Un livre émouvant sur le déracinement, l'accueil et l'impossible réadaptation.
Quelques extraits :
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Les yeux de Vincent se posent sur la fenêtre, cette lumière d'hiver à laquelle
il a mis des années à se faire, à laquelle, non, il ne s'est jamais vraiment fait,
lui semble plus tragique que de coutume. Une voix posée lui chuchote à
l'intérieur " ce n'est pas grave, il a neigé cette nuit " mais ce blanc sinistre
lui semble annonciateur de quelque chose, quelque chose de terrible. Il faut
dire qu'il a toujours ce sentiment de catastrophe imminente depuis qu'il a
laissé la belle lumière dorée derrière lui, seul sur le pont du bateau, accoudé à la balustrade du Ville d'Alger...
Pages 10 & 11
28 juin 1962 : Vincent et Madeleine Baldacci viennent de franchir la
passerelle d'accès au bateau en silence, comme dans un rêve. Ils ont leurs
plus beaux vêtements sur eux. Elle, porte le tailleur de son mariage civil et
ses meilleurs escarpins, lui son costume le plus neuf.
Dans la valise, elle a glissé sa robe de mariée, celle qu'elle avait à l'église
Sainte-Rita, en août 60, une robe en radzimir bleu turquoise avec de la
guipure au corsage. Elle se doute qu'elle aura peu d'occasions de la mettre et
encore moins le petit chapeau à voilette qui va avec mais elle ne pouvait pas
la laisser. Par contre, ils n'ont pris que les chaussures qu'ils ont aux pieds.
On verra plus tard.
Depuis un mois, c'est la phrase qui revient sans cesse dans leurs bouches :
" On verra plus tard. "
Sur le quai du port, des tas de gens font la queue, en plein soleil, en
attendant une place. On dirait que tout Alger veut prendre le bateau ; des
vieux assis sur leur valise, leur cage à oiseaux sur les genoux ; des gens de
Bab-el-Oued avec leur costume du dimanche qui étouffent de chaleur ; des
juives du constantinois qui ont mis sur elles tous leurs vêtements et tous
leurs bijoux, leurs gosses pendus aux basques. Il y a ceux qui n'ont pas eu de
billets et qui disent qu'ils vont tenter de passer par l'Espagne avec leur
barque. Il y a une gamine de seize ans, en larmes, qui serre sous son bras un
quarante-cinq tours de Johnny Hallyday, Retiens la nuit, c'est tout ce qu'elle
a voulu emporter, une trace des surprises parties et des virées à la plage
d'une adolescence flinguée en vol.
Ironie du sort, le bateau s'appelle Le Ville d'Alger...
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Le bateau se détache du bord et Vincent voit la ville s'éloigner. Toute
blanche, alanguie sur ses montagnes et ses arcades, longue, si tremblante,
dans l'été brûlant. Tout à côté, un type vomit par-dessus la balustrade. Ce
n'est pas le mal de mer, c'est trop tôt pour ça. Ce type vomit à cause d'un
verre de trop ou à cause de l'Algérie.
La bile c'est comme les regrets, il faut les jeter à la baille. Impossible pour
Vincent de jeter quoi que ce soit, impossible. Il transpire, les larmes,
emplissent ses yeux. Non, il ne veut pas pleurer. Il fait un effort colossale
sur lui-même. Il n'a jamais pleuré, jamais ! C'est pas aujourd'hui que ça va
commencer…
Page22
Pourtant aujourd'hui, à côté de ce jeune type qui vomit son âme devant
Alger la blanche qui s'en va à jamais, il sanglote à gros bouillons. Tout pète
enfin dans sa poitrine, tout explose, il déboutonne ses chagrins comme
autant de chemises de corps plus ou moins propres et superposées. Voilà
pourquoi il a tant insisté pour être seul. Il pleure. La tête dans les mains,
appuyé sur la balustrade, toute honte bue. Il ne ravale plus ses larmes. Cet
homme si fier lâche ses sanglots dans la mer...
p82
C'est pas pour dire, mais chaque fois que Vincent est venu en France, il y a
trouvé une terre inhospitalière, c'est pas de chance. Aujourd'hui, le voilà,
dans ce métro parisien et c'est encore bizarre, encore hostile. Il est à la
station Champs-Élysées… Il connaît, mais à côté il y a un autre nom qu'il
n'arrive pas à déchiffrer. Ça fait un bon moment qu'il attend ce métro avec
cette valise bourrée à ses pieds. La valise… c'est le symbole de tous les
immigrés, les émigrés, les exilés, et les pieds-noirs… inclassable frange
minoritaire, des gens un peu vulgaire qui parlent fort et avec les mains, des
gens encombrants qui ont toujours l'air de traîner une valise avec eux. La
valise, ils l'ont bouclée pour ne pas dormir dans un cercueil, sommés de se
taire et de s'excuser en prenant congé, de s'en aller sur la pointe des pieds.
Vincent est rentré d'Algérie avec sa femme, sa fille, un porte-bébé et cette
fameuse valise. C'est comme ça que lui et Madeleine racontent leur histoire :
" Elle, moi, une valise et un porte-bébé. " Aujourd'hui le bébé est devenu
une grande fille, le porte-bébé a resservi pour le deuxième enfant mais la
valise est toujours là, à ses pieds, dans ce métro étrange, elle est pleine à
craquer, comme jamais défaite. Prête au départ.
Marie-Jeanne MARTI -