Les Alsaciens et les Lorrains en Algérie
avant 1871

Lorsque la littérature, passée ou présente, évoque l'histoire de la colonisation alsacienne et lorraine en Algérie, elle se réfère principalement à la période aux événements de 1871, moment où l'annexion des provinces de l'Est avait jeté environ 125 000 âmes sur les routes de l'exode. Certains de ces émigrants avaient alors pris le chemin de la colonie nord-africaine où le français mit 100 000 hectares de terres à leur disposition. Ceux qui ne voulaient pas vivre sous le joug prussien vinrent en Algérie, y trouvèrent des terres et une maison ainsi que des aides, à la fois matérielles et financières : c'était l'ère de l'émigration patriotique. Cette perception plus que mythique fait toutefois abstraction de la première période migratoire antérieure à 1871 pendant laquelle plusieurs milliers d'Alsaciens et de Lorrains avaient déjà foulé le sol algérien pour y faire souche : un mouvement quantitativement plus important que celui postérieur à 1871, généré par des facteurs, à priori différents de ceux qui avaient motivé l'exode de 1871.

Ce mouvement se caractérise par des arrivées irrégulières, constamment rythmé par l'impact des facteurs socio-économiques, inhérents à l'histoire des régions d'origine et par la progression cadencée de la colonisation française en Algérie, chaotique puis organisée : un mouvement cependant perpétuellement concurrencé par le " rêve américain ".

LE RÔLE DOMINANT DU FACTEUR DÉMOGRAPHIQUE

Les départs du sol natal furent liés à des facteurs anciens, à dominante démographique, générant par la suite une série de causes de nature économique et politique. Ainsi, l'excédent de population, les calamités naturelles, les revers de l'industrialisation, la rigidité des traditions d'une société excessivement terrienne, l'effet stimulant des convois étrangers en transit, l'espoir d'une vie meilleure, le "rêve américain en Algérie", motivèrent-ils, conjointement ou successivement, l'exode vers l'inconnu. L'essor démographique des deux régions frontalières avait provoqué une augmentation de la densité de population pendant la première moitié du XIXe siècle. Elle fut très forte, surtout en Alsace où elle ne cessa de s'élever régulièrement au-dessus de la moyenne nationale, passant pour le Bas-Rhin, de 96,8 habitants au km2 en 1801 à 129,1 en 1851 et pour le Haut-Rhin, de 74,8 en 1801 à 120,2 en 1851. La moyenne française s'éleva pendant cette même période, de 50,9 à 66,5 habitants. Les variations furent moins importantes en Meurtrie et en Moselle mais très concentrées pendant une période de 25 ans (1821 à 1846), durant laquelle la densité s'éleva de 70,1 à 83,4 en Moselle et de 62,4 à 73,4 en Meurthe 1. Cette hausse démographique, principalement relayée par les multiples crises de subsistance de la première moitié du XIXe siècle et les revers de l'industrialisation, fut à l'origine des nombreux départs enregistrés pendant cette période.

1. C. Pouthas, La population française pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, 1956, p. 177.

Dans les deux régions, l'agriculture était restée l'activité principale dont on tirait encore l'essentiel des revenus, malgré une augmentation progressive des activités industrielles. Dans une société excessivement terrienne, de nombreux journaliers vivaient difficilement grâce à un petit lopin de terre d'une superficie souvent inférieure à dix ares, en raison du morcellement excessif de la propriété. Le mode de dévolution des biens imposant le partage égal entre les héritiers, avait provoqué la dispersion des biens et la dislocation de l'exploitation 2. Les crises de subsistance surgissant dans un tel contexte ne firent alors qu'aggraver la situation des plus pauvres. Le rythme de la production agricole n'ayant pu suivre celui de la croissance démographique, les deux régions connurent plusieurs périodes de disette et de famine entre 1830 et 1870. Les calamités naturelles 3, l'application rigoureuse des règlements forestiers 4 l'enlèvement des feuilles mortes et le parcours des bestiaux, les diverses crises de surproduction dans l'industrie, l'incapacité de cette dernière à répondre aux demandes d'emplois, furent autant de raisons qui poussèrent les habitants vers l'exode, surtout en Alsace. En Lorraine, le taux d'émigration fut plus faible, malgré les crises ; ici l'émigration n'eut pas ce rôle de régulateur comme dans l'Alsace voisine.

