Mais il y a aussi des entreprises créées par des Français installés en Algérie.
Bien sûr. Rappelons d'ailleurs que dans le cas de l'Algérie française, on se trouve face à un drôle de système colonial puisqu'il y a une très forte proportion de population européenne. C'est un cas unique dans la France du XIXe et XXe siècle. En dehors de la métropole, l'Algérie est le territoire où on compte le plus de Français - loin devant la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe, la Nouvelle Calédonie, le Maroc, la Tunisie… On constate donc, assez logiquement, la montée en puissance - économique - de familles françaises installées en Algérie depuis plusieurs générations. Prenez les Duroux, les Laquière, les Borgeaud, les Blachette : toutes ces familles vont construire de véritables petits empires, que ce soit dans la transformation des métaux, dans la vigne ou l'industrie alimentaire. Et ce qui est frappant, surtout après les années 1930, c'est la collusion qui existe entre le milieu économique et le milieu politique. Et qu'en est-il des entreprises créées par des musulmans ?
Elles ne sont pas très nombreuses. Tout d'abord parce qu'on n'a plus d'archives, donc plus d'opportunité de les étudier. Je suis allé il y a quelques années à la Chambre de Commerce d'Alger (qui, étant privée, n'a pas été rapatriée en 1962, contrairement aux organismes d'État) ; c'est un triste spectacle : les archives prennent l'eau, les moyens financiers manquent… Par ailleurs, comme je ne vous l'ai dit, les ruraux regroupent 80 % des musulmans. La population indigène est donc en grande majorité paysanne, et vit bien souvent dans la misère. Que se passe-t-il en 1962, lorsque l'Algérie déclare son indépendance ?
La plupart des entreprises créées par des Français ou des Européens sont rapatriées, comme leurs propriétaires. Certaines, comme Bastos, essaient de rester, mais dès 1963, le gouvernement algérien décide de nationaliser toute l'économie du pays - les terres et les entreprises. Parallèlement, de nombreux gisements de pétrole sont découverts et rapidement exploités, qui vont assurer au pays une source de revenus extrêmement profitable. Cette manne pétrolière est du reste, à mon sens, le grand malheur de l'Algérie. C'est à cause d'elle que le pays n'a pas développé comme il aurait dû le faire l'agriculture, l'industrie et le tourisme - à tel point qu'au tournant des années 1990, l'Algérie a dû importer des tomates d'Espagne ! Aujourd'hui encore, le pétrole et le gaz naturel sont les principales sources de revenus de l'Algérie. Et malheureusement, les Algériens n'en voient pas la couleur. J'avais écrit dans un de mes livres, il y a quelques années : " L'Algérie, ce pays riche peuplé de pauvres " ; je crains que ça ne soit pas faux… Actuellement, bien que l'économie ait été libéralisée, bien que de grosses sociétés étrangères s'implantent dans le pays, le système est tellement gangrené par la corruption qu'il n'est pas facile de créer son entreprise comme on l'entend. Au Maroc et en Tunisie, le passage à l'indépendance s'est fait plus en douceur et sur un laps de temps beaucoup plus long. Il faut dire aussi que ces pays n'étaient pas des départements français mais des protectorats, que la population européenne et française y était nettement moins nombreuse, et qu'il n'y a pas eu de programme de nationalisation aussi poussé qu'en Algérie. Mais il est frappant de constater qu'aujourd'hui, par une sorte de paradoxe historique, le Maroc et la Tunisie travaillent davantage avec la France que l'Algérie. (…) |