2. Centre des archives d'outre-mer (CAOM), série L 10, Causes morales et matérielles de l'émigration des habitants du Bas-Rhin, note de T. Achard, notaire et maire de Hochfelden à l'intention du ministre de la Guerre, 1834.
3. Hivers rigoureux en 1830 et 1840 ; mauvaises récoltes de 1846 à 1847 (et jusqu'en 1854 dans le nord de l'Alsace) ; crue du Rhin en 1852 puis sécheresse jusqu'en 1859.
4. L'application du code forestier de 1827 avait surtout engendré des retombées catastrophiques dans les arrondissements du Nord (Sarrebourg, Saverne et Wissembourg).

Cependant, si la pression démographique et les diverses crises économiques furent les stimulants essentiels du mouvement migratoire en ce début de siècle, il ne faut pas négliger le phénomène de contagion engendré par les convois suisses et allemands en transit. Par un effet inévitable de l'exemple, par mimétisme, les Alsaciens et les Lorrains, originaires surtout du Nord, se joignirent aux émigrants d'outre-Rhin qui faisaient route vers l'Amérique. Les départs, quelques fois massifs, de certaines contrées alarmèrent les autorités locales, prêtes à se mobiliser pour réorienter le mouvement vers l'Algérie, dans le but de conserver à la France, une partie de sa population 5. Le succès de ce projet varia selon les années et les efforts entrepris par le gouvernement français. L'Algérie profita très favorablement du flux migratoire de 1842 à 1845 et de 1851 à 1855, deux périodes pendant lesquelles les autorités avaient matérialisé leur aide par de multiples avantages. Cependant, le " rêve américain " concurrença fortement le "rêve algérien" et attira, dans l'ensemble, bien plus d'émigrants. L'Algérie souffrit perpétuellement de cette concurrence, car les agents recruteurs dépêchés par les États américains, ou les grandes compagnies d'émigration, savaient allécher le paysan en mal de terres et d'aisance. Les avantages proposés étaient certains : un voyage entièrement organisé, une propriété immédiate des terres en quantité illimitée, un entourage familier en raison d'une ancienneté de S'ajoute à cette énumération, l'impact de la presse allemande à la solde des compagnies américaines multipliant la propagande anti-algérienne dans un grand nombre d'articles largement diffusés dans les provinces de l'Est.

5. T. Achard, notaire et maire de Hochfelden fut l'un des premiers à attirer l'attention des autorités sur la question et à proposer un projet de colonisation en Algérie. CAOM, carton L 10, Causes morales et matérielles de l'émigration des habitants du Bas-Rhin, note de T. Achard à l'intention du ministre de la Guerre, 1843. Projet de colonisation présenté par T. Achard, membre du Conseil général du Bas-Rhin, Paris, 1842, 26 p.

UNE PRÉDOMINANCE ALSACIENNE

La multiplicité des causes de départ engendra une périodicité du mouvement ainsi qu'une disproportion dans la répartition géographique des concernés. La prédominance alsacienne fut incontestable 6 et plus celle du département bas-rhinois, sauf année exceptionnelle. Les migrations se sont régulièrement amplifiées lors des crises locales graves, provoquant les départs selon l'aire économique atteinte : la corrélation est très étroite. Une première grande période débuta après 1838 et atteignit son entre 1843 et 1847 6. Suivit une phase d'accalmie jusqu'en 1851, durant laquelle les départs se restreignirent sans toutefois s'arrêter. A partir du second semestre 1851, ils furent de plus en plus nombreux et ce, jusqu'en 1855 7. Puis le mouvement se ralentit considérablement jusqu'en 1871 8. Selon les diverses sources réunies, on peut estimer qu'à cette date, l'Algérie avait accueilli au moins 25 000 émigrants originaires des 4 départements de Meurthe, de Moselle, du Haut et du Bas-Rhin 9.

6. Crise frumentaire de 1838, hiver rude de 1840, vendanges médiocres de 1843, maladie de la pomme de terre de 1845 à 1847, crise du coton de 1839, ralentissement du commerce en 1843 et fermeture de manufactures entre 1844 et 1846, surtout dans le textile.
7. Crue du Rhin de 1852 puis sécheresse jusqu'en 1859, ouragan sur le vignoble en 1853, hiver doux et retour du froid pendant la floraison de 1854.
8. État comparatif des départs de 1830 à 1864 in F. FISCHER : Émigration séculaire et émigration mythique : la colonisation alsacienne et lorraine en Algérie de 1830 à 1914, Thèse de doctorat, Aix-en-Provence, 1994, 1. 1, p. 127.
9. Cf. carte.
En approchant ces chiffres à ceux de la population française de la colonie à différentes périodes, nous constatons toute l'ampleur de cette émigration et lorraine d'avant 1871, comme le démontre le tableau suivant :

La population alsacienne et lorraine en Algérie, rapportée à la population française de 1845 à 1866.
1845 14,6 %
1851 21,3 %
1856 23,64 %
1866 19,71 %

Source : Calculs effectués d'après V. Démontés : L'Algérie économique, Alger, 1923, tome 2.

Il faut toutefois relativiser les chiffres contenus dans ce tableau, en raison d'un manque d'information concernant le nombre exact de départs pour les quatre départements concernés, pour toutes les années. De surcroît, le calcul de ce pourcentage omet de prendre en compte le taux de mortalité encore très élevé parmi ces populations. Malgré ces absences, on ne peut faire abstraction d'un fort taux de représentativité entre 1845 et 1860 ; pendant ces années, ce taux oscilla très certainement entre un cinquième et un quart de la population de l'Algérie. Après cette date, il baissa rapidement car la colonie n'attira plus ces émigrants, lesquels réorientèrent le mouvement vers l'Amérique. Depuis 1860 environ, l'Algérie n'offrait plus de conditions avantageuses ; la concession gratuite fut supprimée et plus aucune aide gouvernementale accordée pour couvrir les frais d'installation. Tant que le gouvernement avait pratiqué l'assistanat, les Alsaciens et les Lorrains avaient choisi le " rêve algérien " car ils furent pour la plupart sans ressources.

La cellule familiale se composa très fréquemment de nombreux enfants, souvent en bas âge. Il arrivait qu'elle soit aussi élargie aux ascendants et collatéraux, de sorte que la famille qui prenait possession d'une concession de 12 hectares et d'une maison de 2 pièces, comptait en moyenne entre 8 et 12 membres, sinon plus, pour un budget de 1 000 à 1 500 francs. Une somme face aux besoins qu'imposait le nouveau mode de vie sur une concession aux rendements plus que moyens, sous un climat chaud exigeant une hygiène très stricte, dans un pays inconnu dont il restait à assurer la pacification.

UNE IMPLANTATION AU RYTHME DE LA PÉNÉTRATION FRANÇAISE EN ALGÉRIE

Leur implantation se fit néanmoins au rythme de la pénétration française dans le pays, où les premiers émigrants alsaciens et lorrains étaient arrivés très tôt, un an après le débarquement de Sidi Ferruch.
L'Histoire retient que les premiers villages du Sahel ont été édifiés pour installer des colons allemands dont le convoi aurait été détourné du Havre vers Alger en 1831, parce qu'un agent à la solde d'une compagnie américaine, après avoir recruté les émigrants et pris leur argent, les avait abandonnés sur les quais sans possibilité de retour. Ne pouvant les laisser plus longtemps à la charge de la municipalité du Havre, il a été décidé de les orienter vers l'Algérie. On ne sait d'ailleurs qui prit la responsabilité de cette décision : le gouvernement ou le Maréchal Clauzel ?

La lecture des multiples publications et récits contemporains des faits impose cependant une version différente quant au nombre de convois arrivés à Alger dans les premières années de présence française : il s'agirait, non pas d'un convoi unique venu en 1831, mais de plusieurs navires arrivés entre le mois de juillet 1831 et l'été 1832.

[...] Au mois de juillet, à l'époque des hostilités avec les Arabes, plus de 400 colons, la plupart des Allemands et destinés d'abord à l'Amérique abordèrent à Alger 10.
10. Baron Berthezene, Dix-huit mois à Alger ou récit des événements qui s'y sont passés depuis le 14 juin 1830 jusqu'à la fin de décembre 1831, Montpellier, 1834, p. 203-204. Dans une note, Berthèzène rajoute que " ...le maréchal Clauzel a publié que c'était sur son invitation - on le savait mais on ne l'aurait dit... ".

Le Baron Pichon rapporte lui aussi avoir lu dans les journaux des mois d'août et septembre 1832 :

[...]. que les colons expédiés cet été du Havre avaient été envoyés à Kouba dès leur arrivée... on a pu mettre les colons sous la tente comme le furent à leur arrivée ceux que l'on envoya en 1831 : c'est tout... Des 500 colons envoyés en 1831 et que l'on fut obligé de faire bivouaquer sur le port et de camper sous des tentes en dehors d'Alger, une centaine a péri dans les premier mois 11.
11. Baron PlCHON, Alger sous la domination française : son état présent et son avenir, Paris, 1833, p. 86-90.

Le Moniteur algérien signale par ailleurs dans son édition du 21 juillet 1832, la venue d'un nouveau navire d'émigrants du Havre. Une lettre adressée au général Clauzel le 27 mai 1831 par un certain Cadary Nicolas de Petit Rederching (Moselle), explique que 150 personnes dont il avait la charge seraient désireuses de se rendre à Alger à leurs frais. Elles disposeraient d'un bâtiment et demandaient qu'une réponse leur soit rapidement envoyée 12. Nul ne sait ce qu'il advint de ce convoi : vint-il effectivement à Alger, était-ce le fameux convoi " détourné " de 1831 ? Il apparaît donc bien, au vu de ces multiples exemples, que les premiers centres de colonisation d'Algérie ne devaient pas leur création à un convoi unique dérouté de sa destination première par quelque raison rocambolesque, mais bien à une succession de navires arrivés chacun pour des motifs et selon des modalités différentes, entre 1831 et 1832.

12. CAOM, carton F80 1161, Copie d'une lettre envoyée au général Clauzel, Le Havre, 27 mai 1831.

Ainsi, Alger se trouva très vite encombrée de plusieurs centaines en état d'indigence, tombant à la charge de l'administration. Selon les actes d'état civil, bon nombre de familles alsaciennes et lorraines fit partie de ces convois que le gouvernement installa, au début du mois de septembre 1832, dans deux villages édifiés spécialement à cet effet. Le choix de l'emplacement ne devait rien au hasard, l'état d'insécurité qui régnait dans la région imposant une localisation stratégique. Dely Ibrahim était situé à 10 kilomètres d'Alger, sur un chemin de crête du Sahel, d'une altitude de 250 mètres. Au nord, une succession de mamelons couverts de broussailles et coupés de profonds ravins rejoignaient le littoral distant d'une dizaine de kilomètres. Au sud, le camp était séparé de la plaine de la Mitidja par un terrain similaire. Kouba fut installé quelques plus loin. Ainsi, les deux villages furent protégés par leur position et placés sous les canons des troupes françaises. Les familles furent logés dans des baraques en bois, y suffoquant l'été et y combattant les infiltrations de pluies l'hiver, en raison de la mauvaise qualité du bois. Durant la période chaude, les colons devaient chercher l'eau potable à plus de 3 kilomètres de distance. Les terrains que les autorités leur avaient octroyés étaient de surcroît, de mauvaise qualité et insuffisants (de 1 à 3 hectares par tête). Dix ans après la création de deux centres, leur peuplement avait régressé de près de 80 % ; en 1835, Dely Ibrahim compta tellement d'orphelins, que le Consistoire d'Alger y fonda un orphelinat protestant. Après une période de déclin, le peuplement reprit de l'ampleur au moment où le gouvernement décida une réelle politique de Après 1840, d'autres colons alsaciens et lorrains vinrent remplacer leurs compatriotes décédés ou partis, réussissant plus ou moins, là où leurs avaient échoué.

Entre temps, les arrivées n'avaient cependant pas cessé. Petit à petit, les camps militaires autour d'Alger prirent l'allure de hameaux grâce à l'installation de commerçants, de fournisseurs, de cantiniers et de quelques agriculteurs courageux. Ainsi, plusieurs colons lorrains (un débitant de boissons, un boucher, un ouvrier et deux cultivateurs) vinrent s'installer, vers 1834, dans le " Bazar " 13 près du camp d'Erlon, le futur Boufarik. Plus tard, d'autres familles originaires de l'Est vinrent faire souche à Boufarik, si bien que vers 1850, le village se composa principalement d'Alsaciens, de Lorrains et de Méridionaux 14.

13. Il s'agissait de gourbis faits de branchages, de roseaux et de paille de marais, élevés sur deux lignes perpendiculaires à la face Est du camp, intégrés dans l'enceinte sur ordre du maréchal Clauzel en 1836 et appelé Médina Clauzel.
14. J. Franc, Naissance de Boufarik, in Congrès de la colonisation rurale, Alger, 1930, t. 3.

Le camp de l' Arba fut fondé selon des modalités similaires. A l'origine, il ne fut qu'une étape de la route d'Alger à Constantine et le passage obligé de tous les convois civils et militaires se rendant à Aumale. La présence des troupes pendant les dix premières années sur le territoire de l'haouch Ben Semman, avait provoqué une colonisation spontanée tout autour. En avril 1839, le camp regroupait 51 civils soit 12 concessionnaires, dont 7 familles alsaciennes et lorraines (37 personnes) exerçant diverses professions. En 1848, au moment de la création administrative du village, d'autres familles de l'Est étaient venues s'y installer et le centre prospéra très rapidement. El Arrouch, situé dans la province de Constantine, bivouac puis camp retranché de la colonne de fantassins du général Valée à partir de 1838, compta également des émigrants alsaciens parmi sa population civile initiale 15. Mais les fièvres, le choléra de 1849 et un tremblement de terre décimèrent la population et découragèrent les multiples tentatives de colonisation.

15. Ciavaldini, Brugirard & Petit, Monographie d'El Arrouch, Constantine, 1957, 58 p.

Ces divers exemples de peuplement spontané démontrent bien l'inexistence d'un réel programme de colonisation pendant les premières années de présence française. Aussi, lorsque le gouvernement décida enfin la conquête totale, il entama une politique de colonisation par le peuplement, seul moyen selon lui, d'assurer la sécurité et la conquête. A cet instant, le mouvement migratoire à destination de l'Algérie, en provenance d'Alsace et de Lorraine prit de plus en plus d'ampleur. Ceux qui n'optaient pas pour l'Amérique rejoignirent les anciennes créations comme Dely Ibrahim, Kouba, Boufarik, El Achour et d'autres firent souche dans les centres en cours d'édification dans une zone plus éloignée des banlieues des villes comme Alger et Oran.

Tous ces villages avaient alors à peu près le même profil : de petits îlots défensifs au milieu de vastes étendues fraîchement colonisées mais à peine pacifiées, entourés de murs ou de fossés d'enceintes et de tours défensives en forme de blockhaus en pierres. Plusieurs nouveaux villages connurent alors une forte concentration alsacienne et lorraine : Ouled Fayet dans la zone médiane du Sahel, Douera et Crescia sur le plateau supérieur du Sahel, ainsi que Sainte Amélie. Lorsque la colonisation atteignit le Constantinois et l'Oranie, les émigrants de l'Est suivirent le mouvement. Ils s'établirent à La Stidia et Sainte Léonie parmi les Allemands installés là par le gouvernement en 1846, ainsi qu'à Tlemcen et Sidi Bel Abbès et tous les petits centres alentours en voie de création. Le manque de sources ne permet pas de localiser, avec précision, leur dans la province de Constantine. Mais en toute vraisemblance, il apparaît parle biais de l'onomastique, que de nombreux villages ont accueilli au moins une ou deux familles de l'Est lors de leur peuplement initial.

Avec la IIe République et le Second Empire, débute l'ère de la colonisation assistée. Évoquer la colonisation alsacienne et lorraine dans ce contexte, vient à reposer le problème de la composition exacte des convois de " Parisiens " de 1848. Les travaux menés jusqu'à présent ont démontré l'hétérogénéité de la composition des convois. Pour les quatre départements nous la Meurthe totalise le plus grand pourcentage, soit 25,4 pour mille. Suivent ensuite, les départements du Bas-Rhin (15,9 pour mille) et les du Haut-Rhin et de la Moselle (pas plus de 3,17 pour mille) 16. Les actes d'état civil et les titres de concession corroborent largement cette et permettent de situer les lieux d'établissement de ces " Parisiens de l'Est " à Millesimo, Robertville et Mondovi dans la province de Constantine, à El Affroun, Montenotte et Marengo dans l'Algérois, à Fleurus, Saint-Cloud et Saint-Leu en Oranie.

16. Y. Katan, Les colons de 1848 : mythes et réalités, Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1984, p. 177-202.

Ces émigrants furent suivis quelques temps plus tard par leurs compatriotes, lesquels vinrent s'installer dans ce qu'on appela, les "villages " Un projet déjà ancien, qui n'avait toutefois pu se concrétiser qu'après les remous de 1848. En 1845, un maire alsacien avait proposé de transporter son village en Algérie. Son projet ne connut pas de suites immédiates, mais fut repris par un publiciste parisien, François Ducuing. Celui-ci avait observé, depuis les débuts de la colonisation, le développement particulier de certains villages peuplés par des éléments provenant d'une même région. Ainsi, en recrutant les futurs colons dans un même département (pas plus de 300 familles) et en faisant contribuer ce dernier à leur installation (3 000 francs par famille), Ducuing pensait réunir toutes les chances de réussite 17. L'idée trouva audience mais les conseils généraux, quoique acquis au projet, refusèrent toute participation financière faute de ressources disponibles. Le gouvernement, l'idée des deniers départementaux, entama le peuplement des " villages départementaux " sur ses propres fonds avec comme support, les colonies de 1849. L'expérience plus connue du centre de Vesoul Benian (parrainé par le département de la Haute-Saône) fait oublier celle menée avec des émigrants alsaciens et lorrains dans les villages d'Ain Sultan, Blad Touaria et La Bourkika. Arrivés entre le dernier trimestre de 1851 et durant l'année 1852, les premiers colons connurent des débuts plutôt difficiles malgré l'assistance quotidienne des autorités. Mal informés au départ et recrutés parmi les populations les plus miséreuses, ils étaient arrivés dénués de ressources, croyant être pris en charge tels les colons de 1848. Grâce à la diligence des officiers commandant les et de la troupe, la vie sociale put cependant s'organiser. Les hommes furent employés aux travaux d'utilité publique en attendant la période des foins et des récoltes : travaux de voirie, construction des habitations... Malgré ces déboires et les fièvres pernicieuses de 1852, le centre compta 279 habitants (dont 51 colons concessionnaires) à la fin du premier semestre 1853, une population principalement d'origine bas-rhinoise 18. Le 16 juillet 1869, le village acquit son statut de commune de plein exercice. Conjointement au peuplement de Blad Touaria, les autorités procédèrent à la création du " village départemental " d'Ain Sultan, situé sur un plateau aux environs de Milianah (Algérois). Le centre fut originellement réservé aux colons du Var mais leur implantation fut restreinte. La cohabitation des deux communautés fut souvent source de conflits et leur mode de vie différait beaucoup. L'administrateur du centre jugeait les colons haut-rhinois plus travailleurs et ceux du Var plus paresseux, irrespectueux de la propriété d'autrui, voleurs et chapardeurs 19. En 1857, les concessionnaires avaient presque tous mis leur exploitation en valeur et, sans avoir acquis de grandes richesses, pouvaient toutefois subvenir à leurs besoins.

17. F. Ducuing, Les villages départementaux en Algérie, Paris, 1853, 48 p.
18. CAOM, carton 2 M 30 - Liste des colons admis dans le centre de Blad Touaria (1851-1853).
19. CAOM, carton F80 1154, Évolution de la situation du centre d'Ain Sultan (février- décembre 1854).

D'autres centres, tels Bou Tlélis et Ain Sidi Cheriff en Oranie, sans pouvoir bénéficier de l'appellation "village départemental", n'en revêtaient cependant pas moins les mêmes caractéristiques en regroupant un grand nombre de colons de l'Est. Il est vrai qu'entre 1851 et 1855, l'émigration alsacienne et lorraine fut particulièrement élevée car le nouveau régime des concessions mis en place en 1851 et les aides octroyées, les avaient attiré en nombre vers l'Algérie. Tous ne purent cependant justifier la possession du capital exigé par les autorités, soit au moins 1 500 F par famille. Ceux qui possédaient la somme furent admis comme concessionnaires dans les nouveaux centres en voie de création et les autres dans les colonies de 1848, au fur et à mesure des vacances. C'est ainsi qu'on retrouve de nombreuses familles à Mefessour, à Assi Ameur, à Fleurus Mangin 20...

20. CAOM, carton 1 M 9, Admissions aux colonies agricoles, 17 mai 1852. 21. CAOM, carton L 6, Notes de Muller, commissaire à l'émigration, 1862.

Quelques années plus tard, la suppression des avantages consentis (maison, semences, bétail), impliqua immédiatement une baisse de l'émigration vers l'Algérie au profit, une fois de plus, de l'Amérique. Face à ce ralentissement et pour contrer cet exode Outre- Atlantique, le gouvernement prit lui-même d'un " recrutement à l'américaine ". Le maréchal de Malakoff chargea le commissaire à l'émigration, Muller de passer des contrats, comme le faisaient les grandes compagnies américaines, avec des futurs colons désireux de peupler les deux villages de Bou Ikni et Ouled Azema dans la vallée de l'Oued Seguin. Muller fut chargé de vendre les lots de terres dont le prix avait été fixé par le gouvernement général (de 30 à 40 hectares d'une valeur de 500 à 700 francs), d'assurer le transport et l'encadrement des colons jusqu'à destination. Il fallait pour ce faire posséder une somme de 3 000 francs ou 2 000 francs, un matériel agricole et des effets mobiliers. Un tiers du prix se réglait au comptant et une somme de 100 francs versée à titre de cautionnement ; le reste dû se réglait en deux annuités. Les candidats profitèrent d'une réduction de tarif sur les chemins de fer, de la gratuité du passage en mer et d'une franchise de 100 kg de bagages. Le recrutement fut encourageant : 32 familles moselottes, 25 bas-rhinoise, 9 haut-rhinoises et 17 familles de Bade et de Prusse s'installèrent dans la vallée en 1862 21. Le résultat final en terme de colonisation fut cependant très médiocre. Livrés à eux-mêmes, ne possédant pas réellement les sommes déclarées, subissant pluies et fortes chaleurs, négligeant l'hygiène, les émigrants se découragèrent et en 1870, seules 4 familles étaient restées concessionnaires : un échec retentissant.

Toutefois, ces multiples défections ne peuvent être enregistrées comme pertes sèches en terme de peuplement, les retours au pays natal restant peu nombreux. Les villes attirèrent alors ceux qui avaient échoué sur leur concession. Il est délicat d'établir une hiérarchie exacte des aires d'attraction faute de sources précises, mais d'après les registres de décès de 1847-1848, Alger, Blidah, Cons- tantine et Philippeville furent celles qui retinrent le plus grand nombre d'émigrants à cette époque. Entre 1850 et 1870, s'ajoutent Oran, Tlemcen, Sidi Bel Abbès, Mascara dans l'Ouest, Bône et Guelma dans l'Est. En 1870, alsacienne et lorraine se concentra principalement dans les deux de l'Oranie et de l'Algérois avec une nette dominante de ce dernier.

Les émigrants, arrivés dans le pays dans l'espoir d'y trouver une aisance que leur région natale ne pouvait plus leur garantir, firent souche malgré l'échec d'un certain nombre de concessionnaires. L'installation de quelques familles dans des villages limitrophes, leur pratique matrimoniale intra-communautaire et la participation active des colons à la vie communale provoquèrent la formation de petites entités typiques où l'on tentait de perpétuer les traditions dans la mesure des possibilités. Mais lorsque le village ne disposait pas d'un industriel et que l'émigrant n'était pas (ou plus) propriétaire, l'avenir y était incertain : l'exode rural restait la solution ultime. Ce fut là le plus souvent, le sort des jeunes générations : enfants de familles nombreuses, propriétaires de petits lopins insuffisants pour subvenir à la famille qu'ils étaient en train de se constituer, petits industriels en nombre excédentaire dont le village ne pouvait plus assurer la survie. A terme, cette évolution ne put qu'annihiler toute forme d'identité communautaire, le poids des ans et des générations, l'exode, l'épar- pillement et la forte concentration urbaine aidant.

Par leur venue, par leur acclimatation, par la multiplicité de leurs souches, les Alsaciens et les Lorrains représentèrent une grande part de la population française d'Algérie. En retenant les chiffres proposés par de Peyerimhoff pour la période postérieure à 1871 22, force est de constater que la première vague migratoire alsacienne et lorraine fut au moins deux fois plus importante, puisque nous pouvons envisager un minimum de 25 000 personnes venues dans la colonie entre 1831 et 1870. Le mythe de " l'émigration patriotique " de 1871 a trop longtemps porté ombrage aux réalités de la présence alsacienne et lorraine en Algérie c'est-à-dire une ancienneté du peuplement et une émigration plus massive durant cette période.

22. Peyerimhoff (de), Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895. Rapport à M. Jonnart, gouverneur général de l'Algérie, Alger, 1906, 2 vol. Peyerimhoff dénombre 1 183 familles concessionnaires regroupant environ 5 000 personnes. Son enquête omet toutefois la fraction urbanisée qu'il est délicat d'évaluer. Néanmoins on peut estimer cette seconde vague migratoire à environ 10 000 à 12 000 personnes.

En définitive, l'étude de cette première vague permet de mieux comprendre les stimulants exacts de la migration de 1871 et d'affirmer à terme, après comparaison des divers éléments d'étude (structures, origines géographiques et patrimoines des deux colonats), que cette dernière n'est en fait que la continuité d'un mouvement déjà séculaire dont la destination première et privilégiée depuis des décennies était et restait avant tout, l'Amérique, sauf entre 1842-1845 et 1851-1855.

Les événements de 1871 ne font que réactiver le mouvement, car la situation sociale de l'ouvrier ou du journalier de 1871 n'est guère plus florissante que trente années plus tôt, la guerre et l'annexion n'ayant pas amélioré la situation du commerce et de l'industrie, en Alsace surtout. Le mouvement migratoire s'est ainsi tout simplement réamorcé comme par le passé : 1871 ne représente qu'une crise supplémentaire à laquelle les plus démunis souhaitaient échapper. Ce constat laisse donc une place infime au facteur patriotisme qui selon les écrits contemporains des faits, aurait été le seul stimulant de l'exode de 1871 vers l'Algérie. Mais étant donné que cette nouvelle crise surgissait dans un contexte politique conflictuel encore inconnu jusque là, l'amalgame entre patriotisme et exode fut très rapidement réalisé. N'oublions pas que la France vivait alors à l'heure de la revanche et du nationalisme triomphant : maintenir et entretenir ce mythe de " l'émigration patriotique ", n'était-ce pas, à la fois, exorciser un de culpabilité (la défaite), démontrer l'inexistence de l'oubli (la cession d'un territoire) et faire espérer cette revanche (la reconquête du territoire perdu) ? Ce mythe n'a-t-il pas permis pendant un temps de souder la conscience nationale ?

Fabienne Fischer
Revue française d'histoire d'outre-mer Année 1997 Volume 84 Numéro 317 pp. 57-70

http://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1997_num_84_317_3586

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Mis en ligne le 04 octobre 2015

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